INTERVIEW DE RICHARD POULIN

Par Francine Sporenda

Richard Poulin est professeur émérite de sociologie (université d’Ottawa) et professeur associé à l’Institut de recherches et d’études féministes (UQAM). Il est l’auteur d’ouvrages sur les industries du sexe, les questions ethnico-nationales, les violences meurtrières, ainsi que le socialisme et le marxisme. Il vient de publier la traduction et la préface du livre de Karl Kautsky « L’origine du christianisme » (Paris, Syllepse) et un roman co-écrit avec son fils sous pseudonyme, « On aurait dû vous croire » (Montréal, M Éditeur).

Avant de répondre à vos questions, j’aimerais préciser que mon livre Les enfants prostitués (publié par Imago) constituait le premier volet d’une étude sur l’exploitation sexuelle mondialisée des enfants. Le deuxième volet portait sur la pornographie. Il s’intitulait Sexualisation précoce et pornographie (publié par La Dispute). Outre l’analyse de l’exploitation sexuelle des enfants dans la pornographie, il s’attachait à montrer l’influence de la pornographie sur l’hypersexualisation des filles, et l’impact de la pornographisation sur les codes sociaux et culturels, ce qui joue un rôle fondamental dans la banalisation sociale et politique de la prostitution.

Dans les deux cas – prostitution et pornographie –, il y a un tronc commun, à savoir l’agression sexuelle lors de l’enfance. Environ 85 % des femmes prostituées ont été victimes d’agressions sexuelles dans leur enfance. Il n’y a pas d’enquêtes similaires dans le cas des « stars » de l’industrie pornographique (les hardeuses), mais à lire leurs biographies et autobiographies, on s’aperçoit que les violences sexuelles subies dans l’enfance sont courantes. J’ai mené une enquête auprès de danseuses nues (échantillon de 25). Quelque 80 % d’entre elles m’ont révélé avoir été victimes de viols incestueux.

Ce facteur est important, voire décisif, pour expliquer le recrutement dans les industries du sexe. Pour survivre à l’agression sexuelle subie lors de leur enfance, les filles fuguent. Elles tentent ainsi d’échapper à leur enfer familial. Par ailleurs, pour survivre, elles développent une dissociation de soi qui protège leur esprit pendant que leur corps subit des avanies. Elles apprennent l’indifférence à leur propre corps et à ses sensations. Cela se traduit par une absence à soi-même, une anesthésie sensitive et une réactivité affective amoindrie, ce qui, en même temps, leur permet de survivre. Mais avec une piètre estime de soi.

Cet état de dissociation est souvent une condition essentielle à l’activité prostitutionnelle et pornographique. Rappelons que les proxénètes utilisent la violence sexuelle, notamment les viols à répétition et les viols collectifs pour briser psychologiquement les femmes et les filles qu’ils entendent prostituer chez eux ou à l’étranger. Pour survivre psychologiquement, les victimes de ces violences sexuelles à répétition finissent par dissocier leur moi de leur corps, arrivent à faire de leur corps un objet extérieur à elles-mêmes. Une fois ce processus achevé, ce corps peut être mis sur les marchés du sexe. Les proxénètes ont moins à utiliser de tels moyens avec les filles qui ont déjà subi des viols à répétition lors de leur enfance.

Les jeunes fugueuses sont facilement repérées et recrutées par les proxénètes comme le montre l’ensemble des études sur les « réseaux sexuels » criminalisés. Ce n’est donc pas surprenant que l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution dans les pays capitalistes développés tourne autour de 14-15 ans (certaines études aux États-Unis estiment que l’âge de recrutement est de 13-14 ans). Il est encore plus jeune dans les pays du Sud, particulièrement dans les pays de tourisme prostitueur.

FS : Vous dites que la prostitution des mineur.es est, de pair avec la traite, partie intégrante de l’industrie du sexe. Peut-on réglementer ou décriminaliser « l’industrie du sexe » tout en combattant la prostitution des enfants ?

RP : Les organisations et les États favorables à la décriminalisation de l’industrie de la prostitution soutiennent qu’il existerait à côté de la prostitution « forcée » (dont la prostitution des enfants) qui, elle, serait insupportable et constituerait une violation des droits humains, une prostitution « volontaire » et donc acceptable, où la personne prostituée est définie comme une « travailleuse du sexe » et le proxénète comme un « manager » ou un « homme d’affaires ». « La liberté de se prostituer » ferait même partie pour certain.es des droits que les femmes doivent conquérir! En fait, l’accès des hommes aux femmes, au moyen du sexe tarifé, est appelé liberté tant pour eux que pour elles.

Pour revendiquer la décriminalisation ou la réglementation de la prostitution, il s’agit de banaliser la prostitution (ainsi que la traite des femmes à des fins de prostitution) et d’en faire un « métier » comme un autre. Les organisations favorables au « travail du sexe » prétendent que les personnes prostituées font un choix économique rationnel. Elles expliquent que ce choix découle très souvent d’un désir d’échapper à une situation de pauvreté. Dans ce cadre, la traite des femmes est banalisée : elle devient une simple migration de femmes pour offrir des services sexuels. Cela sera dû à l’absence de perspectives d’emploi et de travail dans leur propre pays.

Ces organisations et États dénoncent à l’occasion la « prostitution forcée », qui ne peut être que très minoritaire, selon leur point de vue, tout en faisant la promotion de la prostitution comme travail ou métier. Ils sont d’accord pour dire que l’« exploitation sexuelle des enfants » est abominable et qu’elle relève du crime, même si tous n’ont pas la même définition de l’enfant et du crime.

L’âge de l’interdiction de la prostitution varie entre 14 et 18 ans en Europe. En Roumanie, les prostitueurs peuvent se payer des enfants âgés de 14 ans. En Russie, au Portugal, en Suisse, en Allemagne et au Royaume-Uni, les prostitueurs peuvent légalement se payer des enfants de 16 ans.

La prise de conscience internationale de l’intensification et de la massification de la prostitution des enfants, de leur traite à des fins de prostitution, qui est liée, entre autres, au tourisme prostitueur, et leur utilisation accrue dans la pornographie, a engendré des campagnes internationales contre l’« exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales ». Or, ces campagnes ont le défaut de ne pas cibler la prostitution et la pornographie comme les causes essentielles de cette « exploitation », mais de restreindre, pour des raisons qui relèvent peut-être de la stratégie, mais peut-être aussi de l’acceptation de l’exploitation de la prostitution des adultes, le problème à l’âge du consentement sexuel.

Limiter le combat contre l’« exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales » à la notion de consentement fait le jeu des réglementaristes pour qui cette notion est fondamentale dans la légitimation même de la prostitution.

Les victimes enfantines de l’industrie du sexe atteignent un jour leur majorité et, ce jour-là, elles cessent légalement d’être « exploitées sexuellement » : elles sont désormais, pour nombre d’États, des personnes qui font le commerce de leur corps de façon consentante, en toute liberté, en connaissance de cause. Si elles le font hors de leur pays, car victimes de la traite à des fins de prostitution ou de pornographie, elles sont criminalisées en tant qu’immigrantes illégales.

Combattre uniquement la prostitution « forcée », c’est mettre le fardeau de la preuve sur la personne prostituée, qui devra prouver cette contrainte. Combattre la prostitution des mineurs, c’est éviter de combattre celle des adultes. C’est également dédaigner la lutte contre la marchandisation de ces personnes. C’est l’acceptation de l’extension des valeurs marchandes au corps des femmes et des enfants.

FS : Vous signalez que le tourisme sexuel est florissant. La proportion d’enfants exploités dans le tourisme sexuel varie selon les pays mais elle tourne en moyenne autour de 30%. Qui sont ces enfants, et qui sont les individus qui sont les « clients »?

RP : Les « clients » sont très majoritairement des hommes, sans doute à 95 ou à 96 %, les prostitueurs internationaux sont issus de pratiquement toutes les classes sociales, à l’exception des plus pauvres. Pour nombre de touristes, qu’ils soient d’affaires ou de loisir, profiter de la prostitution des enfants constitue l’un des objectifs de leur voyage. Par ailleurs, les touristes sexuels d’occasion qui n’organisent pas nécessairement leur déplacement dans l’intention d’exploiter la prostitution d’enfants, des individus qui, une fois sur place, se laissent « tenter » et passent à l’acte.

Les touristes prostitueurs d’occasion sont nombreux. Leur achat du sexe d’un enfant ou d’une jeune personne résulte de plusieurs facteurs, qui dérivent de la situation particulière d’un voyage dans un pays étranger. Ils se permettent des actes qu’ils ne commettraient pas nécessairement chez eux. Loin de leur pays d’origine, ils se sentent libres des contraintes sociales et morales qui règlent leur comportement dans la vie quotidienne. Un homme qui n’aurait jamais envisagé de se rendre dans un bordel dans sa ville de résidence peut très bien le faire dans un pays étranger où il y a peu de chances d’être reconnu. Il a un sentiment d’impunité grâce à son anonymat. Selon un proverbe japonais, le voyageur ne connaît point de honte. En outre, les prostitueurs internationaux ont souvent un sentiment de suprématie sur les populations des pays du tiers-monde ou de l’Est du fait de leur supériorité économique. Ils désirent également vivre de nouvelles expériences, de l’« aventure », de l’exotisme. L’indifférence portée à la personne prostituée, la banalisation de l’acte tarifé, l’idée que, dans les pays du tiers-monde, les enfants sont sexuellement matures très jeunes, etc., sont des facteurs qui les désinhibent et leur permettent de passer à l’acte. Certains vont même jusqu’à se convaincre qu’ils aident financièrement ces enfants et leur famille, bref, qu’ils font une bonne action.

Selon une étude de l’Unicef, 10 % des touristes qui parcourent le monde auraient le sexe pour motivation.

Les enfants prostitués pour l’industrie du tourisme sexuel sont parfois vendus par leurs parents, entre autres, pour payer les dettes familiales. D’autres sont recrutés dans les rues. Ils peuvent aussi avoir été kidnappés. Certaines mineures sont séduites par de fausses promesses de mariage ou par la perspective d’un bon emploi. D’autres sont vendues à des temples pour devenir des « prostituées sacrées », particulièrement en Inde et au Népal, mais aussi au Togo, au Nigeria, au Bénin et au Ghana.

Les jeunes et les enfants sont la cible de prédilection des proxénètes trafiquants. Les enfants ont plusieurs avantages dont, entre autres, le fait qu’ils sont moins susceptibles d’avoir une infection sexuellement transmissible, d’où leur attrait particulier en ces temps de sida. Au Sri Lanka, sur 100 enfants d’une école, 86 avaient eu une expérience sexuelle à l’âge de 12 ou de 13 ans avec un touriste étranger. L’association anglaise Save the Children précise que de nombreux prostitueurs « recherchent des filles et des garçons de plus en plus jeunes, souvent vierges, et qui ont moins de chance d’avoir contracté le virus du sida ». Certains réseaux de prostitution infantile se targuent « de disposer d’enfants testés et déclarés séronégatifs ».

FS : Pour certains pays, comme la Thaïlande, le Cambodge, etc. la prostitution des jeunes filles et des enfants représente un pourcentage important de leur PIB et sont comme tels ouvertement favorisés par leurs gouvernements, et les prostitueurs protégés par leur police. Pouvez-vous nous en parler ?

RP : La prostitution enfantine n’est pas un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau, c’est son internationalisation et son industrialisation. Par conséquent, la demande d’enfants pour les industries du sexe est en croissance partout dans le monde. Une véritable économie mondiale parallèle, ayant souvent pignon sur rue, s’est mise en place dans le dessein d’accroître l’offre prostitutionnelle et de stimuler la demande. Pour les États dont la monnaie ne vaut rien sur le marché mondial, il est impératif de développer des stratégies pour que des devises fortes affluent chez eux, d’où les recommandations de la Banque mondiale et du FMI, qui ont offert à ce sujet de généreux prêts : ces contrées devaient investir dans le tourisme et l’industrie du divertissement, étant entendu que ce « divertissement » ne consistait pas à ériger des parcs du style Walt Disney World Resort. Il s’agit ici de la Thaïlande, des Philippines, du Guatemala et de bien d’autres pays. Dans tous les cas, l’industrie de la prostitution a explosé et ces pays ont connu une forte croissance du tourisme, particulièrement du tourisme sexuel et pédocriminel. L’intérêt de la Banque mondiale et du FMI et, par conséquent, des pays capitalistes dominants est simple à comprendre : le remboursement de la dette ne peut être fait qu’avec des devises fortes.

Le royaume de la Thaïlande a déjà fait une promotion internationale pour attirer les touristes dans le pays en vantant ses « jeunes filles délicieuses ». Environ le tiers des personnes prostituées de Thaïlande est d’âge mineur.

En 1998 déjà, l’Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14 % de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de l’Indonésie, de la Malaisie et des Philippines. En 1998, l’OIT a évalué que de 0,25 à 1,5 % de la population féminine de ces quatre pays d’Asie était livrée à la prostitution et que plusieurs millions de personnes tiraient directement ou indirectement un revenu de cette activité.

La prostitution en Thaïlande est illégale depuis 1960, mais les fonctionnaires du pays s’organisent pour qu’elle prospère. En fait, il y a une section spéciale de la police gouvernementale — la police des touristes — qui a été spécifiquement créée pour manipuler tous les « problèmes » de la mise en œuvre de la loi. Leurs devoirs sont de protéger les clients et de s’assurer que les touristes sexuels obtiennent ce pour quoi ils payent et ne payent pas pour ce qu’ils n’obtiennent pas.

FS : Pouvez-vous nous parler du phénomène des « enfants des rues » et du problème des mineur.es demandeurs d’asile dans les pays occidentaux et du lien de ces phénomènes avec la prostitution des enfants ?

RP : Les politiques néolibérales ont pour effet, entre autres, d’accroître les inégalités sociales tant sur le plan mondial qu’à l’intérieur des pays, ce qui implique un appauvrissement grandissant de certains secteurs de la population. Il y a donc eu depuis les années 1980 une multiplication des enfants des rues, estimés à plus de 100 millions par l’Unicef. C’est le vivier dans lequel les prédateurs sexuels — proxénètes et prostitueurs — plongent leurs filets. Des enfants, fillettes et garçons, qui peinent à survivre, vivotent dans les rues en mendiant, en volant, en faisant les poubelles, en s’organisant en gangs ou en étant embrigadés dans la prostitution. Ils sont des proies facilement détectables. Ceux qui forment des gangs de rue exploitent très souvent la prostitution des filles (j’y reviens plus loin).

Aux Pays-Bas, les travailleurs sociaux dans les centres de demandeurs d’asile ont remarqué que beaucoup de jeunes filles de pays d’Afrique occidentale disparaissaient peu après le dépôt de leur demande d’asile. La police a retrouvé certaines d’entre elles dans des maisons closes aux Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne, pays où la prostitution est réglementée.

Le nombre de mineurs non accompagnés demandeurs d’asile a considérablement augmenté. Chaque année, la part des mineurs non accompagnés demandeurs d’asile est toujours plus importante par rapport au nombre total de demandeurs d’asile. Plus de la moitié des enfants interpellés dans les rues des grands centres urbains de Grèce vivaient dans le pays sans leur famille et, dans leur grande majorité, avaient été amenés en Grèce par un tiers, qui les avait « achetés » à leurs parents. En Belgique, les jeunes filles et les jeunes femmes d’Europe orientale, qui sont vendues à des fins de prostitution, sont en grande partie des réfugiées.

FS : Frédéric Mitterrand, écrivain et neveu du président Mitterrand, n’a pas caché dans ses écrits (La Mauvaise Vie) avoir pratiqué le tourisme sexuel en Thaïlande, pourtant sa mort récente a été saluée par des commentaires élogieux. Vos commentaires ?

RP : Il y a quelque chose d’incompréhensible et de surréaliste dans les mœurs des élites bien-pensantes de France. Au Québec, on ne peut pas imaginer qu’un ministre de la Culture et de la Communication, poste qu’occupait Frédéric Mitterrand au moment où le scandale a éclaté, ne soit pas forcé de démissionner après avoir admis avoir été un touriste sexuel en Thaïlande. Mitterrand se défend d’avoir abusé d’un prostitué d’âge mineur en prétendant que, dans son livre, il utilisait les mots « garçon » et « gosse » dans le sens de jeune homme. Ce qui est douteux.

Son livre a été publié en 2005. Or, la loi française permet de poursuivre les ressortissants français touristes sexuels depuis 1994. Non seulement Mitterrand n’a pas été poursuivi, mais il a accumulé les honneurs. En 2016, il a été nommé président du Festival du cinéma américain de Deauville, puis il a été élu membre de l’Académie des beaux-arts en 2019.

Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle avec le cas de Gabriel Matzneff. Dans ses livres ouvertement autobiographiques, il décrit ses rapports sexuels avec des enfants et de jeunes adolescent.es, qui sont, selon la loi au Canada, des agressions sexuelles aggravées, c’est-à-dire des viols. Il a bénéficié d’importants appuis dans la sphère littéraire et médiatique. Lui aussi a été couvert d’honneurs. Quand la Québécoise Denise Bombardier l’a dénoncé avec véhémence en 1990 à Apostrophes, l’émission littéraire animée par Bernard Pivot, elle a été violemment critiquée pour s’être opposée à l’apologue de la pédophilie. C’est elle qui a été ostracisée par l’élite bien-pensante française, pas l’agresseur pédocriminel, touriste pédosexuel qui plus est, qui a pu poursuivre sa carrière littéraire jusqu’à ce que l’une de ses victimes, Vanessa Springora, publie, en 2020, son ouvrage Le Consentement.

Heureusement, entre-temps, il y a eu la déferlante #MeToo… Et les Mitterrand et Matzneff  et autres prédateurs sexuels de France n’ont plus les coudées aussi franches qu’auparavant, même si leur liberté d’action due à une justice défaillante est de loin supérieure à celle des prédateurs d’autres pays. Or, ils ont bénéficié d’une impunité totale avant le mouvement #MeToo et ont reçu l’appui indéfectible des élites médiatiques, culturelles et politiques du pays.

Le délabrement moral de cette élite donne froid dans le dos.

FS : Pouvez-vous nous parler de l’impact du développement de la prostitution dans une société, en particulier sur l’existence de réseaux mafieux ?

RP : Les industries du sexe sont largement contrôlées par le crime organisé. S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que la prostitution est illégale ou prohibée. Dans les pays où la prostitution est réglementée – Allemagne, plusieurs provinces australiennes, Autriche, Grèce, Hongrie, Nevada (États-Unis), Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Suisse –, comme dans ceux où des bordels sont propriétés d’État – Indonésie, Turquie – ou dans les pays qui la reconnaissent comme une industrie vitale à l’économie nationale – Philippines, Thaïlande, etc. –, le rôle du crime organisé reste fondamental dans l’organisation des marchés. Toutefois, la réglementation de la prostitution dans plusieurs pays capitalistes dominants en Europe de l’Ouest et dans le Pacifique Sud a offert aux criminels des occasions de loin supérieures à celles qui prévalaient antérieurement pour rendre licites leurs activités. Elle a en outre permis de les légitimer comme des hommes d’affaires respectables, leur conférant ainsi une influence économique, sociale et politique inégalée ainsi qu’un pouvoir de corruption accru.

Les Pays-Bas avaient évoqué, parmi les raisons pour légaliser la prostitution en bordels et dans des zones de tolérance, la nécessité d’éradiquer le contrôle du crime organisé sur l’industrie. Toutefois, les autorités municipales d’Amsterdam, après enquête, ont conclu que la situation s’était dégradée à la suite de la légalisation du proxénétisme et de la prostitution en bordels et dans des zones de tolérance. La municipalité a adopté une série de mesures pour changer la vocation du célèbre quartier rouge de la ville. Selon les données de la municipalité, il y avait 142 bordels dans la ville, avec quelque 500 vitrines; une bonne partie des bordels licenciés exploitant des femmes « immigrantes » illégales, c’est-à-dire des victimes de la traite criminelle à des fins de prostitution.

L’argument selon lequel la légalisation devait supprimer les éléments criminels de l’industrie du sexe par un contrôle strict s’est donc révélé faux. Le véritable développement de la prostitution en Australie, depuis l’entrée en vigueur de la légalisation, s’est produit dans le secteur illégal. Depuis le début de la légalisation, le nombre de maisons closes a triplé et leur taille a augmenté – l’immense majorité n’ayant pas d’autorisation, mais faisant sa propre publicité et opérant en toute impunité.

Le crime organisé est un monde de gars particulièrement machiste. Dans le milieu criminel, les femmes sont essentiellement des marchandises, des femmes-objets qui peuvent être offertes en cadeaux lors de « réunions d’affaires ». Le mépris à leur endroit est une règle universelle. En effet, les milieux criminels ont une piètre estime des femmes qui sont à la fois des trophées, prouvant leur virilité ultra-machiste, et des corps à utiliser et à exploiter, sauf bien évidemment dans le cas des femmes qui leur sont apparentées — mère, sœur, fiancée et épouse —, où la relation est privatisée et n’est pas l’objet d’une socialisation masculine, contrairement aux autres femmes.

Dans les gangs de jeunes criminels, comme chez les motards où d’autres groupes du même acabit, le partage des filles est la norme. Le gang bang ou viol collectif scelle la complicité masculine des membres du groupe. Cela a pour effet, notamment, comme dans tout viol opéré par les proxénètes, de conditionner les jeunes filles à leur prostitution future. Il est, entre autres, destiné à « initier » les jeunes filles à une sexualité non désirée, sans relation affective, et à leur enseigner la soumission au désir de tous les hommes.

Le viol collectif a également pour fonction de marquer l’appropriation du corps et du sexe des jeunes filles par le groupe tout en révélant la hiérarchie sociale des sexes au sein du groupe et en renforçant les connivences masculines. La participation des jeunes hommes de la bande au gang bang fait partie de la désensibilisation affective qui rendra possible l’apprentissage du métier de proxénète.

L’implication des gangs de rue dans la prostitution, qui est par essence une prostitution juvénile, c’est-à-dire des filles recrutées à l’adolescence, est le changement le plus marquant des dernières décennies. L’appartenance à un gang de jeunes criminels, qui est valorisée dans plusieurs milieux, joue un rôle d’attraction majeur pour nombre de jeunes filles qui risquent de plonger rapidement dans la prostitution et d’être victimes d’une vente et d’une revente à différents réseaux de proxénètes. Cette prostitution est le socle sur lequel se développe la traite des êtres humains à laquelle participent de plus en plus les gangs de rue criminels.

FS : Vous parlez au sujet de la prostitution des enfants et des jeunes filles dans le cadre du tourisme sexuel dans certains pays, d’une « recolonisation » de ces pays, d’un « impérialisme sexuel » des pays occidentaux. Pouvez-vous commenter ?

RP : Avec le tourisme sexuel, on assiste plus à une sorte de « recolonisation » des pays du tiers-monde par la prostitution des corps et des sexes des femmes et des enfants au profit du plaisir des prostitueurs, notamment des prostitueurs internationaux en provenance des pays impérialistes. C’est une exploitation de la misère des femmes et des enfants pauvres du monde entier.

L’intensification du sexe vénal en Thaïlande, qui a débuté en tant que lieu de repos et de récréation pour les soldats étatsuniens engagés dans la guerre au Vietnam, a entraîné des changements dans l’organisation de sa production. Son association avec le développement du tourisme international ainsi que son industrialisation grandissante ont engendré un accroissement général du contrôle des personnes prostituées. L’organisation du tourisme dans le Sud-Est asiatique au profit des pays industrialisés relève d’un « impérialisme sexuel » dont bénéficient les prostitueurs desdits pays industrialisés, ce qui entraîne des changements dans les structures sociales et mentales de la société, dont une prostitutionnalisation du tissu social. Cette prostitutionnalisation se traduit par une croissance importante du nombre de prostitueurs locaux. Désormais, 75 % des Thaïlandais sont des prostitueurs occasionnels ou réguliers. Dans le nord du pays, où les femmes et les fillettes des minorités ethniques sont victimes de la traite interne à des fins de prostitution vers le Sud, la prostitutionnalisation entraîne une valorisation des naissances féminines, car la naissance d’une fille est promesse, pour la famille, de revenus supplémentaires!

Le concept de recolonisation fait également référence aux faits que les femmes et enfants des minorités ethniques ou nationales sont surexploité.es par les industries du sexe. C’est notamment le cas des minorités ethniques du nord de la Thaïlande et au Myanmar. Les personnes originaires de la minorité hongroise en Roumanie, de la minorité russe dans les pays baltes et des minorités tsiganes un peu partout en Europe de l’Est sont surreprésentées parmi les personnes prostituées dans leur propre pays ainsi qu’en Europe de l’Ouest. Les Autochtones du Canada et ceux de nombreux pays latino-américains sont également « surreprésentées » parmi les personnes prostituées de leurs pays respectifs. C’est également le cas des Afro-Américaines aux États-Unis.

À l’échelle mondiale, les prostitueurs du Nord profitent de femmes et d’enfants du Sud et de l’Est, ainsi que des femmes et des enfants des minorités ethniques ou nationales. Au Sud, les prostitueurs nationaux exploitent sexuellement des femmes et des enfants de minorités nationales.