Quand le « féminisme » sert à attaquer les féministes :

Interview de Meghan Murphy

Par Francine Sporenda

 

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Meghan head shot IMG_5436 March 2016(1)Meghan Murphy est une journaliste freelance, animatrice et productrice de radio et féministe canadienne basée à Vancouver. 

Son blog Feminist Current a été nommé « meilleur blog féministe » au « Guardian Blog Award » de 2012.

Elle a collaboré/publié des articles pour The Globe and Mail, Al Jazeera, Ms Magazine, Alternet, Herizons Magazine, The Tyee, Megaphone Magazine, Rabble ca, The Georgia Straight, Pacifica Radio, The F Word.

 

 

FS : Que pensez-vous de l’adoption de la loi criminalisant l’achat de sexe par le Parlement français ?
MM : Le récent vote du Parlement pour l’adoption du Modèle nordique est non seulement une victoire importante et historique pour la France, mais il concerne aussi toute l’Union européenne (et plus largement le monde) parce que cela crée un précédent pour les autres pays. Que les députés aient reconnu la prostitution comme une forme de violence envers les femmes et comme intrinsèquement coercitive a un impact énorme -c’est exactement le genre d’analyse féministe que les lobbyistes de l’industrie du sexe et les hommes sexistes qui pensent qu’ils ont des droits sur les femmes ont tout fait pour réduire au silence (pour des raisons évidentes). La continuation de la prostitution et son acceptation sociale sont basées sur la capacité de l’industrie du sexe à occulter sa réalité -à occulter les femmes et les jeunes filles réelles impliquées dans cette activité, et à occulter la réalité même de l’acte prostitutionnel.
L’industrie du sexe dépend de notre capacité, en tant qu’humains, à dire: « c’est ok, c’est normal, c’est sans risque, c’est un choix »,–juste un travail ordinaire comme n’importe quel travail–et à ignorer ce que vivent vraiment des femmes réelles dans cette industrie. Cet effacement assure l’impunité des hommes et leur permet de continuer à se comporter de façon incroyablement misogyne. Et non seulement on ferme les yeux sur ces comportements, mais ils sont en plus soutenus et validés par les féministes libérales et par les progressistes qui refusent tout débat sur les clients ou sur le fait que payer des femmes pour avoir un accès sexuel est directement lié à la culture du viol.
Qu’un pays progressiste comme la France ait fait ce pas en avant montre aux autres pays qu’il existe d’autres options et qu’ils ne peuvent tout simplement plus faire l’autruche, et se borner à ignorer le problème ou à le balayer sous le tapis.

 

"Le récent vote du Parlement pour l’adoption du Modèle nordique est non seulement une victoire importante et historique pour la France, mais il concerne aussi toute l’Union européenne (et plus largement le monde) parce que cela crée un précédent pour les autres pays"
Rosen Hicher, survivante de la prostitution, militante abolitionniste française

 

FS : Récemment, vous avez été la cible d’une campagne lancée par des « liberal feminists » qui exigeaient que vous soyez renvoyée de votre job d’éditeure à rabble.ca. parce que, selon elles, vous auriez été dure avec un trans mtf (Laverne Cox). Vous avez écrit que ces « féministes pro-sexe » étaient du côté de Hugh Hefner (fondateur de Playboy NDLT) et qu’elles « faisaient la promotion de la pornification des femmes en remplissant ses poches ». Pouvez-vous élaborer sur ces féministes « prosexe » et leur collusion avec l’industrie du sexe ?
MM : En fait, pour être exacte, la pétition pour exiger mon renvoi et mon interdiction de publication à rabble.ca avait peu à voir avec mes commentaires au sujet de Laverne Cox. Ces personnes demandaient mon interdiction et mon renvoi depuis longtemps, faisant pression sur mon employeur pour qu’il me censure, avant de finalement lancer cette pétition qui était surtout en réponse à mon travail pour soutenir le Modèle nordique et pour combattre l’industrie du sexe. Ils ont vu dans mes commentaires au sujet de la photo de nu de Laverne Cox dans « Allure » l’occasion d’essayer de me représenter comme « transphobe », bien que ma critique de ce que revendiquent les féministes mainstream et les magazines féminins –que le fait d’être objectifiée et désirée par les hommes serait d’une certaine façon « radical » et « empowering » –correspondait avec l’analyse que je fais sur l’objectification de toutes les femmes.
Mais il ne s’agissait pas vraiment de Laverne Cox, il s’agissait d’un très petit groupe d’individus qui n’avaient pas le même impact que moi dans le discours et les lois sur la prostitution au Canada ; précédemment, ils avaient une sorte de contrôle sur ce sujet (particulièrement à rabble mais aussi dans les milieux et les médias progressistes canadiens) et là, ils voyaient que leur monopole était menacé. Parce qu’ils n’avaient pas un accès facile aux medias, ils auraient voulu marginaliser et ignorer toutes les féministes qui n’étaient pas d’accord avec eux -mais maintenant ils ne peuvent plus faire comme si nous n’existions pas parce que nous avons gagné beaucoup de terrain dans notre combat.
Ils pensaient que, s’ils me prenaient pour cible comme ils l’ont fait, ils pourraient faire croire aux gens que seules les femmes blanches disent que le système prostitutionnel est mauvais (ce qui est faux) et que s’ils réussissaient à me faire taire, la présence abolitionniste dans les medias canadiens serait diminuée de façon significative—et ils pourraient alors revenir à leur promotion de l’industrie du sexe sans que personne ne conteste leur propagande. Ils ont menti dans leur pétition en me traitant de « raciste » et de « transphobe » parce qu’ils savaient que, s’ils disaient la vérité, ils ne convaincraient personne, le fond de l’affaire étant simplement qu’ils sont en désaccord avec la lutte féministe contre l’industrie du sexe.
En bref, ces gens n’ont aucune politique. Leur « analyse » est basée sur l’individualisme et le néolibéralisme et elle consiste essentiellement à répéter des mantras sur twitter. Ce sont aussi des lâches parce qu’ils sont conscients que, s’ils osent parler contre l’industrie du sexe et questionner la notion que l’objectification est un choix d’empowerment pour les femmes, eux aussi seront attaqués et ostracisés. M’attaquer et me présenter comme le problème, c’est bien plus facile que de s’en prendre à l’industrie du sexe, à celle de la mode, aux grands medias ou au lobby de la prostitution ; en faisant de moi un bouc émissaire, ces personnes gardent leur job, leur privilèges sociaux et leur popularité avec les hommes.
En tout cas, elles ne sont pas pro-sexe, elles sont pro-patriarcat. Elles soutiennent une version phallocentrée de la sexualité et, qu’elles l’admettent ou non, elles soutiennent la sexualisation des femmes de couleur. Leur argument est que, d’une certaine façon, les femmes marginalisées seront libérées par leur objectification et leur sexualisation, comme les femmes plus privilégiées– et c’est ridicule. Les femmes marginalisées ont toujours été sexualisées et fétichisées sous le patriarcat, et si l’objectification libérait les femmes, nous aurions été libérées il y a longtemps. Mais ce n’est pas le cas.
Que les hommes veuillent nous baiser ou pas n’a aucun impact sur notre libération de structures d’oppression comme la suprématie blanche, le capitalisme et le patriarcat. Et attaquer et essayer de faire taire les féministes qui osent le dire est pathétique autant que dangereux.

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FS : Certaines des femmes qui ont pétitionné contre vous se disaient « féministes intersectionnelles » et vous ont traitée de « raciste » et de « putophobe ». Que pensez-vous de ce genre de féminisme et comment expliquez-vous que certaines féministes intersectionnelles soutiennent la prostitution, le porno et le fondamentalisme religieux ?
MM : Elles n’étaient certainement pas des féministes intersectionnelles. L’intersectionnalité signifie que vous prenez en considération la façon dont divers systèmes d’oppression interagissent pour impacter les femmes pauvres et les femmes de couleur de façon aigüe. Le féminisme ne peut tout simplement pas ne pas être intersectionnel. Vous ne pouvez pas libérer les femmes sans examiner la façon dont les femmes des classes populaires et les femmes de couleur sont spécialement affectées par le patriarcat, et comment l’impérialisme, le colonialisme, le capitalisme et le patriarcat nous maintiennent dans la marginalisation et dans la division ; c’est absurde d’ignorer cette réalité. Ce sont les femmes les plus marginalisées et les plus vulnérables qui sont ciblées par l’industrie du sexe. Si vous ne voulez pas voir comment ces systèmes fonctionnent afin d’opprimer les femmes, vous n’êtes pas vraiment féministe.
Si ces personnes regardaient la réalité à travers un prisme intersectionnel, elles ne mettraient pas en avant des approches de libération aussi individualistes. Elles ne prétendraient pas que la prostitution est un « choix » pour les femmes et elles n’occulteraient pas le fait que les hommes tirent profit de l’exploitation des femmes marginalisées dans l’industrie du sexe. La prostitution et la pornographie sont extrêmement racistes et je trouve ça effarant et insensé qu’une personne qui se dit progressiste ou féministe puisse ne pas reconnaître cela et ne pas lutter contre ces industries.
Et ces gens ont constamment ignoré le travail et les analyses d’organisations comme NWAC, the Asian women Coalition Ending Prostitution, IWASI, AWAN, AJ3IRM, APNE, le travail de femmes comme Fay Blaney et Cherry Smiley–je pourrais en citer d’autres. Elles ignorent et effacent les voix des féministes autochtones et des femmes de couleur qui ont combattu l’industrie du sexe depuis des années et elles préfèrent s’en prendre à des femmes comme moi, ou à Gloria Steinem et Lena Dunham, comme si c’était les seules qui aient jamais questionné la légitimité de l’industrie du sexe ; c’est totalement raciste et ignorant.

 

 

FS : Des porte-paroles de l’industrie du sexe sont maintenant invités sur toutes sortes de plate-formes, y compris par des universités et des progressistes (l’année dernière, un proxénète américain a été invité à parler à la Sorbonne). Le discours normalisant l’industrie du sexe est devenu tout à fait accepté à gauche et dans les milieux universitaires. Que pensez-vous de cette validation de l’industrie du sexe par la gauche et par l’université ?
MM : Je pense que c’est lâche et pathétique. Leur but, c’est de cacher la réalité pour que les gens se sentent bien et soient dans une quête de pouvoir et de popularité au lieu de se battre pour les plus marginalisées. Les hommes ont le pouvoir et naturellement, ils veulent le garder pour eux—même à gauche, ils veulent pouvoir continuer à objectifier et à violenter en toute bonne conscience. Et les femmes pro-sexe ont offert à ces hommes une alliance qu’ils peuvent présenter comme du « féminisme »–ce qui a été un vrai cadeau pour eux. Et ils pensent que le soutien de ces femmes leur donne le droit d’attaquer les vraies féministes avec des insultes et des calomnies. Et ils peuvent travailler à réduire au silence les femmes qui résistent au pouvoir masculin, parce que ces attaques et ces campagnes de calomnies sont soutenues par des « liberal feminists ». C’est vraiment la pire des trahisons, n’est-ce pas ? Ces privilégiées de la classe moyenne ont choisi de se ranger du côté des masculinistes au lieu de se battre pour la libération des femmes, et en plus elles offrent aux hommes des armes « féministes » pour attaquer les féministes qui osent questionner leur droit d’accès au corps des femmes–nous vivons vraiment une époque incroyable !

 

 

FS : Vous avez été la cible de harcèlement online et vous avez dit que « twitter est un endroit horrible pour le féminisme ». Pouvez-vous commenter sur ce harcèlement des femmes et des féministes en ligne et pourquoi twitter est le pire de ce point de vue ?
MM : Oh mon Dieu, twitter, ça craint–de tant de façons différentes. C’est utile pour suivre les nouvelles et c’est idéal pour raconter des blagues (celles des autres, pas les miennes, ha) mais je pense qu’un jour, on se rappellera twitter et on se dira : « à quoi pensions nous ? » Rien de substantiel ne peut être dit en 140 caractères, ce medium nous déshumanise totalement –nous nous attaquons les uns les autres, on lance des campagnes de harcèlement qui ruinent la vie des gens, nous gaspillons notre temps dans ces absurdes discussions avec des interlocuteurs qui de toute façon ne changeront jamais d’avis…
Je suis peut-être trop cynique, il y a plein de femmes sur twitter qui sont formidables et avec qui je suis heureuse d’être en relation, mais en même temps, je préfère des relations plus substantielles. C’est si facile d’être mal interprété sur twitter—et il y a des gens qui cherchent ces mauvaises interprétations, ils VEULENT trouver une erreur, démolir quelqu’un, ils cherchent systématiquement à déformer et à détourner la parole des gens. C’est un medium horriblement cruel et narcissique qui a convaincu les gens que toutes les opinions se valent, quelle que soit leur ignorance. Désolée, mais ce n’est pas vrai. Si vous êtes un mec qui a un compte twitter, ce n’est pas mon travail d’échanger avec vous ou de prétendre que votre opinion sur les Droits des femmes est valide ou importante. Cependant, presque quotidiennement, des hommes exigent mon attention et pensent apparemment que c’est mon devoir et mon travail à plein-temps de répondre à leur blips barbants de 140 caractères toute la journée.
C’est un mal nécessaire si vous êtes auteur ou journaliste, et de nouveau, c’est utile pour se tenir au courant de l’actualité et des questions en débat et pour partager l’information, mais j’espère qu’on trouvera quelque chose de mieux dans le futur. Nous n’avons pas à être accessibles publiquement, toute la journée et tous les jours. Et n’importe quel individu (souvent anonyme) ne devrait pas pouvoir harceler et attaquer impunément des femmes online simplement parce qu’il a ouvert un compte twitter. Le mantra du « tout est permis » appliqué par twitter est insensé et ça a un impact négatif réel sur la vie des gens réels. Le harcèlement y est totalement libre et sans conséquence pour les harceleurs, et pendant ce temps, c’est twitter qui en profite.

Traduction  Version anglaise :

 » Interview : Meghan Murphy on the liberal backlash against feminism  » (Feminist Current)

http://www.feministcurrent.com/2016/04/19/interview-meghan-murphy-liberal-backlash-feminism/

 

 

 

Accueil : https://revolutionfeministe.wordpress.com