La guerre de la Justice américaine contre les mères
Interview de Caroline Bréhat
Par Francine Sporenda
Caroline Bréhat a été journaliste freelance à New York pendant 10 ans (sous le nom de Natasha Saulnier). Elle a écrit et publié pendant cette période « Kill, Kill, Kill Crimes de guerre en Irak ? » avec le sergent du Corps des Marines Jimmy Massey en 2005 (Editions du Panama) et « Hot Dogs And Croissants, The Culinary Misadventures Of Two French Girls In America » en 2015 . Avant « Mauvais Père », Caroline a écrit « J’ai aimé un manipulateur » (Editions des Arènes) traduit en 8 langues. Elle vit maintenant en Bretagne où elle est traductrice pour le PNUD et ONU-Femmes et expert judiciaire près la Cour d’appel de Rennes.
FS : Dans votre livre « Mauvais père », vous racontez le parcours du combattant d’une mère française essayant de protéger sa fille des manipulations et agressions physiques et psychologiques d’un père américain décrit comme un pervers narcissique et de sa femme, belle-mère de l’enfant. Vous relatez que le système judiciaire américain est complètement dominé par les théories du SAP de Gardner et que toute femme qui, au cours d’une séparation, révèle des violences –en particulier sexuelles–commises par son mari sur son enfant, est aussitôt soupçonnée d’être « aliénante » (de vouloir dresser ses enfants contre le père). Pouvez-vous nous parler de cette théorie du SAP aux Etats-Unis ?
CB : Il règne dans les tribunaux américains une culture de la suspicion de la parole maternelle lorsque celle-ci dénonce des violences paternelles, a fortiori sexuelles. La mécanique est bien rodée : dès qu’une mère dénonce des violences paternelles, la partie adverse (le père et son avocat) brandit le SAP, et automatiquement, les accusations de violences se retournent contre la mère qui devient « aliénante » (pathologique) et peut être dès lors « punie » par un transfert d’autorité parentale et de la garde : l’enfant est confié au père abuseur. De nombreuses mères ne peuvent ainsi plus voir leur enfant que dans le cadre de visites médiatisées payantes (à des tarifs exorbitants aux Etats-Unis), ce qui les condamne à assister, impuissantes, à la dégradation de leur enfant. Certaines mères reçoivent une injonction de non communication avec leur enfant sous peine d’emprisonnement.
Je connais des mères qui ont été incarcérées pour avoir défié cette ordonnance, l’une d’elle parce qu’elle a offert un cadeau d’anniversaire à sa fille qu’elle n’avait pas vue depuis 2 ans ! Cette mère, qui a déjà passé 6 jours en prison et a été astreinte à des travaux communautaires, risque maintenant 6 ans de prison et est accusée de 6 actes délictueux parce qu’elle a violé une fausse ordonnance de protection obtenue par son ex.
Il y a même eu une affaire qui a fait grand bruit aux Etats-Unis, dans laquelle les enfants eux-mêmes ont été emprisonnés car ils refusaient d’obéir à l’ordonnance judiciaire et d’aller voir leur père (affaire Tsimhoni/juge Gorcyca). Les professionnels judiciaires et de la santé américains sont formés pour détecter l’aliénation parentale, pour récompenser le parent le plus coopératif (le « friendly parent »), pas pour protéger l’enfant. De fait, le SAP est devenu un véritable cancer dans les tribunaux américains car il a détruit l’idée que les plaintes pour agressions sexuelles étaient réelles et graves. Le SAP est un mot magique, une arme redoutable qui neutralise les violences paternelles et condamne l’enfant à les subir et la mère à une indicible torture : assister à la détérioration de son enfant. Aux Etats-Unis, le SAP donne lieu à des situations totalement grotesques et surréalistes : les mères qui dénoncent des violences paternelles passent du statut de figure d’attachement primaire (mère à temps complet) à celui de mère marginalisée (visites médiatisées) puis de mère « pathologisée » (elles sont considérées comme des malades mentales dangereuses pour leur enfant) puis de « mère criminalisée » (elles vont en prison car elles ne parviennent pas à respecter les ordonnances de non-communication, elles fuient la justice pour protéger leur enfant, ne peuvent pas payer les frais d’avocats ou d’experts ordonnés par les tribunaux ou sont, comme moi, victimes de fausses accusations par le père de leur enfant). C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, je voudrais qu’il permette de percevoir les Etats-Unis comme une sorte d’« épouvantail », un anti-exemple.
FS : A propos des conséquences du SAP pour les mères séparées, vous parlez de « chasse aux sorcières » ? Vous pouvez expliquer ?
CB : Lorsque j’ai dénoncé les violences paternelles, mes avocates m’ont prévenue que je risquais gros. Elles m’ont explicitement dit que je me trouvais désormais dans un « univers parallèle » et que « tout, absolument tout, serait retenu contre moi » parce que la doxa dans les tribunaux est que les mères qui dénoncent des violences paternelles pendant un divorce, mentent pour « accaparer » leur enfant (on note la charge symbolique du terme « aliénation » qui signifie tout à la fois « s’approprier », « rendre hostile », « séparer » et « rendre fou »).

Mia Farrrow a été accusée d’être une mère « manipulatrice »
Voici d’ailleurs ce que dit la juge lanceur d’alerte DeAnn Salcido de San Diego, contrainte de « prendre sa retraite » après avoir dénoncé publiquement le fonctionnement des tribunaux américains aux affaires familiales: « en tant que juge, j’ai été formée pour soupçonner les mères qui allèguent des violences paternelles pendant un divorce d’être des menteuses. Pendant notre formation de magistrats, on nous a répété que nous devions considérer ces mères comme suspectes. J’ai d’ailleurs fait une erreur sur ces bases, je n’ai pas écouté la mère, j’ai confié un enfant à un père abuseur sexuel. Des années plus tard, cet homme a été condamné pour violences sexuelles sur des amies de sa fille ». Du mensonge à la folie il n’y a qu’un pas, aisément franchi par les avocats de la partie adverse dont la stratégie consiste à utiliser un argument millénaire : la pathologisation des femmes. Les mères sont littéralement prises au piège, elles se trouvent dans une situation invraisemblable (difficile à expliquer et très mal comprise par les personnes extérieures) et inextricable (« doomed if you do, doomed if you don’t »). Je me souviens avoir supplié en pleurant les médecins de l’hôpital qui avaient reçu pour l’examiner ma fille, alors âgée de 2 ans et demi, de ne pas faire de signalement car mon avocate craignait que je perde la garde… Les médecins n’avaient pas le choix, ils ont dû faire le signalement. Je me souviens de mon désespoir et de ma panique car ils ne comprenaient pas ce qu’était le SAP. Je pense qu’ils m’ont prise pour une hystérique. C’est ironique parce que, du coup, j’entrais parfaitement dans la case « mère pathologique » qui n’allait pas tarder à m’être assignée. Il faut aussi savoir qu’aux Etats-Unis, on ne parle plus d’aliénation, car le concept a été largement et à juste titre vilipendé, les mères sont désormais accusées d’ « enmeshment » (entremêlement), de « mental illness » (maladie mentale), de « borderline disorder » (trouble d’état limite), « delusions » (délire), et d’être des « helicopter moms » (une mère tellement pathologiquement attachée à son enfant qu’elle le « survole » en permanence comme un hélicoptère).
FS : Vous dites que si cette théorie est largement acceptée, c’est parce que les lobbies des pères ont fait un lobbying intense. Parlez-nous de ces associations de pères américaines, de leurs membres et de leur influence ?
CB : Ces associations sont très puissantes et efficaces, particulièrement redoutables dans les pays anglo-saxons. Elles se sont construites autour du mythe de la femme misandre (ce qui est un thème paranoïaque) et des excès des femmes, qui auraient obtenu trop de droits et seraient devenues incontrôlables. Leur cheval de bataille, outre les violences féminines envers les hommes, est désormais la défense des droits des pères divorcés. Elles ont fait des percées législatives afin de réduire au maximum les peines encourues par les pères violents et noyauté les sphères de la justice, de la protection de l’enfance, de la psychologie et de la psychiatrie. Aux Etats-Unis, des programmes de subventions fédérales visant à promouvoir la paternité responsable leur ont octroyé 500 millions de dollars en 2010. Ils utilisent le livre « Screw the Bitch : Divorce Tactics for Men » pour distiller des conseils aux pères divorcés afin qu’ils puissent obtenir la garde de leurs enfants. Selon Barry Goldstein, un avocat spécialiste de ces questions : « peu de gens savent que ces groupes de pression, derrière l’image de gentils papas privés de leurs droits parentaux véhiculée par les médias, regroupent surtout des agresseurs qui utilisent l’enfant pour en découdre avec leur ex et se livrent à une véritable guerre contre les femmes ».
FS : Vous dites qu’il y a toute une « industrie du divorce prédatrice » qui s’est développée au bénéfice des avocats, experts psychiatriques, coordinateurs parentaux etc, autour de ces « séparations hautement conflictuelles ». L’héroïne de votre livre doit vendre son appartement pour faire face à ce genre de frais. Pouvez-vous nous parler de ce business du divorce ?
CB : L’industrie du divorce américaine représente plus de 50 milliards de dollars annuels, soit plus que tous les autres tribunaux américains.
En effet, comme en France, la majorité des séparations conjugales dont les juges aux affaires familiales sont saisis sont « hautement conflictuelles », euphémisme qui signifie violences conjugales. Etant donné que les parents ne parviennent évidemment pas à s’entendre, le juge nomme un expert pour faire une expertise psychologique sur la famille. Les meilleurs experts psys de Manhattan facturent une expertise entre 30 000 et 40 000 dollars. Les juges nomment des coordonnateurs parentaux pour ne pas avoir à confier l’autorité à un seul parent. Ces coordonnateurs, qui sont chargés de trancher les litiges de nature religieuse, scolaire ou médicale entre parents, facturent entre 300 et 600 dollars de l’heure à chaque parent. L’avocat de l’enfant et les avocats des parents facturent entre 400 et 700 dollars de l’heure. Les centres de visites médiatisées facturent également des tarifs exorbitants. Tous demandent des provisions entre 5 000 et 15 000 dollars minimum. Sun Kelley, dont le certificat médical étayant de graves violences sexuelles sur son fils était rédigé par un éminent psychiatre d’Harvard, a dû payer 86 000 dollars à l’avocate de son enfant (elle a été menacée d’aller en prison si elle ne payait pas le jour de l’audience) et 123 000 dollars de visites médiatisées. J’ai moi-même dû m’acquitter de près de 200 000 dollars de frais de justice.
FS : Vous mentionnez dans votre livre que la Convention de la Haye de 1980, initialement conçue pour empêcher les enlèvements internationaux d’enfants par les pères, peut aussi être utilisée par les pères contre les « mères protectrices ». Pouvez-vous nous expliquer et donner des exemples ?
CB : Le profil du parent rapteur a beaucoup changé. Il s’agit souvent de mères qui repartent dans leur pays d’origine pour échapper à la violence conjugale et trouver un appui auprès de leur famille. Pourtant, là encore, la réalité est déformée et les stéréotypes mènent le bal. Le SAP n’y est bien sûr pas étranger. Ce type de déplacement est généralement considéré comme l’acte d’un parent malsain et aliénant, désireux de priver l’autre parent de son enfant pour lui nuire. Les autorités des pays ayant ratifié cette convention affirment que les mères n’ont qu’à saisir un tribunal pour obtenir l’autorisation d’emmener leur enfant dans leur pays au lieu de l’enlever de manière aussi irresponsable. Comme si la démarche était aussi simple ! Premièrement, les frais de justice aux Etats-Unis sont prodigieusement élevés. Deuxièmement, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, une requête de relocalisation est vouée à l’échec et très risquée, les juges l’interprétant le plus souvent comme une tentative d’aliénation parentale. Désespérées et au bout du rouleau, de nombreuses mères partent se réfugier dans leur famille. Elles sont systématiquement soupçonnées de tenter de manipuler la justice en faisant de fausses allégations de violences. Des études réalisées par le doyen de la faculté du bien-être social de Berkeley, Jeffrey Eddelson, démontrent que les tribunaux ordonnent quasiment systématiquement le retour des enfants chez leur père violent sans se soucier de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Version anglaise :
« The war of the american Justice system against mothers »
Liens utiles :
– « Les concepts de syndrome d’aliénation parentale (SAP) et d’enfants aliénés (EA) : sources d’erreur dans les conflits de garde d’enfants »
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/05/22/les-concepts-de-syndrome-dalienation-parentale-sap-et-denfants-alienes-ea-sources-derreur-dans-les-conflits-de-garde-denfants/?preview_id=436&preview_nonce=f6b78fd83d&post_format=standard&preview=true
– « Syndrome d’Aliénation Parentale » (SAP) : une arme de guerre masculiniste contre les femmes et les enfants
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/04/24/syndrome-dalienation-parentale-sap-une-arme-de-guerre-masculiniste-contre-les-femmes-et-les-enfants/?preview_id=293&preview_nonce=51260ae53a&post_format=standard&preview=true