LA LOI PROSTITUTION SUR LE TERRAIN
INTERVIEW DE VERONIQUE VERGER
Par Francine Sporenda
Véronique Verger est une ancienne victime de violences mère de quatre enfants Elle a exercé la prostitution pendant cinq ans. Depuis trois ans, elle est présidente de l’association « Comme à la maison » dont un des objectifs est d’aider les personnes prostituées à sortir de la prostitution. Elle est l’auteure du livre « Si je viens vers toi » (Villèle éditions) où elle parle de son expérience de la prostitution.
- : Selon les remontées dont vous disposez, comment est appliquée la pénalisation des clients dans votre région ?
V.V. : Zéro. A Tours, je ne vois pas d’application de la pénalisation des clients.
F : C’est intéressant parce qu’il semble que cette pénalisation soit appliquée de façon différente selon les régions.
V.V. : Récemment, j’ai fait une soirée « porte ouverte » pour l’association, qui est une association d’utilité publique, de santé publique. Dans le cadre de cette association, je fais un travail d’accompagnement énorme, je dois accompagner des victimes pratiquement sept jours sur sept, faire des démarches, recueillir des témoignages, etc. Je suis donc sur le terrain, dehors tout le temps. Je vois des SDF qui font travailler des femmes devant la gare, les femmes vont aux toilettes du MacDo à côté de la gare, ou sur le parking pour faire leur affaire avec les clients. Tout le monde peut le voir, j’ai appelé la police à différentes reprises, elle ne s’est pas déplacée. Il n’y avait pas de voiture de police disponible soi-disant ce soir-là, ce n’était pas matériellement possible.
F : Une personne m’a dit qu’elle avait aussi appelé la police en voyant un trafic important de clients et de personnes prostituées dans une rue d’Albi, sans résultat non plus… Diriez-vous que, dans votre région, les prostituées n’ont pas constaté de diminution du nombre de clients ? Que les clients n’ont pas peur et qu’ils n’ont pas changé leurs habitudes, c’est ça ?
V.V. : Si, ils ont un peu changé leurs habitudes. D’abord, il semble qu’il y ait moins de prostituées, donc moins de clients. Il y a aussi moins d’endroits propices à la prostitution à Tours maintenant.
F : Vous pensez que c’est un effet de la loi, ou c’est parce que la prostitution change de forme et se fait de plus en plus sur internet ?
V.V. : La prostitution à Tours, elle se fait partout, dans toute la ville. En particulier aux endroits où il y a des femmes fragiles. J’ai vu des clients et des proxénètes venir racoler des femmes à la sortie des Restaus du Cœur. Ils vont aussi chercher des femmes à la sortie des foyers. Et dans les hôtels que le Conseil départemental finance, pour les migrants, pour les étrangers, pour les sans-papiers. Il y a deux ans, on a fait fermer un squat, un immeuble de trois étages. Ce squat était occupé par des SDF, des gens qui étaient à la rue, et au premier étage, les jeunes femmes du squat, il fallait qu’elles « passent à la gamelle ».
F : Donc finalement, il y a moins de prostitution qu’avant à Tours ?
V.V. : C’est aussi que les prostituées sont moins visibles. Avant, on était 300 à Tours, mais c’est terminé. Bien sûr, il y en encore mais il n’y a pas vraiment de nouvelles, on fait en sorte qu’il n’y en ait pas, on fait de l’accompagnement, on va sur le terrain, on essaie de faire en sorte qu’il n’y en ait pas qui tombent là-dedans. Il y a deux ans, j’ai vu des petites mineures, des migrantes qui étaient arrivées, et j’ai appelé la brigade des mineurs…
- : Et ils sont venus ?
V.V. : Oui ils sont venus. S’ils n’étaient pas venus, j’ai un avocat, j’aurais pu porter plainte pour non-assistance à personne en danger, je peux faire du bruit. Ce que j’ai vécu, je voudrais que personne ne le revive, plus jamais. Ni ma fille, ni votre fille, ni votre nièce, ni personne.
- : Pensez-vous que les stages de responsabilisation des clients prévus par la loi peuvent être efficaces ?
V.V. : Mais bien sûr, c’est même obligatoire.
- : Vous participeriez vous-même à ce genre de stages ?
V.V. : Tout à fait, j’ai même parlé là-dessus dans des prisons. Je vais dans des prisons, j’accompagne des hommes en grande difficulté, des hommes sortis de prison, j’accompagne des clients, des hommes que je connais bien à Tours.
F.F. : Et est-ce que vous avez observé que vous pouviez les faire changer d’attitude sur la prostitution ?
V.V. : J’ai arrêté la prostitution il y a 18 ans, il y a des clients que je connais encore qui viennent me voir, des ex-clients à moi que j’ai accompagnés, ils n’ont plus jamais été clients. J’ai même été invitée à des mariages, à des baptêmes…
- : Vous êtes sûre qu’ils ne sont plus clients ? Ils peuvent vous raconter des histoires, non ?
V.V. : Non, ils ont été francs. Quand j’ai écrit mon livre, il y en a qui sont venus à la dédicace, et ils l’ont dit devant tout le monde. Un de mes ex-clients m’a dit récemment : « tu vois Véro, si j’avais su qu’il y avait autant de violence et autant de souffrance dans ton parcours de vie, jamais je ne t’aurais payée, jamais je ne serais devenu client ». Il était scotché. Je connais bien les clients, certains de ces hommes que j’accompagne sont fragiles, certains sont aussi barrés que les prostituées. Ils ne respectent pas les femmes, ils n’ont pas été éduqués à les respecter, ils n’ont pas été respectés eux-mêmes. C’est ceux-là qu’on arrête, parce que les clients bien sous tous rapports ne sont pas pénalisés, mais au bout d’un moment, ceux-là, il faut qu’ils comprennent la leçon : riche ou pauvre, on n’a pas le droit d’acheter le corps d’une femme vulnérable. La prostitution, c’est une chaîne sans fin, c’est monstrueux. J’ai 51 ans, je suis grand-mère d’une petite fille de 6 ans, pour elle et pour toutes les petites filles, il faut arrêter cette chaîne.
- : Un volet de la loi prostitution porte sur l’aide à la sortie des personnes prostituées et leur insertion sociale et professionnelle. Dans votre livre, vous dites que votre sortie ne s’est pas faite du jour au lendemain et vous avez replongé plusieurs fois dans la prostitution. Qu’est-ce qui vous a fait replonger, et en général qu’est-ce qui fait replonger une personne prostituée sortie de la prostitution ?
V.V. : C’est une prise de conscience, c’est un déclic. Tant que tu n’as pas pris conscience, tant que tu n’as pas eu ce déclic, tant que tu n’as pas compris que tu n’as pas le droit de te faire du mal, tu restes dans le schéma dans lequel on t’a formatée, et tu replonges. C’est un long chemin fait de cassures, de brisures, et c’est tout ça qui nous a formatées. Donc il faut avoir un déclic, un électrochoc. C’est tout le chemin de vie qu’on a parcouru qui fait qu’à un moment on dit « stop, ça va, c’est bon »
F : Vous dites que tant que ce déclic n’a pas eu lieu, on replongera ?
V.V. : Toujours. Une femme, pour qu’elle arrête de se faire battre par son conjoint et le quitte définitivement, il faut à peu près sept fois, ce sont les étapes par où il faut passer, et c’est reconnu, par les médecins, les psychiatres, etc.
F : Mais vous en particulier, est-ce qu’il y a un événement qui vous a amené à replonger, ou est-ce que vous aviez simplement besoin d’argent?
V.V. : C’est des événements qui m’ont fait beaucoup de mal qui ont fait que j’y suis retournée. C’est un homme qui te méprise tellement, qui te fait comprendre que tu n’es rien, et toi du coup, dans ton schéma, tu te dis : « c’est clair, c’est vrai, je suis une moins que rien, je ne vaux que ça, donc j’y retourne ».
F : Cet homme vous a dit, ou fait comprendre, que vous n’étiez bonne qu’à ça?
V.V. : Oui, et comme mon corps a toujours été utilisé comme ça, tu te dis : « ok, d’accord, c’est vrai, tu as raison ». C’est une auto-destruction que tu autorises.
F : La loi prévoit, outre une aide financière, des mesures d’accompagnement au parcours de sortie. Selon vous, quelles sont les aides qu’une femme doit recevoir pour pouvoir vraiment sortir de la prostitution, de quoi elle a besoin pour ça ?
V.V. : Tout, tout. C’est-à-dire en priorité, des soins—médicaux et psychologiques. Et puis un accompagnement sur la totalité de son parcours de sortie. Je ne comprends pas comment, encore en 2017, les outils, les moyens ne sont pas mis en place pour les victimes. Je le dis, parce que je travaille dessus, et on voit bien à Tours comment nous travaillons, comment nous ramons comme des acharnés pour aider ces femmes, j’y suis à plein-temps. Les femmes qui veulent en sortir n’ont pratiquement aucune issue. Niveau santé, je n’en parle même pas, elles ont toutes des problèmes de santé. Là, j’ai travaillé sur une grosse réunion publique, avec à la tribune des médecins, des psychiatres, pour faire comprendre qu’il faut accompagner, à toutes les étapes. Pour commencer quand la femme vient porter plainte. Je vois qu’avec la police de Tours, c’est difficile de travailler, il faudrait que les policiers, un à un, comprennent ce cheminement, qu’on leur explique comment ça se passe, et qu’en sortir, ça prend du temps.
F : La loi prévoit aussi le « renforcement des moyens de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle ». Vous avez été retenue prisonnière par des proxénètes qui vous forçaient à subir des dizaines de clients par jour. Pouvez-vous nous parler de ces proxénètes?
V.V. : Le proxénétisme, je n’arrive pas à comprendre qu’on ne puisse pas le démanteler, qu’on n’ait pas davantage d’efficacité contre ça. Pour moi, un homme qui met une femme sur le trottoir, d’abord, c’est un faible, c’est un pauvre garçon, un petit homme. Lui, il n’est pas capable de gagner de l’argent, donc il met des femmes sur le trottoir. C’est minable. Les proxénètes, c’est des enjoliveurs, c’est des manipulateurs…
F : Les proxénètes à qui vous avez eu affaire, c’était des réseaux ou des individus isolés ?
V.V. : Ca a toujours été des réseaux. Et en plus, à l’époque, tout le monde savait, la police savait, tout le monde connaissait les proxénètes de Tours. Même la police était au courant des lieux propices que fréquentaient les proxénètes, comme le buffet de la gare la nuit, et les policiers s’y retrouvaient, avec les prostituées, les clients, tout le monde. Il y avait parfois des bagarres, les prostituées se faisaient défoncer par les proxénètes devant la police, personne ne bougeait.
F : Quelles seraient selon vous les mesures les plus importantes pour mieux lutter contre le proxénétisme ?
V.V. : La première, c’est l’abolition totale de la prostitution, et après il faudra sanctionner sévèrement ceux qui continuent à se livrer au commerce des femmes. Il faut des vraies peines pour ces messieurs, qu’ils comprennent que c’est terminé. Que soit appliqué strictement le principe qu’on n’a plus le droit d’acheter et de vendre le corps de quiconque. On n’a pas le droit de fumer dans les lieux publics, on ne doit pas avoir le droit de mettre une femme en vente dans un lieu public. Je l’ai vécu, j’ai subi le proxénétisme, et il y a encore de nombreuses femmes qui le subissent. Il faut donner la parole à ces femmes, il faut vraiment qu’elles n’aient pas peur de parler—parce qu’il faut en finir avec la vision rabaissée des femmes qui va avec le proxénétisme. La femme n‘est pas un objet, la femme n’est pas une moins que rien. La femme, pour moi, elle est déesse, elle met les enfants au monde. Ces messieurs qui méprisent les femmes ont oublié que leur mère les a mis au monde.
F : Beaucoup d’hommes ont oublié ça… Quand vous exerciez la prostitution, quel était le comportement des policiers avec vous et avec les autres personnes prostituées ?
V.V. : Il y avait des cas différents dans la police. Moi, je n’ai jamais été condamnée, j’ai fait en sorte de faire ce « travail » correctement. Bien sûr, j’ai eu quelques petites altercations avec des clients, parce qu’on m’a volé mon sac à main, on m’a volé de l’argent, il y a eu des hommes qui ont été violents donc j’ai porté plainte–j’ai toujours eu gain de cause quand j’ai eu affaire à la police. Cela dit, il y a aussi des ripoux dans la police, il ne faut pas hésiter à le dire, je le sais parce que je suis encore sur le terrain. Récemment, je suis allée à la police, avec une victime de violences, une femme battue. J’ai demandé au policier qui m’a reçue pourquoi ils n’intervenaient pas plus souvent quand ils voient des femmes manifestement vulnérables et/ou trafiquées se prostituer. Il m’a répondu : «maintenant, la loi dit qu’on ne peut rien faire, on ne peut pas intervenir si les prostituées ne portent pas plainte ». Une femme qui va voir la police et qui dit qu’elle est en danger sur le trottoir, on doit assister cette personne.
F : Quand vous étiez dans la prostitution, vous avez vu personnellement des policiers qui étaient des ripoux ?
V.V. : Mais bien sûr ! Moi, ils m’ont mise en garde à vue, parce que je ne pouvais pas leur donner de l’argent. Ou alors il fallait que j’accepte de me faire prendre par ces messieurs. Je le dis quand je fais des conférences : il y en avait un, il ne pouvait pas me sacquer, chaque fois qu’il me voyait sur le trottoir, il venait me chercher, il me mettait en garde à vue. Tout ça parce que je ne voulais pas faire ce qu’il exigeait de moi. Il me tutoyait, il était sauvage avec moi, non seulement il fallait que je donne de l’argent au proxénète, mais il fallait aussi que j’en donne à certains policiers pour pouvoir me prostituer. Et même à d’autres prostituées : il y a des maquerelles aussi sur le trottoir, elles ne vous laissent pas travailler comme ça. Le trottoir, c’est la jungle, il y a des collègues qui viennent te défoncer, te taper dessus à plusieurs. C’est violent, la prostitution, chaque jour de votre vie, vous êtes en danger.
F : Vu la façon dont vous décrivez le comportement de certains policiers, vous pensez qu’il faudrait que ces policiers reçoivent une formation pour que la loi soit bien appliquée ?
V.V. : Bien sûr, j’en ai parlé récemment avec la police municipale, avec des responsables, avec des élus, et j’ai mentionné l’importance de faire ces formations. J’essaie d’y contribuer en faisant des conférences devant des policiers, il est essentiel en particulier qu’ils soient informés correctement sur le contenu de la loi, ce qui actuellement n’est pas toujours le cas.
F : Vous êtes toujours en contact avec le terrain, puisque vous aidez des personnes prostituées à sortir de la prostitution avec votre association ?
V.V. : Oui, j’ai fondé une association, « Comme à la maison ». A « Comme la maison », on reconstruit les personnes très abimées en les entourant d’une atmosphère familiale : une personne isolée, ou qui a vécu longtemps dans la rue, on l’accueille, on l’écoute, on lui prépare des petits plats : une personne qui n’a pas mangé de tomates farcies depuis que sa mère lui en préparait, on lui fait un plat de tomates farcies, comme maman : il y en a qui étaient si émus de cette attention qu’ils m’ont pleuré dans les bras.