1/ LES PATRIARCATS ARCHAIQUES
Le mot « patriarcat » revient constamment dans les analyses féministes, avec une évidence telle qu’on ne considère généralement pas ce concept comme devant être explicité. Sans doute est-ce pour cela qu’il y a relativement peu d’ouvrages féministes qui traitent spécifiquement de ce sujet. Pourtant, si l’on y réfléchit, l’usage de ce mot suscite de nombreuses interrogations : quelles sont les caractéristiques définissant ce système, a-t-il toujours existé, si ce n’est pas le cas, comment s’est-il développé historiquement, quelles sont ses constantes et ses variations selon les cultures, comment a-t-il évolué, et qu’est ce qui l’a fait évoluer ? Et surtout, est-il actuellement en déclin ou seulement en mutation ? Cet article vise à présenter les réponses à certaines de ces interrogations proposées par plusieurs auteures féministes.
Ce texte est en deux parties parce que, souhaitant avant tout aborder la question de la réinvention du patriarcat moderne face au féminisme, il m’a semblé impossible de faire comprendre en quoi le néo-patriarcat diffère des patriarcats archaïques sans proposer en introduction une description/analyse succincte de ces patriarcats archaïques.
Définition du patriarcat
« La manifestation et l’institution de la domination masculine sur les femmes et les enfants dans la famille et l’extension de cette dominance sur les femmes dans la société en général » (Gerda Lerner).
Naissance du patriarcat
Dans plusieurs de ses livres, cette historienne féministe insiste sur le fait que l’histoire a exclu jusqu’à une date récente le point de vue de la moitié de l’humanité. Dans le discours historique, seuls les hommes parlent, et ils ne parlent que des hommes et de leurs affaires d’hommes. Les femmes, exclues des manifestations de la sphère politique, n’y figurent qu’à titre d’enjeux et de victimes—ou au mieux de comparses– des alliances et affrontements de pouvoir masculins qui ont constitué pendant longtemps la trame principale des récits des historiens.
L’histoire ayant ainsi été un discours fondamentalement patriarcal, l’historiographie n’a pratiquement jamais abordé l’étude du patriarcat en tant que fait historique, puisqu’elle baigne littéralement dedans, et que de ce fait, ce système lui reste invisible : par définition, le discours patriarcal envisage la domination masculine sur les femmes comme un donné naturel/biologique universel et immutable, situé en dehors de l’histoire donc ne relevant pas de l’examen historique. Mais les féministes, elles, ont toujours pensé que le patriarcat était un fait historique qui a dû apparaître à une période lointaine et a évolué en fonction des lieux et des circonstances. Et qui, vu son historicité, pourrait ne pas durer éternellement. C’est donc vers les historiennes féministes qu’il faut se tourner si on veut mieux connaître ce phénomène.
Sur la période supposée de ce début du patriarcat, la plupart de ces historiennes s’accordent à penser que, lors de l’invention de l’écriture et la production subséquente des premières traces historiques écrites, soit environ 4 000 ans av. J.C., le système patriarcal était déjà en place.
Y a-t-il eu des sociétés matriarcales avant l’instauration progressive du système patriarcal ?
Lorsque elle a abordé l’étude de ces ères reculées, Lerner avait en tête le schéma dix-neuvièmiste proposé par Johann Jakob Bachofen (« Das Mutterrecht »), l’anthropologue et éthologue américain Lewis Henry Morgan et Friedrich Engels (« Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat ») : il y a des millénaires, avant l’avènement du patriarcat, auraient existé des sociétés matriarcales sans classes, de type égalitaire/communiste où la fonction maternelle créatrice de vie était vénérée parce qu’apparaissant mystérieuse et redoutable, en particulier sous la forme de nombreuses divinités féminines. Dans ces sociétés, les femmes étaient centrales dans la vie du groupe, économiquement, culturellement et symboliquement, et les hommes ne sachant pas que leur intervention sexuelle était nécessaire à la procréation, le concept de paternité—donc de contrôle de la sexualité et de la reproduction des femmes garantissant la paternité– n’existait pas.
Eva Keuls (dans « The Reign of the Phallus ») note que, depuis les thèses de Bachofen, de nombreuses découvertes archéologiques ont confirmé l’omniprésence de représentations féminines ornées d’attributs sexuels proéminents : seins, fesses, vulve. Il lui semble évident que cette « vénération de l’utérus » remonte à une phase de l’histoire humaine « où le rôle du mâle dans la reproduction n’était pas reconnu ». Mais elle conteste la conclusion de Bachofen : que l’existence de ces nombreuses figurines célébrant la féminité donneuse de vie, de même que le mythe des Amazones et que les nombreuses héroïnes tuant leur mari ou leur fils dans les tragédies grecques, indiquerait nécessairement l’existence d’un matriarcat archaïque ayant précédé les systèmes patriarcaux. Elle note que non seulement il n’a été découvert jusqu’ici aucune trace de civilisations méditerranéennes dans lesquelles les femmes auraient eu plus de pouvoir que les hommes, mais que de plus, ce type de civilisation est hautement improbable puisque les structures politiques tirent leur origine de l’exercice de la force brute et de la violence. De ce point de vue, les femmes ont toujours été désavantagées car plus petites et dotées d’une moindre force physique, affaiblies par la maternité et les menstrues et « décimées par cette malédiction du sexe féminin, la mort par accouchement ». Il est donc en effet implausible que les hommes dotés originellement de cette force physique supérieure qui leur permet de soumettre les femmes en les violentant aient refusé de s’en servir pour leur imposer leur volonté. Eva Keuls remarque que les Athéniens qui avaient placé leur ville sous la protection d’une déesse, Athéna, avaient pourtant réduit leurs femmes en esclavage et Lerner rappelle que des cultures catholiques très patriarcales donnent néanmoins une grande place au culte de la Vierge.
Wonderwoman, écho moderne du mythe des Amazones
Quelles sont les causes de la naissance du patriarcat ?
Serait ensuite survenue cette « défaite historique des femmes » dont parle Engels, une sorte de « révolution masculiniste » liée, selon lui, à l’avènement de la notion de propriété privée et à sa transposition sur les femmes, le mariage monogamique. Plusieurs historiens (Elizabeth Fisher entre autres), reprennent le concept de Bachofen : qu’il pourrait y avoir un lien entre cette évolution patriarcale des structures économiques et familiales et le fait que les hommes auraient démystifié le pouvoir maternel en prenant conscience de leur rôle dans la procréation. Et que cette prise de conscience du rôle des mâles dans la reproduction humaine procéderait de la pratique de l’élevage.
Quelles qu’en soit les motivations, les hommes auraient alors voulu s’approprier cette fonction reproductive des femmes et les auraient asservies pour pouvoir la contrôler. Et bien entendu, la conclusion d’Engels était que si l’instauration de la propriété privée (et la privatisation des femmes par le mariage monogamique qui l’aurait accompagnée) étaient à l’origine du patriarcat, logiquement, l’abolition de la propriété privée proposée par les marxistes devrait amener l’abolition du patriarcat. Mais on note que, bien que l’élevage ait été « inventé » au Moyen-Orient vers 8 000 av. J.C., des sociétés pratiquant l’élevage 2 000/4 000 ans plus tard, comme celles de Catal Hüyük (en Turquie), semblent avoir été encore relativement égalitaires.
Athéna Parthénos
Si Lerner récuse l’hypothèse de l’existence de sociétés matriarcales, c’est aussi sur la base de l’observation des sociétés tribales encore existantes : il n’y en a aucune où les femmes aient autorité sur les hommes. Par contre, il existe encore des sociétés matrilinéaires/matrilocales –où c’est quand même un mâle de la famille, habituellement un frère ou un oncle, qui assume certaines des décisions appartenant aux pères dans les sociétés patriarcales traditionnelles. Ce qui l’amène à penser que des sociétés de ce type ont pu exister au Moyen-Orient antérieurement aux cultures patriarcales. Dans ces sociétés matriarcales/matrilinéaires, il existe certes une division des travaux assignés à chaque sexe mais elle est accompagnée d’une interdépendance économique telle que la coopération entre hommes et femmes conditionne la survie du groupe—et qu’en conséquence, les femmes bénéficient d’un certain pouvoir et d’un statut social respecté —même si pas dominant. Lerner parle de statut « séparés mais (à peu près) égaux » entre les sexes. Situation qui semble avoir été celle des femmes dans la nation iroquoise, étudiée par l’anthropologue Lewis H. Morgan dans la deuxième moitié du XIXème siècle et dont les recherches ont inspiré Engels. Mais dans ces peuples, si les femmes avaient en effet un rôle et un statut importants, le leadership politique, diplomatique et guerrier appartenait aux hommes. La conclusion de Lerner est qu’il n’y a jamais eu de société proprement matriarcale, c’est-à-dire où les femmes décidaient seules des choix affectant la totalité de leur communauté. La notion de matriarcat originel est pourtant constamment reprise dans le mouvement féministe—mais elle n’y voit qu’un « mythe compensatoire » visant à donner espoir aux femmes quant à la possibilité future d’une société où le pouvoir des hommes sur elles serait aboli—éventualité qui serait d’autant plus crédible que de telles sociétés auraient existé dans le passé.
Et elle ne valide pas non plus la notion d’Engels d’une transition patriarcale relativement ponctuelle liée à l’installation de la propriété privée : d’une part, l’étude des civilisations mésopotamiennes n’a pas confirmé cette vision d’un renversement daté du pouvoir maternel ; l’installation du système patriarcal semble avoir eu lieu sur un longue période d’environ 2 500 ans, en différents lieux du Moyen-Orient, à peu près entre 3 100 et 600 av. J.C. D’autre part, la notion selon laquelle l’appropriation masculine des capacités sexuelles et reproductives des femmes se serait produite suite à l’apparition de la propriété privée ne tient pas d’après elle : cette appropriation était déjà accomplie AVANT l’avènement de la propriété privée.
C’est aussi la position de Carole Pateman (« The Sexual Contract »), pour qui « le droit politique originel est le droit d’un homme à avoir accès sexuel au corps d’une femme, afin qu’il puisse être père … » Ce droit, selon elle, est à la fois politique et sexuel : politique dans le sens où il établit la domination des hommes sur les femmes, et sexuel parce qu’il régule l’accès sexuel organisé des hommes au corps des femmes.
Ce qui permet à Lerner d’affirmer que la soumission des femmes aux hommes est fondatrice et antérieure à toutes les autres structures politiques, c’est l’étude des tout premiers codes de lois régissant les premières formes d’Etat : la subordination des femmes y est non seulement affirmée mais déjà mise en œuvre et garantie de façon très organisée– lois, répression étatique pour les femmes insoumises, dépendance économique féminine vis-à-vis du chef de famille, privilèges octroyés aux femmes des classes supérieures dans la mesure où elles se soumettent et épousent les intérêts de leur conjoint, et distinction fondamentale entre les femmes « respectables » et « non-respectables ». Ces toutes premières formes d’Etat, ayant déjà intégré dans leurs institutions la soumission des femmes, étaient donc de ce fait structurellement patriarcales : le premier pouvoir politique est le pouvoir du père (donc du mari sur sa femme).
Autre schéma explicatif populaire de l’apparition de la domination masculine réfuté par l’anthropologie féministe : le stéréotype de l’homme-chasseur et de la femme-cueilleuse. Cette division du travail originelle est présentée comme procédant de faits biologiques : la plus grande force physique des hommes et l’incapacité et la limitation de la mobilité des femmes suite aux grossesses et au soin des enfants. La viande, étant vue comme plus nutritive et donc plus appréciée que les végétaux, aurait conféré plus d’importance aux contributions alimentaires masculines, les aptitudes et instruments développés pour la chasse auraient été ensuite utilisés par les hommes pour faire la guerre—qui rapporte économiquement davantage que la chasse—d’où la valorisation accrue du rôle des hommes dans la tribu. Explication souvent acceptée, même par certaines féministes—y compris Simone de Beauvoir : la dominance masculine trouverait son origine dans la chasse puis dans la guerre.
En fait, cette hypothèse a été discréditée par les anthropologues : dans la plupart des sociétés primitives, le produit de la chasse au gros gibier ne constitue qu’un apport alimentaire mineur et irrégulier– l’essentiel de la nourriture est fourni par la cueillette et la chasse au petit gibier (souvent par piégeage) faite par les femmes. Si l’on base la valorisation sociale des sexes sur l’importance de leur contribution à l’alimentation du groupe, ce sont les femmes, dont l’apport était nettement plus important, qui auraient dû être plus valorisées. Il y a aussi l’hypothèse que, vu la connaissance des plantes que leur procurait leur rôle de cueilleuses, les femmes sont censées avoir joué un rôle majeur dans le développement de l’agriculture.
Une explication récente de l’instauration institutionnelle de la domination masculine, proposée par la sociobiologie, est que la division du travail selon laquelle les femmes fonctionnent essentiellement comme reproductrices, altruistes et nourricières est avantageuse à l’espèce humaine du point de vue de l’évolution. Les « bonnes mères » favorisent la survie et la multiplication des membres de leur groupe et la sélection génétique opèrerait en favorisant ces traits chez les femmes—traits maternels favorisant leur soumission.
Une autre théorie explicative de la naissance du patriarcat est celle, plus ancienne, proposée par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui lie la formation de la culture à la subordination des femmes. Il voit dans le tabou de l’inceste un mécanisme universel qui est à l’origine de toutes les organisations sociales : cette règle qui interdit que les hommes épousent des femmes de leur famille a pour conséquence de les obliger à « donner » les femmes de leur famille à d’autres hommes. C’est ce qu’il nomme « l’échange des femmes », la première forme d’échange, par laquelle les femmes sont transformées en objets, en biens que les hommes font circuler entre eux. Selon lui, cet échange matrimonial des femmes est la base de leur subordination. Mais cette explication n’est pas convaincante : si les femmes sont échangées comme des biens, c’est qu’elles sont DEJA considérées comme des biens, ce n’est pas l’échange qui les fait telles. Sinon des hommes auraient aussi été échangés.
Toutes ces hypothèses sont discutables mais selon Lerner, elles présentent au moins un avantage : faire du patriarcat un phénomène historique.
L’hypothèse qu’elle retient est qu’une division des rôles a dû intervenir très tôt entre les sexes : d’après des études de squelettes de l’ère paléolithique et néolithique (Catal Hüyük) , la durée de vie moyenne pour les femmes était alors de 29,8 ans. Il était donc essentiel pour la survie du groupe que les femmes aient des enfants très tôt, se consacrent à les nourrir et à les protéger et laissent la chasse au gros gibier aux hommes, impraticable avec des bébés encombrants et bruyants qui ne pouvaient que faire fuir les animaux : pas question de risquer la vie précieuse de ces reproductrices dans la guerre ou la chasse. Selon elle, ces différences de rôles dérivent moins de la différence de force physique que de la capacité reproductrice des femmes, capital qui ne devait pas être exposé. De là le fait que les femmes se limitèrent aux activités qui étaient compatibles avec le soin des enfants. Par ailleurs, elle avance que les tribus matrilinéaires relativement pacifiques et égalitaires chez qui les hommes ne développèrent pas une spécialisation/entraînement à la guerre ont été vaincues—détruites ou absorbées—par les tribus dans lesquelles les hommes ont développé ces capacités guerrières ; et de fait, les rares sociétés matrilinéaires encore existantes semblent avoir persisté essentiellement dans des régions naturellement protégées des intrusions car difficilement accessibles. Ces sociétés guerrières valorisant les mâles auraient progressivement remplacé les sociétés matrilinéaires plus pacifiques.
Le passage de la matrilocalité à la patrilocalité (où les femmes doivent quitter leur famille et leur lieu de résidence pour vivre avec leur mari et sa famille) a dû constituer un moment crucial du passage à des sociétés de type patriarcal : cette pratique implique en soi la subordination des femmes. Et ce passage d’un système à l’autre a dû se produire au moment où s’est développée l’agriculture. Des historiens font observer également que si l’échange inter-tribal porte sur les femmes et non les hommes, c’est pour plusieurs raisons évidentes : en outre que les travaux assumés par les femmes étaient plus nombreux et plus utiles logistiquement que ceux effectués par les hommes, la population d’un groupe comprenant davantage de filles que de garçons croissait plus rapidement. D’où une pratique fréquente dans les sociétés archaïques et anciennes : le rapt (et le viol) des femmes d’autres tribus, source d’affrontements intertribaux fréquents. Comme le dit Lerner : « la capacité reproductive des femmes était considérée comme une ressource tribale » devant être contrôlée par les élites masculines du groupe. D’où réification des femmes, devenues un butin de guerre qu’on se dispute, renforcement du caractère guerrier des groupes suite à ces affrontements– et valorisation accrue des mâles qui procurent ce butin à la tribu.
Enlèvement des filles de Leucippe (Rubens)
L’explication de la prise de contrôle de la reproduction féminine par les hommes suite à la « découverte » de l’agriculture et de l’élevage doit cependant être relativisée : elle a été avancée en se basant uniquement sur l’observation du développement des civilisations moyen-orientales et européennes. Lerner mentionne que les travaux d’anthropologues comme Peter Aaby font ressortir que ce contrôle patriarcal est présent dans des groupes existant actuellement vivant encore au stade chasse/cueillette, comme des tribus autochtones australiennes. Par contre, dans les tribus iroquoises qui pratiquaient l’horticulture, les femmes n’étaient pas contrôlées par les hommes.
Elle cite encore cette remarque intéressante de Aaby selon qui il semblerait que la relation entre propriété privée et appropriation des femmes soit exactement l’inverse de celle proposée par Engels dans « De l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat » (que l’appropriation des terres précède et entraîne celle des femmes). Selon lui, la première forme de « propriété privée » a été celle du ventre des femmes (au sens de leur capacité reproductive).
Institutionnalisation du patriarcat
Des sociétés archaïques découvrant l’agriculture, l’élevage et l’appropriation de la fonction reproductive des femmes, on passe ensuite à des sociétés qui se complexifient, avec l’émergence de classes sociales et de hiérarchies liées à une division du travail accrue, au développement urbain, à l’apparition de castes de religieux et de guerriers, à l’avènement de monarchies et au passage de structures sociales basées sur le groupe tribal à la famille patriarcale. C’est aussi le moment où la soumission féminine « de facto » devient codifiée par les lois et institutionnalisée, comme en Mésopotamie. La prostitution, corollaire de la famille patriarcale, devient aussi codifiée et régulée, les femmes sont confinées à la maison et exclues de la plupart des travaux, ainsi que d’un accès à l’écriture et à l’éducation, et les dieux masculins prennent progressivement autorité sur les déesses. On note enfin le développement de bureaucraties (liées à des grands projets de mise en valeur des terres grâce à de vastes systèmes d’irrigation), ces bureaucraties se développant à partir des temples, autour desquels se développent des villes. On constate également la multiplication des conflits armés entre peuples, la militarisation de ces sociétés et finalement, l’apparition de villes-états-et de l’Etat.
Dans cette série de changements, le passage de l’organisation sociale basée sur la structure tribale à celle de la famille patriarcale est sans doute celle qui aura le plus d’impact sur la situation des femmes. On note aussi, suite à ces grands travaux d’aménagement et d’irrigation, et à la multiplication des conflits armés, l’apparition de l’esclavage comme institution (les premiers esclaves sont les captifs faits prisonniers lors des guerres).
L’archéologie permet dans une certaine mesure d’appréhender cette évolution négative du statut des femmes. Dans les sociétés sumériennes, celles-ci—si elles appartenaient à l’élite—semblent initialement avoir occupé des fonctions importantes et honorées : reines, prêtresses, administratrices, etc. Mais dans les réformes du roi Urukagina (ca 2400 av. J.C.), souverain de Lagash, dont les édits sont le premier document dont on dispose visant à établir des droits fondamentaux pour les citoyens, des régressions apparaissent : « les femmes des anciens temps épousaient chacune deux hommes, mais les femmes d’aujourd’hui ont été forcées d’abandonner ce crime ». Et il est précisé que celles qui continuaient à pratiquer cette ancienne coutume de la polyandrie seraient lapidées. Ailleurs, ces édits précisent que si une femme parle de façon irrespectueuse à un homme, sa bouche sera écrasée par une brique chauffée à blanc.
Les femmes des milieux aristocratiques ont néanmoins continué à jouer un rôle important et à recevoir une certaine éducation : elles faisaient l’objet de mariages entre dynasties royales de différents Etats et devaient administrer les biens de leur époux et le représenter en son absence s’il était à la guerre ou malade. Elles occupaient également les fonctions de grandes prêtresses.
Une collection de documents sumériens de 1790 to 1745 av. J.C. (ville de Mari) met en évidence qu’à cette époque, les femmes de l’élite pouvaient posséder et gérer des propriétés, passer des contrats en leur nom, ester en justice et être témoins devant un tribunal, vendre et acheter des propriétés, contracter un emprunt ou prêter de l’argent. Elles pouvaient aussi être scribes, musiciennes ou chanteuses. Mais ces pouvoirs dépendaient du bon vouloir de leur époux et de leur capacité à défendre ses intérêts. La situation relativement favorable de ces femmes dépendait donc de la protection d’un homme. La pratique pour les rois et princes d’avoir des harems était standard, le harem étant sélectionné (souvent par l’épouse elle-même) parmi les captives de guerre. Lerner observe que la « matrice » des relations patriarcales (soumission et dépendance des femmes, rôles de genre clairement différenciés) était déjà solidement en place avant l’apparition des Etats, elle souligne également qu’un moment décisif dans l’évolution des structures sociales et de la condition des femmes a été l’institutionnalisation de l’esclavage.
Historiquement, l’esclavage est très peu fréquent dans les sociétés de chasseurs/cueilleurs et apparaît en même temps que le développement de l’agriculture productiviste et de certains grands travaux qui conditionnent ce développement, de l’urbanisation, des conflits armés et de l’Etat. Comme on l’a déjà rapporté, la principale source d’esclaves est la guerre, et dans une bien moindre mesure, l’esclavage pour dettes. Cette « invention de l’esclavage » a été un tournant capital qui a permis une croissance économique rapide vers une économie de marché des cultures concernées. Réduire un être humain en esclavage implique que le groupe auquel il appartient puisse être considéré comme différent du groupe dominant, inférieur sous certains aspects, et fait pour être dominé—et que ce système d’infériorisation puisse fonctionner et être profitable. Gerda Lerner fait remarquer que le schéma de l’esclavage existait déjà et était celui qui était appliqué aux femmes bien avant l’invention de l’esclavage : l’homme s’approprie le travail—reproductif, sexuel et domestique—de sa/ses femmes en échange de son entretien matériel. Et elle postule que c’est l’oppression des femmes, parce qu’elle est antérieure à l’esclavage, qui l’a rendu possible. Keuls souligne la similarité de la situation des femmes et des esclaves dans la société athénienne—y compris au niveau du langage et des symboles : l’étymologie du mot signifiant « épouse » (damar), vient d’un verbe signifiant « soumettre, dompter ». Les cérémonies célébrant l’arrivée d’une nouvelle épouse censée apporter prospérité et fécondité dans la maison de son mari étaient les mêmes que celles pour l’arrivée de nouveaux esclaves (katachysmata). Le statut respectif des épouses et des esclaves était très similaire : ils n’étaient pas des personnes aux yeux de la loi, mais une propriété et n’avaient pas de droits légaux—sauf au titre de la protection de la propriété de leur maître ou époux. Les femmes athéniennes, dans les tragédies, les discours, etc. le plus souvent n’avaient pas de nom : elles étaient référées simplement comme « fille de X » ou femme de Y ». Et les maris athéniens, pour parler de leur femme, ou pour l’appeler, utilisaient le terme générique « femme » (en grec « gyne », qui signifie « porteuse d’enfants ».)
Et non seulement le schéma de l’esclavage copie celui du mariage mais des historiens notent que les premières esclaves ont été des femmes : les captives de guerre, à qui on laissait la vie sauve en échange de leur soumission, alors que les captifs mâles étaient souvent tués—car considérés comme plus dangereux et moins utiles que les captives femelles. Les premières références au triste sort réservé aux guerriers vaincus figurent sur la « stèle des Vautours » mésopotamienne qui date d’environ 2 500 av. J.C. Sur cette stèle, il est mentionné que le roi de Lagash ayant vaincu la cité d’Umma, massacra tous les mâles ennemis et que des milliers de corps furent empilés en tas énormes. D’autres récits de guerre postérieurs mentionnent cette pratique du massacre des mâles du groupe vaincu, de même que la distribution des captives à ses guerriers par le vainqueur comme butin de guerre (pratique mentionnée dans l’Illiade)). On considérait que ces captives de guerre étrangères étaient plus faciles à intégrer comme esclaves dans le groupe que des hommes, puisqu’une fois violées et enceintes de leurs nouveaux maîtres, les enfants qu’elles en avaient devaient les rendre plus dociles et adaptables à leur nouvel environnement –dans l’espoir de les protéger. L’historien Robert McAdams affirme (dans son ouvrage « The Evolution of Urban Society ») que l’esclavagisation des mâles est plus tardive et moins fréquente
Stèle des vautours
La réduction des femmes d’un groupe vaincu en esclavage entraînait d’une part le déshonneur pour les femmes et d’autre part constituait une castration symbolique pour les hommes—maris, pères et frères—de leur groupe. Lerner observe que dans les sociétés patriarcales, les hommes incapables de protéger la pureté sexuelle de leurs femmes sont considérés comme dévirilisés et déshonorés. Et que la pratique de violer les femmes du groupe vaincu est une coutume guerrière restée courante du deuxième millénaire av. J.C. à nos jours.
Une femme, de même qu’un esclave, ne peuvent être sujet de plein droit : pour en être un, il faut être autonome–être son propre maître et propriétaire de son corps, pouvoir prendre les décisions qui vous concernent– et que cette autonomie soit reconnue par les autres. En patriarcat, les femmes sont dépendantes des hommes, contrôlées par eux, et à leur disposition. L’esclavagisation des captives de guerre, puis des captifs mâles, conçue sur le modèle de la soumission des femmes à l’autorité masculine, a aussi renforcé celle-ci : la conception du mariage patriarcal institutionnalisé a été contaminée en retour par le schéma de l’esclavage. Lerner affirme qu’« en subordonnant les femmes de leur groupe, et plus tard les captives, les hommes ont appris le pouvoir symbolique du contrôle sexuel des femmes et ont élaboré le langage symbolique qui permet d’exprimer la dominance et de créer une classe de personnes psychologiquement esclavagisées »… On peut dire que des facteurs biologiques et culturels prédisposaient les hommes à réduire des femmes captives en esclavage avant qu’ils aient appris comment esclavagiser les hommes. Et la terreur physique et la coercition, qui étaient des moyens essentiels pour changer des individus libres en esclaves, ont pris pour les femmes la forme du viol. Les femmes étaient soumises physiquement par le viol, et une fois mères d’enfants engendrés par leurs maîtres, elles leur devenaient soumises socialement. De là dérive l’institution du concubinage, qui est devenu l’instrument social pour intégrer des captives dans la maison de leur maître, « lui garantissant ainsi leurs loyaux services et ceux de leurs enfants ».
Aussi, le fait que le maître avait automatiquement accès sexuel à ses esclaves femmes les différenciait radicalement des autres femmes. En conséquence de ce droit sexuel sur ses esclaves, un maître avait le droit de les prostituer, et cette pratique est restée courante tant dans l’Athènes du Vème siècle qu’à Rome. Il pouvait même ouvrir un bordel pour cela : à Athènes, la profession de propriétaire de bordel était respectable. Les esclaves femelles étaient donc à la fois servantes et concubines : double oppression. Plus tard en Europe, il allait de soi que les femmes pauvres, serves, servantes etc. soient–qu’elles le veuillent ou non–également au service sexuel des membres masculin des élites (« droit de cuissage/droit du seigneur ») ; il est évident que dès l’origine, l’esclavage a eu un contenu très différent pour les hommes et pour les femmes : pour elles, cette condition incluait obligatoirement exploitation économique et exploitation sexuelle, ce qui n’était pas le cas pour les hommes. Lerner insiste justement sur le fait que « pour les femmes, la domination sexuelle des hommes des classes supérieures sur les femmes des classes inférieures a été la marque même de l’oppression subie par la classe des femmes ». Clairement, « l’oppression de classe ne peut jamais être considérée la même pour les femmes que pour les hommes ».
Prostituée grecque et client dans un symposion (banquet) 490-480 av. J.C.
Et elle pose que « de même que la subordination des femmes par les hommes a fourni le modèle conceptuel pour la création de l’esclavage comme institution, la famille patriarcale en a fourni le modèle structurel ». Dès les civilisations mésopotamiennes, la domination patriarcale s’est manifestée par l’autorité paternelle sur la femme et sur les enfants –sur qui le père avait le droit de vie et de mort (droit que les pères meurtriers de leurs enfants en cas de séparation continuent d’exercer de facto). Un homme pouvait aussi vendre ses enfants, les donner ainsi que sa femme, ses concubines et ses esclaves comme garantie de ses dettes (c’est spécifié dans le code d’Hamourabi, 1 752 av. J.C.). Donc, de très bonne heure, « si la position de classe d’un homme a été définie et consolidée par sa relation aux moyens de production et à la propriété, la position de classe d’une femme a été définie par ses relations sexuelles avec les hommes… Pour les femmes, leur place dans la hiérarchie a été médiatisée par le statut des hommes dont elles dépendaient ». Et c’est pourquoi le fait d’être mariée à un homme dominant ne conférait pas le statut de dominante à son épouse, dont la « dominance » par procuration pouvait être révoquée à tout moment par son conjoint. Certes, les femmes des classes dominantes recevaient une éducation et on leur concédait certains pouvoirs–afin qu’elles puissent défendre les intérêts matériels de leur mari- mais si elles ne lui donnaient pas des fils et si elles ne rendaient pas les services attendus d’elles, elles étaient promptement répudiées et remplacées et perdaient leur statut social et tous leurs privilèges.
Dans les trois collections préservées de lois mésopotamiennes (code d’Hamourabi (1752 av.J.C.), lois assyriennes (ca 1500 AV. J.C.), lois hittites (ca 1 100 av.J.C.) et dans la loi biblique, on observe qu’une proportion importante de ces lois est consacrée à une stricte régulation du comportement sexuel des femmes, celui-ci étant beaucoup plus sévèrement restreint que celui des hommes. Par exemple, dans les lois assyriennes, pas moins de 59 articles sur 112 couvrent la régulation du mariage et des questions sexuelles. On observe également que les lois hittites, les plus récentes, sont également celles où le comportement des femmes est le plus régulé.
Le double standard sexuel hommes/femmes est déjà présent dans le code d’Hamourabi : la peine de mort est requise pour les avortements (par empalement) si c’est la femme qui l’a provoqué : le fait d’avorter ou de causer un avortement est considéré comme un crime contre le propriétaire de la femme et de l’enfant –et contre la communauté ; par contre le père a le droit d’ « exposer » ses enfants, c’est-à-dire de les abandonner à une mort presque certaine, et de les tuer. L’adultère commis par les épouses est considéré comme une violation des droits de propriété du mari. Le mari peut facilement divorcer, mais pour une épouse, c’est très difficile—ou même impossible comme dans la loi juive. Le viol n’est puni que comme atteinte aux droits du père ou du mari, la fille violée doit épouser son violeur et l’épouse innocente du violeur est condamnée à être prostituée. Dans le code d’Hamourabi, la mère coupable d’inceste avec son fils est punie de mort mais le père qui viole sa fille est simplement banni. Dans ces codes, la famille est déjà patrilinéaire, les droits des héritiers mâles sont garantis et les propriétés passent de mâle en mâle. Dans les élites, les filles sont achetées à leur famille par la famille de l’époux qui paie un « bride price », le but du mariage étant la continuation de la famille et la transmission de ses biens par la production de fils. Une distinction très nette est faite entre l’épouse (généralement issue de la même classe sociale supérieure que son mari) et les concubines, esclaves ou issues des classes inférieures. Le code assyrien spécifie que le mari peut battre sa femme, lui arracher les cheveux, lui couper les oreilles s’il est mécontent de ses services—ce que ne prévoyait pas le code d’Hamourabi. On voit dans l’évolution de ces codes que la simple domination individuelle du mari sur l’épouse et les enfants dans la famille est ensuite légitimée et codifiée par la loi. Le patriarcat cesse d’être purement une affaire familiale pour devenir une affaire d’Etat.
Dans ces sociétés, la prostitution se développe comme complément indispensable du mariage monogamique—elle est vue comme nécessaire pour répondre aux « besoins sexuels » des hommes que le mariage ne peut satisfaire. La notion admise par des historiens, que la prostitution commerciale se serait initialement développée à partir de la prostitution sacrée pratiquée dans les temples, est maintenant controversée. En fait, il apparaît que la prostitution commerciale s’est développée essentiellement de pair avec l’esclavage : la majorité des prostituées étaient des esclaves (ou des étrangères). En particulier, les propriétaires d’esclaves « louaient » couramment leurs esclaves comme prostituées, et comme on l’a vu, créaient des bordels pour ça. De même, les filles des familles pauvres étaient louées comme prostituées par le chef de famille.
Apparition du voile
Ce développement de la prostitution et du nombre de femmes prostituées a fait apparaître comme une nécessité impérieuse le fait de pouvoir distinguer entre femmes « privées », respectables car propriété d’un homme libre, et femmes « publiques » non protégées par un propriétaire masculin. Le code assyrien spécifie que « ni les épouses des seigneurs ni les veuves ni les femmes assyriennes ne peuvent sortir sans voile… Les filles d’un seigneur, qu’il s’agisse d’un châle ou d’un capuchon, doivent se voiler quand elles sortent seules dans la rue. Une concubine qui sort dans la rue avec sa maîtresse doit être voilée… Mais une prostituée ne doit pas se voiler, sa tête doit être découverte… ». La loi précise également qu’il est interdit aux esclaves de se voiler ; le port du voile est un privilège réservé aux femmes des classes supérieures, et les esclaves qui violent cet interdit sont condamnées à avoir les oreilles coupées.
Originellement, le voile a donc eu pour fonction de signaler que celle qui le porte était la propriété d’un homme, père ou mari, qu’elle était de ce fait intouchable et inviolable–car placée sous sa protection– et qu’attenter à sa virginité ou à sa chasteté était un crime contre son propriétaire puni par la loi.
On note que déjà, les lois patriarcales prescrivaient aux femmes la façon dont elles devaient se vêtir. Et que la non-observation de ces lois par les femmes est considérée si grave que les pénalités pour celles qui osent sortir sans voile sont extrêmement sévères, et qu’elles sont punies par l’Etat : même si le « propriétaire » de la femme contrevenante ne veut pas la punir, elle sera exposée nue dans les rues et fouettée publiquement. Classer les femmes en « respectables et non respectables est devenu une affaire d’Etat »–et la distinction prostituée/épouse est devenue la division de classe fondamentale entre les femmes .
Avec le code d’Hamourabi, la famille patriarcale est institutionnalisée et reconnue comme la cellule de base et le modèle du pouvoir de l’Etat : le pouvoir du père de famille sur sa « gens » (la famille étendue : femmes, enfants, esclaves) est le modèle du pouvoir politique : comme le dit Carole Pateman « les rois étaient pères, et les pères étaient rois ». Le statut des femmes est défini par leurs relations à un/des hommes, en tant que propriété privée ou commune des hommes de leur groupe. Les femmes des classes dominantes bénéficient de certains privilèges—mais elles ne sont pas dominantes elles-mêmes puisque leur appartenance à la classe dominante peut être terminée suite à un viol, un adultère, ou même leur incapacité à donner naissance à des fils : l’appartenance de classe des femmes a toujours été établie sur une base radicalement différente de celle des hommes—et c’est encore vrai maintenant. Avec le code assyrien, c’est l’Etat qui assume désormais le contrôle de la sexualité féminine, auparavant laissé aux pères et aux maris—et ce contrôle sera depuis un caractère essentiel des sociétés patriarcales.
Effacement du culte des déesses
Comme en témoignent les très nombreuses figures de déesses-mères découvertes par les archéologues, un culte de ces déesses lié au culte de la fécondité était répandu au néolithique. On observe aussi que le remplacement de ces déesses-mères par des dieux mâles n’a pas correspondu chronologiquement avec l’étatisation du système patriarcal : leur culte a subsisté longtemps après l’institutionnalisation du pouvoir masculin. En fait, même dans des sociétés où la subordination des femmes—économique, légale—était totale, « le pouvoir spirituel et métaphysique des déesses est resté actif et fort »–le culte de ces déesses étant servi par des prêtresses. Et contrairement à la Vierge Marie qui, dans la religion catholique n’a pas de pouvoir propre, n’est pas divine et a pour seul rôle d’intercéder pour les fidèles auprès d’un Dieu masculin, les déesses de ces sociétés patriarcales archaïques étaient détentrices de pouvoirs qui leur étaient propres : celui de donner la vie, de guérir, de venger, de donner la mort etc.
Mais peu à peu, les divinités mâles prennent le dessus—mutation reflétant avec retard la subordination croissante des femmes. Ce « détrônement » progressif des déesses par des déités masculines semble avoir eu lieu lors de l’établissement dans les Etats moyen-orientaux de monarchies durables et puissantes. Peu à peu, les fonctions de créatrices de vie et de fertilité détenues par des déesses ont été appropriées par des dieux, qui plus tard, sont même représentés comme capables de donner naissance à des enfants sans intervention féminine. Et l’apparition du premier monothéisme—le monothéisme juif—correspondrait à une intensification brutale de la lutte contre ces religions antérieures de la « Grande Mère ».
Lerner expose le schéma suivant pour cette évolution : aux côtés de la déesse-mère apparaît d’abord la figure d’un partenaire masculin, parfois son fils, né parthénogénétiquement, cette paire de divinités mâle et femelle faisant l’objet d’une vénération commune. Puis la figure du fils ou du dieu mâle prend de plus en plus d’importance, il devient co-créateur et ses noces sacrées avec la déesse sont célébrées annuellement puisque son intervention sexuelle est identifiée comme nécessaire pour que celle-ci puisse donner la vie. Cette figure masculine qui est caractérisée initialement comme un dieu du tonnerre/du ciel, évolue vers celle d’un dieu créateur dominant le panthéon des dieux et des déesses. Ce dieu s’approprie ensuite les pouvoirs de la déesse, en particulier celui de donner la vie (de donner naissance à des enfants) : « le pouvoir de création et de fertilité est transféré de la déesse au dieu ». Et la déesse-mère toute puissante s’efface derrière le dieu mâle, elle est « domestiquée » et sa fonction se réduit à être son épouse dévouée. Ou même certaines déesses changent de sexe et deviennent des dieux mâles (comme la déesse hittite Estan, qui devient le dieu mâle Istanu). Et ces dieux mâles sont vénérés comme « seigneurs » et « pères »—ce qui est la transposition religieuse des deux figures fondamentales du pouvoir patriarcal dans ces sociétés.
Le patriarcat dans la Bible
La période de la formation de l’Etat date d’environ 1 050 av. J.C. La Bible mentionne une forme de mariage archaïque matrilocal nommé « beena » dans laquelle la femme restait avec sa famille et le mari « résidait avec elle comme visiteur temporaire ou permanent ». Dans cette forme de mariage, la femme conservait son autonomie et pouvait facilement divorcer. Cette forme de mariage fut remplacée par le mariage patrilocal/patrilinéaire, nommé « baa’l » (ainsi nommé parce que l’épouse appelait son mari « baa’l » (maître).
Lerner souligne que la loi juive est plus défavorable aux femmes que le code d’Hamourabi : contrairement aux femmes babyloniennes qui pouvaient être propriétaires, signer des contrats, ester en justice, et avaient droit à une part d’héritage, dans le Décalogue, l’épouse est listée parmi les possessions de l’homme, de pair avec ses domestiques, ses bœufs et son âne. Lorsque cette partie de la Bible a été écrite, le père pouvait vendre ses filles comme esclaves ou les louer comme prostituées (c’est à peu près ce que fait Loth dans l’épisode de Sodome). Les terres étaient la propriété du clan et ne pouvaient appartenir qu’aux hommes : aux fils, ou aux gendres choisis parmi les hommes du clan si un homme n’avait que des filles. Les fils et leurs épouses vivaient dans la maison du père jusqu’à sa mort, et son fils ainé lui succédait. Si le mari mourait, sa veuve repassait sous le contrôle de son père ou de ses frères, qui lui choisissaient un nouveau conjoint. Les hommes pouvaient divorcer –en particulier si leur femme ne leur donnait pas d’héritier–mais pas les femmes, et une fille violée devait épouser son violeur. Alors qu’on trouve encore des femmes prophétesses au tout début de l’histoire hébraïque, à partir de l’instauration de la monarchie, elles ne sont plus mentionnées. Lerner remarque que l’Ancien testament montre une restriction progressive du rôle public et économique des femmes, une diminution de leur rôle religieux et une régulation croissante de leur sexualité « lorsque les tribus juives passent du stade de la confédération à celui de l’Etat ». Pourtant, le culte des déesses resta longtemps populaire—surtout chez les femmes. Il n’y a plus de prêtresses femmes—car désormais seuls les hommes peuvent parler à/de Dieu.
Le stade ultime de cette évolution, c’est l’avènement du Dieu masculin unique, Yaweh (Jehovah) qui, dans la Genèse, est désormais représenté seul, non apparié avec une déesse féminine. Il n’y a plus de source féminine mentionnée dans la création de l’univers : c’est le souffle de Dieu qui est créateur. Et dans l’histoire d’Adam et Eve, le schéma biologique de création de la vie est complètement inversé : ce n’est plus la femme qui donne naissance à l’homme—mais Adam qui donne naissance à la femme, à partir d’une de ses côtes : « l’homme est la Mère de la femme » et il partage avec Dieu le pouvoir de donner la vie.
Selon l’historien David Bakan, le thème central du livre de la Genèse est l’assomption de la paternité masculine : « quand les hommes font la découverte « scientifique » que la procréation résulte des rapports sexuels entre hommes et femmes, ils comprennent qu’ils ont le pouvoir de procréer », qu’Ils pensaient auparavant uniquement détenu par les déesses. Qui plus est, (schéma sans doute transposé de la pratique de l’agriculture), le sperme est alors assimilé à une « semence », c’est-à-dire qu’il est présenté comme le principe actif dans la reproduction, la femme étant réduite au rôle de simple réceptacle. La matrilinéarité est alors remplacée par la patrilinéarité et Carole Pateman parle à ce sujet d’« invention de la paternité : la paternité n’étant ni certaine ni évidente–alors que la maternité l’est–elle a dû être « découverte » et artificiellement construite par une « élaboration institutionnelle complexe » : adoption du mariage monogame, et pour garantir que les enfants à qui le patrimoine sera transmis soient bien ceux du père, virginité des filles avant le mariage et chasteté absolue des épouses. Les femmes n’existent plus que pour servir leur époux et lui donner des enfants.
Et les déesses de la fertilité insoumises au pouvoir masculin sont, de pair avec toute forme de sexualité féminine exercée de façon autonome, désormais considérées comme maléfiques —ainsi que celles qui persistent à les vénérer. La sexualité féminine devient l’incarnation même du péché : à travers le mythe d’Eve, les femmes sont vues comme ayant amené le mal dans le monde. Pour Lerner, l’exclusion des femmes du système de création symbolique est devenue pleinement institutionnalisée avec le développement du monothéisme. Désormais, Dieu ne parlait plus qu’aux hommes, et seuls les hommes pouvaient médiatiser sa parole—d’où une prêtrise entièrement masculine.
Le patriarcat à Athènes
Des règles très similaires organisent les relations entre les sexes et la place respective des femmes et des hommes dans la société athénienne. Les hommes se marient vers l’âge de trente ans avec des adolescentes ayant la moitié de leur âge. La seule fonction des femmes nées libres (non esclaves) est de donner des héritiers mâles à leur époux et de tenir sa maison—dont elles ne sortent presque pas. Une chasteté absolue leur est imposée alors que les époux ont des esclaves, concubines et prostituées à leur disposition sexuelle. Dans les tragédies grecques, les déesses antérieures au triomphe des dieux mâles sont représentées comme les forces du chaos qui ont été domptées par l’ordre masculin, mais cette victoire « civilisatrice » est menacée à tout instant par le retour de ces forces féminines archaïques furieuses d’avoir été vaincues—ménades, stryges, érynnies etc. Des cultes phalliques se développent, comme tentatives de libérer symboliquement les hommes de leur dépendance envers les femmes pour assurer leur reproduction « et canoniser le pénis comme générateur fondamental de la vie » (Pateman). Comme signalé plus haut, dans la mythologie grecque, les dieux mâles peuvent accoucher : après avoir avalé la déesse Thétis, Zeus donne naissance à Athéna, qui sort de sa tête, et à Dionysos—qui naît de sa cuisse. Et Eva Keuls note le lien entre ce fantasme d’auto-engendrement masculin et le contrôle patriarcal du corps des femmes : puisque –à part dans la mythologie–les hommes ne peuvent pas donner naissance à des enfants, pour pouvoir contrôler leur reproduction, ils doivent contrôler le corps des personnes qui le peuvent : les femmes. La destitution des mères est complète : dans l’Orestie, Eschyle fait dire à Apollon : « la mère n’est pas le parent de l’enfant/qui est dit le sien. Elle est la nourricière qui cultive la croissance/de la jeune semence plantée par son vrai parent, le mâle ». C’est la thèse d’Aristote qui développe cette pseudo-science en posant la femelle comme dotée d’un sang plus froid que l’homme, donc passive ; et de cette « infériorité biologique » des femmes, il déduit leur infériorité intellectuelle et leur incapacité à raisonner—donc à exercer toute forme de pouvoir : l’exclusion des femmes est au fondement de la « démocratie » athénienne. Dans sa vision, les femmes ne sont que des mâles mutilés (schéma que reprendra Freud et qui occupe une place centrale dans la psychanalyse). De là s’ensuit que les hommes sont nés pour commander et les femmes pour obéir—idem pour les esclaves. La différence entre ces deux catégories, qui ont toutes deux pour vocation de satisfaire aux besoins matériels des hommes, est ténue : la dominance de sexe a précédé la dominance de classe qui est construite sur ce schéma sexuel transposé : « la dominance sexuelle sous-tend et informe la dominance de race et de classe», écrit Lerner
Dionysos
En conclusion, selon Lerner, on peut poser ces caractéristiques des systèmes patriarcaux archaïques :
-le patriarcat s’est développé au cours d’un processus d’environ 2 500 ans à partir de son unité de base, qui est la cellule familiale
-dans ces premières sociétés patriarcales, la sexualité des femmes—leurs capacités sexuelles et reproductrices—sont contrôlées et appropriées par les hommes.
-les femmes sont des propriétés et des ressources pour les hommes : lors du développement de l’agriculture, au néolithique, les femmes sont devenues un bien précieux dont l’acquisition est recherchée au même titre que l’acquisition de terres: non seulement parce que, comme monnaie d’échange , elles permettent de sceller des unions inter-tribales et inter-familiales mais surtout parce que, plus une tribu a de femmes, plus il y a d’enfants, et plus la tribu s’accroit et devient puissante : le travail des femmes et des enfants est producteur de plus-value, en particulier dans les travaux agricoles. L’acquisition de femmes en tant que ressources est effectuée par la conquête militaire, le rapt, l’achat ou l’échange.
-dans toutes les sociétés connues, ce sont les femmes des peuples vaincus qui ont été les premières esclaves, tandis que leurs hommes étaient massacrés. L’esclavage des hommes s’inspire de ce premier modèle et n’est venu que plus tard. « Donc l’esclavagisation des femmes, combinant le sexisme et le racisme, a précédé la formation des classes et l’oppression de classe » ; « il est possible que l’acquisition de femmes esclaves ait été la première forme d’accumulation de propriété privée ». L’esclavagisation des femmes des tribus vaincues devint non seulement un symbole de statut élevé pour les nobles et les guerriers mais leur a aussi permis d’acquérir des richesses tangibles en vendant ou en échangeant le produit du travail des esclaves ou les enfants à qui elles donnaient naissance »
-l’institution de l’esclavage, centrale dans les premières sociétés patriarcales du Moyen-Orient, a pris dès l’origine une forme différente pour les hommes et pour les femmes : les hommes esclaves étaient exploités en tant que travailleurs, les femmes en tant que travailleuses ET fournisseuses de services reproductifs et sexuels. L’exploitation des femmes de classes populaires par les hommes des élites existe dans l’Antiquité, sous le féodalisme et dans les familles bourgeoises du XIXème et XXème siècle en Europe. « Pour les femmes, l’exploitation sexuelle est la marque même de l’exploitation de classe ». Mais qu’elles soient femmes libres mariées à des homme de l’élite, esclaves, serves ou servantes, TOUTES les femmes avaient en commun le fait d’être sexuellement et reproductivement contrôlées par les hommes » : de la reconnaissance de ce socle d’oppressions communes découle l’universalisme du féminisme.
-alors que pour les hommes, l’appartenance de classe est basée sur leur relation aux moyens de production, le fait d’en être propriétaire leur conférant la domination, l’appartenance de classe des femmes est basée sur leur relation sexuelle avec un homme–c’est par un homme que les femmes acquièrent—ou perdent—leur accès aux ressources et au statut social de la classe dominante : « en échange de votre subordination sexuelle, politique, économique et intellectuelle aux hommes de votre classe, vous pouvez partager le pouvoir de ces hommes d’exploiter les hommes et les femmes des classes inférieures ». Le contrôle du chef de famille sur ses femmes et ses enfants est le modèle du contrôle de ses sujets par le monarque.
-on relève que mariage et esclavage sont basés sur le même schéma : « les dominé-es échangent la soumission contre la protection, l’entretien matériel contre du travail non rémunéré, y compris, dans les deux cas, le travail reproductif et sexuel pour l’épouse comme pour l’esclave. Les épouses prennent le nom du mari, et dans certaines cultures, les esclaves prenaient aussi le nom de leur maître.
-les théologies des religions patriarcales constituent un verrouillage au niveau symbolique de la domination masculine sur les femmes : la volonté des hommes y est présentée comme volonté de Dieu et le premier devoir des femmes envers Dieu est de se soumettre à leur mari. Ces théologies sont basées sur « la métaphore contrefactuelle de la procréativité masculine » (la représentation inversée de la réalité qui attribue au principe masculin la capacité à donner la vie) et représentent les femmes comme nées de l’homme (et non l’inverse). Ces religions sont intrinsèquement misogynes et caractérisent les femmes comme des êtres inférieurs, faibles, infantiles et dépourvus d’autonomie. On note la circularité de ce raisonnement puisque ceux qui leur reprochent d’être inférieures, soumises et ignorantes les infériorisent, les asservissent et les maintiennent dans l’ignorance. Les hommes patriarcaux se réservent le domaine de la pensée abstraite et de la création de symboles et assignent les femmes à la satisfaction de leurs besoins matériels et émotionnels.
-ce schéma d’inversion patriarcale—les hommes attribuant aux femmes leurs propres caractéristiques négatives et s’appropriant les caractéristiques féminines positives –créatrices de vie, sagesse, contrôle des émotions et des pulsions sexuelles etc—structure la plupart des stéréotypes sexistes.
-le système patriarcal ne peut exister sans la coopération des femmes. Cette coopération est obtenue par la socialisation genrée, le manque d’éducation, le fait de diviser les femmes et de les mettre en compétition entre elles, la non-connaissance par les femmes de leur propre histoire, leur division en femmes privées/respectables et femmes non respectables, et finalement la coercition et la violence. Le manque de solidarité des femmes entre elles découle du fait que la loyauté prioritaire de chaque femme est envers le mâle dont elle dépend parce qu’il lui assure subsistance et protection. Des privilèges sont accordés aux femmes qui respectent les normes patriarcales, et les femmes ont participé pendant des siècles à leur subordination parce qu’elles ont intériorisé l’idée patriarcale de leur infériorité.
-ce qu’on appelle « émancipation » pour les femmes signifie fréquemment la possibilité pour elles de manipuler ce système en leur faveur. Mais les réformes et les changements légaux, bien qu’ils améliorent la condition féminine et soient des étapes vers l’émancipation, ne changent pas fondamentalement les structures patriarcales.
BIBLIOGRAPHIE (parties 1 et 2)
Gerda Lerner, « The Creation of Patriarchy ».
Eva Keuls, « The Reign of the Phallus, Sexual Politics in Ancient Athens »
Sylvia Walby, « Theorizing Patriarchy »
Carole Pateman, « The Sexual Contract »
Robert Jensen, « The End of Patriarchy, Radical Feminism for Men »
Phyllis Chessler, « Patriarchy, Notes of an Expert Witness »
Eva Figes, « Patriarchal Attitudes, Women in Society »
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