INTERVIEW DE MARIE-FRANCE LABRECQUE
Par Francine Sporenda
Marie France Labrecque est professeure émérite de l’Université Laval, Québec, Canada, et associée au Département d’anthropologie de cette université. Son approche est celle de l’économie politique féministe et ses recherches se sont déroulées principalement au Mexique, mais aussi en Colombie, au Pérou et au Mali, sur des questions relatives aux dynamiques de développement, aux conditions de vie des Autochtones, à la justice sociale de même qu’à l’équité de genre.
RAPPEL SUR LES FEMINICIDES DE CIUDAD JUAREZ
Le cas des féminicides de Ciudad Juárez, une ville d’environ un million et demi d’habitants située à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, est sans aucun doute le plus documenté dans le monde. La tenue de registres sur les assassinats de femmes dans cette ville a commencé en 1993. Des féministes de la ville s’étaient aperçues, en lisant les journaux, qu’un certain « pattern » (1) se dégageait des meurtres de femmes rapportés. Le cadavre de certaines d’entre elles avait été retrouvé sur des terrains vagues ou encore dans le désert entourant la ville, avec des signes de torture, des mutilations et sévices sexuels innommables. Ces caractéristiques ont contribué à nourrir de façon particulière l’imaginaire non seulement de la population mexicaine mais aussi sur le plan international. Ce sont d’abord les mères des victimes qui se sont mobilisées pour alerter les autorités régionales et nationales mais ces dernières se sont montrées peu réceptives. En collaboration avec des ONG locales mais aussi internationales, les mamans ont porté ce cas sur la scène internationale. Des campagnes ont été déclenchées et des enquêtes ont été menées par diverses organisations dont Amnistie internationale dès les années 1998 mais avec peu de résultats, il faut le dire.
Et certes, il y a toujours beaucoup plus d’hommes que de femmes qui sont assassinés mais on peut faire remarquer au moins deux choses : 1) les hommes sont tués dans la même proportion qu’ils tuent; autrement dit, il y a équivalence entre le degré de violence létale qu’ils exercent et celle qu’ils subissent; 2) la très grande majorité des femmes sont tuées par des hommes. De plus, comme les statistiques dans la longue durée l’indiquent, entre 1990 et 2015, soit en 25 ans au Mexique, le taux d’homicides d’hommes a augmenté de 41,5 % et celui de femmes de 56,8 %.
Nombre de féminicides et d’assassinats de femmes et de filles à Ciudad Juárez
1993-2017 (sources officielles)
Année | Année | Année | Année | ||||
1993 | 19 | 2000 | 32 | 2007 | 25 | 2014 | 45 |
1994 | 19 | 2001 | 37 | 2008 | 87 | 2015 | 46 |
1995 | 36 | 2002 | 36 | 2009 | 164 | 2016 | 56 |
1996 | 37 | 2003 | 28 | 2010 | 306 | 2017* | 30 |
1997 | 32 | 2004 | 19 | 2011 | 195 | ||
1998 | 36 | 2005 | 33 | 2012 | 94 | ||
1999 | 18 | 2006 | 20 | 2013 | 93 |
*Trois premiers mois de 2017. Le chiffre total se monte à 1 541.
Si les féminicides de Ciudad Juárez ont tellement attiré l’attention c’est en raison du caractère spectaculaire d’un certain nombre de ces meurtres mais aussi parce qu’à l’époque des premières constatations (ce n’est plus vrai aujourd’hui) la proportion de meurtres de femmes dans cette ville était plus élevée que dans d’autres villes équivalentes sur le plan démographique et aussi sur le plan de la configuration (i.e. par rapport à d’autres villes frontalières accueillant elles aussi des usines de sous-traitance, des maquiladoras). En fait, après Ciudad Juarez, on a commencé à se rendre compte que les féminicides étaient en quelque sorte généralisés au Mexique et que leur nombre était même plus élevé dans certains États du pays, comme par exemple dans l’Estado de México, situé près de la capitale nationale.
Les hypothèses ont été très nombreuses quant aux causes des féminicides. Je fais état dans mon livre de douzaines de ces hypothèses, certaines reposant sur une combinaison plausible de facteurs, d’autres étant plutôt farfelues. L’hypothèse qui a le plus effrayé la population est celle de meurtriers en série. Or celle-ci ne s’est jamais réellement avérée, sauf pour deux ou trois séries de quelques meurtres, malgré les efforts des autorités pour en trouver. Une autre hypothèse qui continue d’intriguer est celle de fêtes ou d’orgies organisées par des hommes riches dans des domaines isolés auxquelles on convoque des jeunes filles plus ou moins contraintes et qui se terminent par l’assassinat de ces dernières et la disposition du cadavre sur des terrains vagues ou dans le désert entourant la ville. Certes toutes les hypothèses sont à prendre en considération mais, dans le fond, il semble que la grande majorité des féminicides soient perpétrés par des hommes plutôt proches des victimes et que ces crimes soient l’aboutissement, bien souvent, d’une spirale de violences antérieures.
Maquiladoras
F : Pouvez-vous évoquer les particularités de Ciudad Juárez et pourquoi cette ville a un taux de criminalité et de délinquance très élevé?
M.F.L. : Plusieurs caractéristiques contribuent à faire de Ciudad Juárez un lieu particulier : 1) elle est située à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, ce qui a contribué, historiquement, à en faire une ville de passage; sa situation est avantageuse en termes de marché industriel et commercial (y compris le marché de la drogue puisque les États-Unis abritent le plus grand nombre de consommateurs au monde); 2) elle est un des plus anciens sites du Mexique quant aux industries maquiladoras lesquelles, dès le milieu des années 1960, ont requis de la main d’œuvre féminine en abondance, ce qui a occasionné une convergence de jeunes migrantes venues de l’intérieur de l’État et du pays vers cette ville.; 3) à partir du milieu des années 1990, elle a abrité un important cartel de la drogue qui a vu peu à peu ses prérogatives menacées par d’autres cartels émergents depuis les années 2000; 4) à partir de 2006 particulièrement, le gouvernement fédéral a déployé les forces armées dans cette ville pour tenter de venir à bout de la guerre entre les cartels. Cette mesure a déclenché un carnage sans précédent non seulement dans cette ville mais aussi dans différentes régions sensibles du pays, particulièrement là où s’était déployé l’armée. Dans tout le pays, entre 2007 et 2014, il y a eu 130 000 meurtres, 30 000 disparus, sans compter les personnes déplacées sur le territoire. En fait, en 2016, avec 23 000 meurtres, le Mexique était le deuxième pays le plus mortifère au monde, le premier rang étant occupé par la Syrie (50 000 morts) et le troisième par l’Irak (17 000).
Au plus haut de la guerre contre les cartels en 2009-2010, le taux d’homicides à Ciudad Juárez était de 167/100 000 (alors que dans la ville voisine de El Paso, Texas, il était de 2/100 000). Le taux de féminicides a suivi la même courbe ascendante que l’ensemble des meurtres dans cette ville pour ces mêmes dates, pour culminer à 60/100 000. Or un taux de 3 assassinats de femmes sur 100 000 est considéré comme élevé. En nombre absolu, pour l’année 2010, cela représentait 306 femmes.
F : Vous signalez l’impunité quasi-totale dont ont bénéficié les meurtriers de femmes à Ciudad Juárez. Quels sont les différents facteurs de cette impunité?
M.F.L. : Les facteurs sont de différents ordres. D’abord, sur le plan structurel, on remarque au Mexique la faiblesse des institutions responsables de l’administration de la justice et de la sécurité et un manque flagrant de coordination entre les différents ordres policiers (municipal, régional et fédéral). L’impunité au Mexique ne concerne pas seulement les meurtres de femmes. Elle est généralisée. Ainsi l’Indice Global d’Impunité de 2015 indiquait que parmi les 59 pays pour lesquels il est calculé, le Mexique présente de 2e pire indice juste derrière les Philippines. Selon cet Indice, dans ce pays, moins de 1 % des crimes de toutes sortes est puni. Autrement dit, les criminels ont toutes les chances de s’en tirer. En ce qui a trait au féminicide, il est clair que les situations des femmes se combinant au patriarcat ambiant se traduisent forcément par des taux de résolution des crimes à leur endroit encore plus bas que pour les hommes.
À ces facteurs structuraux, il faut ajouter les structures de pouvoir plus amples qui font du Mexique un pays inféodé aux corporations transnationales. Prenons par exemple le cas des activités extractives sur le territoire mexicain. Entre 2000 et 2010, un tiers du territoire national était susceptible d’être exploité (franchisé) par des minières (canadiennes, en l’occurrence) qui en détenaient les concessions. Ce genre de pillage environnemental exacerbe les inégalités déjà présentes dans le milieu et il s’accompagne en général de l’exploitation de la main d’oeuvre. Le recrutement d’une main d’œuvre surtout masculine dans les mines a un effet sur les femmes puisque la présence de ce type d’industrie signifie une masculinisation du milieu qui s’exprime bien souvent par la violence contre les femmes. Cette masculinisation, on l’a vue également autour de 2010 à Ciudad Juárez, avec l’irruption de la police fédérale et de l’armée pour réprimer les cartels : elle s’est accompagnée d’une résurgence sensible des féminicides dans cette ville. Voilà pour les facteurs structuraux.
En amont des crimes découlant de facteurs très généraux, et particulièrement en amont des féminicides, on trouve d’autres facteurs qui mènent à l’impunité. Ce sont des facteurs qui font écho aux rapports sociaux ambiants, tels que ceux qui s’expriment dans le patriarcat et la misogynie. Comme on l’a vu, la violence au Mexique est un phénomène généralisé dans la mesure où elle s’exerce sur plusieurs niveaux. En s’inspirant plus ou moins librement du sociologue norvégien Johan Galtung, on peut dire qu’il y a au moins trois types de violence : la violence structurelle, la violence culturelle et la violence directe. Pour ce sociologue, la violence directe, est perpétrée par des individus et laisse des traces physiques alors que la violence structurelle n’est pas directement observable mais elle laisse des traces tout aussi nocives. Lorsque la violence s’exerce sur une base quotidienne, comme par exemple la violence intrafamiliale, qu’elle soit physique, psychologique, verbale ou autre, elle devient profondément pernicieuse car celles et ceux qui la subissent finissent par penser qu’elle est normale. Sans qu’on s’en rende compte, on en vient à la tolérer, ce qui se traduit par son acceptation sociale. Par exemple, au Mexique, selon une enquête récente, 23 % des femmes affirment que ce sont les femmes elles-mêmes qui sont responsables des violences qu’elles subissent… La violence de genre, et particulièrement la violence sexuelle, se distingue de toutes les autres violences, en ce qu’elle est le seul type de violence où la victime est la première à être soupçonnée. On parle alors de « revictimisation » et celle-ci est loin d’être inhabituelle dans le processus judiciaire. Au début de la dénonciation des féminicides à Ciudad Juárez, soit dans le courant des années 1990, le gouverneur de l’État de Chihuahua où est située Ciudad Juárez aurait déclaré sans vergogne que les jeunes femmes assassinées « ne sortaient pas précisément de la messe » lorsqu’elles ont subi leur sort.
F : Vous dites que « le féminicide est un crime d’Etat ». Pouvez-vous expliquer? Et en quoi les féminicides de Ciudad Juárez démontrent-ils cette assertion?
M.F.L. : En fait, lorsque j’écris que le féminicide est un crime d’État, je fais écho à Marcela Lagarde qui met cette affirmation de l’avant lorsqu’elle définit le féminicide (2). Il s’avère que l’État mexicain n’assume pas ses responsabilités vis-à-vis ses citoyens, particulièrement les plus vulnérables d’entre eux. Il ne fournit pas aux femmes les garanties nécessaires pour leur sécurité, que ce soit dans la sphère publique ou dans la sphère privée. Pourtant, le Mexique a adhéré à la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF). En ce qui concerne la sphère publique, on constate que la mollesse de l’État quant aux performances de l’appareil judiciaire (que ce soit au niveau de la police, des procureurs, des juges, etc.) entretient l’impunité. Quant à la sphère privée, les dispositions de la CEDEF précisent clairement que les États aussi peuvent être responsables d’actes privés s’ils n’agissent pas avec la diligence voulue pour prévenir la violation de droits ou pour enquêter sur des actes de violence faites aux femmes, les punir et les réparer.
Comme je l’explique dans mon livre, le patriarcat est une structure de violence qui s’institutionnalise dans la famille, se consolide dans la société civile et se légitime dans l’État. Ce dernier est l’échelon suprême en ce qui concerne la chaîne des responsabilités. Or malgré la mise en place de mesures préventives et punitives, tel que la Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violence, publiée le 1er février 2007, ou encore la reconnaissance du féminicide comme crime spécifique dans le code criminel et passible de 40 à 60 ans de prison, l’État ne fournit pas les moyens (institutionnels et financiers, notamment) par lesquels ces mesures pourraient se concrétiser. Donc, les féminicides, en dernière instance, interpellent la responsabilité de l’État.
F : Pouvez-vous nous parler du rôle que joue la corruption des institutions politiques, de la police et de la justice dans cette impunité des féminicides? Et de ce qui est arrivé à la journaliste Lydia Cacho?
M.F.L. : Il est évidemment très difficile de prouver qu’il y a corruption. Au Mexique, même faire des enquêtes à ce sujet est dangereux. Il y a pourtant des événements qui sont très révélateurs de cette corruption. Prenons par exemple le cas des « narcofosses » au début de l’année 2004 dans la région qui nous intéresse : on a alors découvert les cadavres de 12 personnes exécutées par des éléments du crime organisé avec le concours de membres du corps policier de l’État de Chihuahua. Autrement dit, des policiers se sont transformés en assassins à la solde des narcotrafiquants.
Le cas de Lydia Cacho et de ce qui lui est arrivé à la suite de la publication de son livre Los demonios del Eden (Les démons de l’Éden) est, pour sa part, très révélateur de la collusion entre l’État et des hommes très puissants qui sont aussi liés au crime organisé. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’on ne peut éliminer complètement l’hypothèse dont je parlais plus haut selon laquelle des féminicides auraient été commis par des hommes puissants au cours de fêtes orgiaques, et qui échappent à la justice en raison de leur influence sur le pouvoir politique – soit dit en passant, ce type d’argument est au centre même du travail de la journaliste du El Paso Times, Diana Washington.
Lydia Cacho
Pour revenir à Lydia Cacho, je ne peux que rappeler ce que je rapportais dans mon livre : le livre de Cacho présente les résultats de son enquête sur les réseaux de protection dont jouissent certaines personnes qui pratiquent la pornographie infantile au Mexique ou qui sont carrément pédophiles. À la suite de la publication de son livre, d’une plainte pour calomnie et diffamation a été déposée à son encontre par une personne proche de l’un des pédophiles qu’elle dénonçait; un mandat d’arrêt a été émis par une juge de Puebla que l’on soupçonne avoir été soudoyée pour qu’elle le fasse. Cacho qui se trouvait alors à Cancun a été enlevée, séquestrée, transportée par la route (un trajet de 20 heures) à Puebla où elle a été emprisonnée. Des extraits de conversations téléphoniques enregistrées après l’arrestation de Cacho, révèlent en effet que le gouverneur de l’État de Puebla (de 2005 à 2011), Mario Marín, avait été en contact avec des personnes de ce réseau et qui lui auraient offert des « cadeaux » (en échange de sa protection?).
Autrement dit, avec la mise au jour du réseau criminel de pédophiles, on pouvait remonter jusqu’aux plus hautes sphères politiques de l’État de Puebla. En tous cas, l’appareil judiciaire de l’État s’est mobilisé pour interpeller la journaliste et militante des droits humains. Elle a éventuellement été acquittée des charges qui pesaient contre elle. Par contre, elle a porté sa cause devant la Cour suprême considérant que ses droits humains avaient été violés lors de son arrestation. Or la Cour suprême a rejeté sa requête en 2007 ce qui, évidemment, a provoqué l’indignation des milieux progressistes au Mexique. D’autres facteurs sont en cause, mais il me semble qu’il s’agit là d’un exemple clair de la collusion du système de justice (la plainte qui a été accueillie contre la journaliste, la police qui est allée la quérir à Cancun et qui l’a séquestrée, la Cour suprême) et du pouvoir politique (le gouverneur de l’État de Puebla), un exemple également de la capacité du crime organisé à influencer le cours de la justice.
Pour conclure sur cette question, je dirais que la notoriété de Lydia Cacho l’a pour ainsi dire protégée de sévices encore pires, peut-être même de la mort. En effet, le Mexique est l’un des pires pays en ce qui concerne le nombre de journalistes assassinés. Les femmes journalistes n’y échappent pas et plusieurs assassinats portent la marque du crime organisé comme c’est le cas de l’assassinat en mars 2017 de la journaliste chihuahuanense (de l’État de Chihuahua), Miroslava Breach. Elle avait publié peu auparavant une série d’articles sur l’infiltration des mairies locales par le crime organisé. Elle travaillait au moment de son assassinat sur la perforation illégale de puits et l’achat d’équipement de haute technologie pour l’irrigation dans 9 municipalités de l’État; elle considérait qu’il s’agissait là de blanchiment d’argent de la part des narcos.
F : Pouvez-vous commenter sur l’hypothèse de Laura Segato qui parle, comme étant à l’origine de ces féminicides, d’ « un régime patriarcal de l’ordre mafieux »?
M.F.L. : En fait, pour Segato, malgré la diversité des ordres de genre qui prévalent dans le monde, il s’agit partout et toujours de régimes patriarcaux car le masculin prévaut dans les systèmes et les hommes dominent dans les pratiques. Pour sa part, la notion d’«ordre mafieux » désigne un type d’organisation qui repose sur un mode économico-militaire (pensons aux cartels de la drogue). Celui-ci vient coexister avec le soi-disant « ordre démocratique » et constitue le substrat d’un État parallèle.
Pour revenir à l’hypothèse dont vous parlez dans votre question, dans un livre publié en 2016, La guerra contra las mujeres (La guerre contre les femmes), Laura Segato définit deux types de féminicides : ceux qui s’appuient sur des motivations d’ordre personnel ou interpersonnel (il y a plus ou moins grande proximité entre la victime et l’assassin) et ceux qui sont carrément impersonnels. Dans le premier cas, c’est une femme en particulier qui constitue l’objet du crime. Dans le second cas, c’est la catégorie « femme » qui constitue l’objet du crime, ou encore des femmes d’un certain type racial, ethnique ou social. Autrement dit, ce n’est pas une femme en particulier qui est attaquée mais « la » femme en général. Or certains crimes perpétrés à Ciudad Juárez contre les femmes ne sont pas seulement des crimes misogynes. Ils évoquent en plus un rituel entre initiés dans lequel des femmes interchangeables font figures de victimes sacrificielles; c’est un langage qui vient confirmer l’existence d’un ordre parallèle au-delà de l’État lui-même mais qui existe justement en raison de la faiblesse et de la lâcheté de ce dernier. Segato fait bien sûr référence, s’agissant de Ciudad Juárez, à la présence du crime organisé, des cartels de la drogue, bref de la mafia.
Pour Segato, ces crimes du second type correspondent au féminicide mafieux, celui perpétré par le régime patriarcal de l’ordre mafieux qu’elle appelle « fémigénocide » – un crime générique, systématique, impersonnel et éloigné de l’intimité des agresseurs. Certes, d’autres militantes féministes comme Monárrez ont déjà fait la distinction entre les féminicides sexuels systémiques et les autres mais si Segato insiste pour en faire une catégorie à part, c’est que, selon elle, ces crimes devraient être jugés par les instances internationales comme crimes de lèse-humanité et de génocide et que les enquêtes les concernant devraient être menées avec une méthodologie particulière.
F : Il y avait un nombre important de « maquiladoras » parmi ces victimes de féminicides. Quelle est l’image de ces femmes dans les représentations collectives mexicaines, quelles sont les violences qu’elles subissent au travail, et pourquoi sont-elles, avec les prostituées, des proies toutes désignées pour ces féminicides?
M.F.L. : Précisons que les maquiladoras sont des usines d’assemblage qui fonctionnent sur la base de capitaux internationaux et quelquefois nationaux et dont les produits sont destinés principalement à l’exportation. Ces produits, lors de l’exportation, jouissent d’une exonération fiscale sur la valeur ajoutée, ce qui est très avantageux pour les producteurs. Des maquiladoras se sont installées dans les villes de la frontière dès les années 1960 et la main d’œuvre recherchée était surtout celle des femmes. À Ciudad Juárez, ce furent principalement des maquiladoras dans le domaine de la confection qui s’y sont installées. La main d’œuvre féminine y était particulièrement prisée sur la base de ses qualités soi-disant intrinsèques, soit la dextérité (des doigts de fée, disait-on) mais aussi de leur patience et leur docilité. La concentration des maquiladoras a été très importante dans toutes les villes de la frontière. Pour donner une idée, à Ciudad Juárez, en l’an 2000, il y avait environ 400 maquiladoras et un total de près de 260 000 travailleuses et travailleurs dont 60 % de femmes. Dans une ville d’un million d’habitants, c’est énorme.
En fait, le nombre de travailleuses des maquiladoras victimes de féminicides ne dépasse certainement pas 15-20 %. Par contre, le fait de la présence dans cette ville d’une proportion importante de femmes travailleuses, salariées, et éventuellement plus indépendantes que l’image que l’on se fait habituellement des femmes mexicaines, a beaucoup contribué à la réflexion sur une redéfinition du genre. Au moins deux types d’hypothèses ont été faites sur les liens entre les maquiladoras et les meurtres de femmes. Premièrement, le fait que certaines travailleuses « osaient » dépenser leur salaire dans les discothèques et les bars après leur quart de travail laissait croire qu’elles étaient des filles faciles que les hommes pouvaient aborder et abuser tant qu’ils le voulaient. Deuxièmement, le fait que les femmes avaient plus facilement un emploi ou gagnaient davantage que les hommes (leur compagnon, leur père ou leur frère par exemple) provoquait une frustration chez ces derniers qui ne pouvaient accepter la redéfinition implicite du genre que cela représentait. Les deux hypothèses peuvent être comprises en référence à la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, tellement prégnante dans l’imaginaire mexicain, que ce soit celui des femmes ou celui des hommes. En effet, pour certains secteurs de la population ou plus précisément dans certaines classes de la société mexicaine, la place traditionnelle des femmes est au foyer et quiconque d’entre elles investit la sphère publique se rend vulnérable aux yeux de la société en général et aux yeux des hommes en particulier. À preuve, on a affublé les travailleuses des maquiladoras qui osaient prendre un verre ou s’amuser avec leur salaire de « maquilocas », littéralement « folles des maquiladoras ». Au Mexique, quand on qualifie une femme de « loca » (folle), on ne fait pas référence à sa santé mentale mais bien à son comportement sexuel.
En somme, l’intégration massive des femmes au marché du travail aurait entraîné des changements dans les rapports entre les femmes et les hommes, changements inacceptables pour certains d’entre eux qui seraient passés au meurtre. Certes il n’y a pas un rapport direct entre l’une et l’autre de ces dynamiques, mais l’idée de prendre en considération l’effet des changements du marché du travail sur les rapports de genre reste intéressante – pourvu bien entendu que l’on tienne compte d’un ensemble d’autres facteurs
F: Evangelina Arce, mère d’une des disparues, note qu’ « il n’y pas une seule fille riche qui a disparu ». Ces féminicides ont-ils une dimension raciste et « classiste », comme les disparitions et meurtres de femmes autochtones au Canada?
M.F.L. : Tant au Mexique qu’au Canada, dans le cas des femmes autochtones disparues et assassinées, on peut constater une articulation entre les facteurs de genre, de classe et de race – cette dernière étant entendu comme une construction sociale n’ayant aucun fondement biologique mais ayant des effets sociaux concrets, tel que le racisme. Au Mexique, effectivement, même si des femmes de toutes les classes sociales sont assassinées – au moment de cette entrevue, je viens d’apprendre qu’une femme médecin de 29 ans a été assassinée dans l’Estado de México –, il est clair que ce sont les femmes des classes populaires qui le sont majoritairement. Rappelons que 40 % de la population mexicaine est considérée comme pauvre. De cette proportion, 20 % se trouve dans une situation de pauvreté extrême. Mais surtout, il est clair aussi que les autorités traînent davantage les pieds lorsqu’il s’agit de personnes issues de familles pauvres et racisées (celles auxquelles on attribue des origines autochtones en raison de leur lieu de résidence, de leur couleur de peau, de leur façon de s’exprimer ou de se vêtir). Les témoignages des mamans de victimes que nous avons rencontrées à Ciudad Juárez font état des humiliations à leur endroit de la part des autorités lorsqu’elles osaient faire un suivi des enquêtes concernant leur fille.
Dans le cas des Autochtones du Canada, leur vulnérabilité est un fait établi. Certains indicateurs commentés par la revue Macleans en 2015 montrent que leur situation sur les plans de l’économie, de l’éducation, de la santé, de la justice, est pire dans certains cas que celle des Afro-américains aux États-Unis, ce qui n’est pas peu dire. Quant aux femmes autochtones, à tous ces facteurs vient s’ajouter celui de l’imaginaire colonial. En effet, dès les premiers temps de l’arrivée des Européens, les hommes ont requis l’accès aux femmes autochtones pour satisfaire leur sexualité, les forçant ainsi à se prostituer. Le droit de possession sur les femmes autochtones s’est néanmoins perpétué dans l’imaginaire du colon blanc. On croit que les femmes autochtones et leur corps sont accessibles. Depuis le contact avec les Européens d’ailleurs, on a vu se former deux images contradictoires des femmes autochtones : d’un côté, celle de la princesse indienne, pure et intouchable et de l’autre, la squaw (un terme péjoratif) aux mœurs légères dont l’homme européen pouvait disposer à volonté. Cet imaginaire colonial s’est vraisemblablement projeté dans le traitement réservé aux Autochtones en général et aux femmes autochtones en particulier. Il semble avoir traversé les siècles. Faut-il se surprendre du fait que les femmes autochtones disparues ou assassinées représentent 24,8 % de toutes les femmes assassinées au Canada alors que la population autochtone n’atteint que 4 % de la population totale?
F : Vous parlez, à propos des multinationales employant des maquiladoras, d’ « irresponsabilité corporative » face à ces féminicides? Pouvez-vous expliquer? Plus largement, est-ce qu’il y a un lien indirect entre l’ALENA, la globalisation de l’économie et les féminicides de Ciudad Juárez?
M.F.L : Les multinationales ont fait et continuent de faire d’immenses profits sur le dos des travailleuses et travailleurs des maquiladoras. Plusieurs études ont montré que le salaire des ouvrières en particulier sont dérisoires par rapport au prix auquel les produits sont vendus. Je me rappelle avoir mentionné à une travailleuse de maquiladora le prix sur le marché d’un jean fabriqué dans l’usine où elle travaillait. Ce jean se détaillait à 100 $ alors qu’elle en gagnait à peine 50 par semaine. Elle m’a répondu : « Ne m’en parle pas, j’aime autant ne pas le savoir! » tellement c’était au-delà du réel pour elle.
Malgré les profits énormes qu’obtiennent ces usines, elles s’arrangent pour payer le moins possible de taxes et d’impôts dans les municipalités où elles sont installées. À Ciudad Juárez, le maire de la ville que nous avons interrogé en 2004, nous disait que 50 % des rues de la ville n’étaient pas pavées. De plus l’éclairage public était déficient. Des revenus seraient donc les bienvenus pour améliorer de tels services publics. Quel rapport avec les meurtres ou en tous cas avec certains d’entre eux? C’est qu’en général les personnes qui travaillent dans les maquiladoras, parce qu’elles sont originaires de l’extérieur de la ville, sont installées dans des logements précaires dans des quartiers périphériques dont les rues, justement, ne sont pas pavées. Parce qu’elles sont dans un sale état, ces rues ne sont pas praticables pour les véhicules du transport public qui ne se rendent donc pas dans ces quartiers. La conséquence pour les travailleuses et les travailleurs, c’est qu’elles et ils doivent faire une partie du trajet à pied. Or les quarts de travail commencent ou finissent parfois en pleine nuit. Cela signifie que l’on est parfois obligé de se déplacer à pied dans des endroits mal ou pas éclairés, ce qui, dans une ville comme Ciudad Juárez, par exemple, est vraiment risqué. À preuve, les travailleuses des maquiladoras qui ont été assassinées l’ont été en route pour leur travail ou sur le chemin du retour. J’estime que si les corporations qui possèdent les maquiladoras étaient de bons citoyens corporatifs, elles feraient leur part et verraient à ce que leurs travailleuses et travailleurs soient en sécurité non seulement lorsqu’elles et ils travaillent mais également dans leur vie de tous les jours. Le plus loin où certaines de ces corporations se sont rendues lorsque l’on a pris conscience des premiers féminicides, c’est d’offrir des cours d’auto-défense à leurs travailleuses – une façon peu subtile de les responsabiliser pour leur propre sort. Pour toutes ces raisons, je parle d’« irresponsabilité corporative ».
Le lien entre la globalisation de l’économie (et par conséquent avec l’ALÉNA qui en est l’un des instruments) et les féminicides peut être bien entendu établi quoique indirectement. Pourquoi indirectement? C’est que l’on assiste dans bien des pays à cette globalisation mais qu’elle ne s’exprime pas partout et toujours par le féminicide. Je pense qu’il faut vraiment tenir compte des dynamiques nationales, régionales et locales pour comprendre les liens entre les deux ordres de phénomènes. Même à l’intérieur d’un pays comme le Mexique, on ne peut pas comprendre de la même façon les féminicides de Ciudad Juárez et ceux qui se produisent, disons, dans l’Estado de México ou encore dans l’État de Puebla ou dans celui du Yucatan. Bien qu’ils soient présents, d’autres facteurs que la présence du crime organisé, des cartels de la drogue et de l’armée sont parfois à prendre en compte dans chacune des régions.
Par exemple, en 2015 dans l’État Estado de México, il y a eu 406 exécutions de femmes, soit 17 % de tous les assassinats de femmes au niveau national, de sorte que cet État est devenu le plus dangereux du pays pour les femmes. Certes le crime organisé est présent, mais il faut aussi tenir compte du fait que cet État constitue en quelque sorte la périphérie de la ville de Mexico; plusieurs de ses villes sont devenues des villes dortoirs, avec un système de transport déficient, et certains quartiers se construisent sans plan précis d’urbanisation. Tous ces facteurs se réunissent pour constituer un immense piège pour les femmes.
Un autre exemple de lieux risqués pour les femmes est celui de l’État de Tlaxcala qui se distingue d’ailleurs comme étant un haut lieu de la traite des femmes à tel point que les autorités en place, plutôt que de prendre les mesures pour l’enrayer, tentent de convaincre qu’il ne s’agit que d’un mythe.
Les meurtres et disparitions de femmes s’intensifient également dans l’État du Quintana Roo où se trouvent Cancun et la Riviera Maya, haut-lieu du tourisme national et international. On tente d’attirer encore davantage le touriste en recourant à la marchandisation des caractéristiques féminines qui sont associées à l’idée du paradis et de l’exotique.
Enfin, on peut mentionner le cas de l’État de Puebla où, selon certaines sources, il y a une épidémie d’assassinats de femmes. En 2016, la majorité des assassinats de femmes dans la ville de Puebla ont été commis contre des jeunes femmes enceintes, souvent tuées par leur petit ami. Puisque l’avortement est presque entièrement défendu dans cette ville, les jeunes filles n’ont pas beaucoup d’alternatives lorsqu’elles tombent enceintes.
Bien entendu, un meurtre de femme reste un meurtre de femme. Mais si l’on veut prendre des mesures pour le prévenir, il importe d’en connaître le contexte. C’est la raison pour laquelle il vaut la peine que les chercheuses continuent de se mobiliser sur la question des féminicides, que ce soit au Mexique, ici ou ailleurs.
Mots-clés : Mexique, féminicide, cartels de la drogue, impunité, crime d’Etat, maquiladoras, corruption, misogynie, corporations, patriarcat, mafias.
(1) Schéma caractéristique.
(2) Simultanément aux dénonciations des féminicides, des recherches ont été menées sur le sujet notamment par des chercheuses mexicaines dont l’anthropologue Marcela Lagarde, ancienne députée du Parti de la révolution démcratique (PRD), et la sociologue Julia Monárrez. Elles (et plusieurs autres d’ailleurs) ont cherché à dégager la spécificité des féminicides par rapport à d’autres crimes de violence contre les femmes. Elles ont rejoint en cela des recherches qui se faisaient déjà sur le plan international, particulièrement depuis les meurtres de l’École polytechnique de l’Université de Montréal, le 6 décembre 1989, alors que 14 femmes ont été ciblées explicitement parce qu’elles étaient des femmes et abattues par un homme qui, sur le site même, s’est donné la mort. C’est plus ou moins à partir de cet événement que l’on a commencé à conceptualiser le féminicide qu’on appelait d’ailleurs femicide (à partir de l’anglais). Celui-ci était défini comme le meurtre misogyne de femmes par des hommes.
Un des apports de Marcela Lagarde a été d’hispaniser le terme et parler de féminicide, reconnaissant l’apport des féministes latino-américaines. Un autre de ses apports importants a été de mettre l’État et sa responsabilité au centre de la définition du féminicide. Quant à Julia Monárrez, celle-ci a distingué divers types de féminicides : d’une part le féminicide sexuel systémique (celui qui a marqué l’imaginaire, dans lequel les cadavres sont cruellement mutilés), d’autre part le féminicide intime (évitant le détournement de sens que produit l’expression « crime passionnel ») et enfin le féminicide en raison d’occupations risquées ou stigmatisées. Toutes ces distinctions n’empêchent toutefois pas que les frontières entre différents types de meurtres de femmes sont parfois très ténues.
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