DANS LES BORDELS ALLEMANDS
Interview par RAE STORY
Selon des femmes qui ont exercé la prostitution en régime de légalisation, les affirmations qui posent que la légalisation garantit la sécurité de la prostitution sont des mythes. Rae Story parle avec Alexis et Marie qui ont été prostituées en Allemagne, où la prostitution est légale.
R.S. : Bonjour Alexis, tu souffres de symptômes psychologiques et physiques suite à ton passage dans la prostitution. Peux-tu m’en parler ?
A: Oui, c’est mon trauma post-prostitution. Quand j’étais encore dans la prostitution, je souffrais de symptômes psycho-traumatiques qui se manifestaient par des blocages musculaires sévères dans la partie droite de mon cou, de mes épaules et de mon dos. Dans les périodes aigües, je ne pouvais ni m’asseoir, ni me tenir debout, ni me déplacer. Ca s’est produit il y a 4 ans, et je suis toujours en train d’essayer de résoudre ces blocages musculaires douloureux par l’ostéopathie, la physiothérapie et le yoga. Ca s’aggrave avec le stress.
En général, je suis incapable de gérer le stress ou toute situation dans laquelle je me sens sous pression pour faire quelque chose que je ne veux pas faire mais à quoi je ne peux pas échapper. En clair, je suis incapable de travailler. Mes réactions au stress et mes problèmes d’anxiété sont devenus extrêmes quand je suis sortie de la prostitution et cela a continué pendant des années. Ca va mieux maintenant grâce à différents traitements. Mon système nerveux sympathique était en alerte rouge tout le temps, et c’était difficile de me relaxer, de dormir et de rester calme. J’ai essayé l’auto-médication en fumant de l’herbe pendant des années. A cause de mes crises de panique, je ne me sens pas à l’aise dans des foules ou dans des espaces fermés, ou en compagnie d’autres personnes, dans les bars, les ascenseurs ou les entrées d’immeubles. Ma sexualité est perturbée. Je ressens encore une excitation quand je pense à des viols parce que j’ai érotisé ces situations afin de pouvoir survivre à la prostitution. Je suis très tendue dans des situations sexuelles, j’ai de la peine à respirer, j’étouffe. Je dissocie, je ne sens plus mon corps. Je pourrais continuer sur mes symptômes.
R.S. : Je sais ce que c’est, j’en suis encore à essayer de ne plus être en alerte tout le temps, mais quand vous avez essayé d’échapper à une situation que vous ressentiez comme dangereuse—ça peut prendre très longtemps pour revenir à « il n’y a plus de danger maintenant, calme-toi ! ». Quelle a été ton expérience de la prostitution ?
A : J’ai été dans la prostitution de 2011 à 2012. D’abord dans un bordel à Berlin, puis en tant qu’escort à Francfort.
R.S. : Peux-tu me parler de ton expérience dans le bordel à Berlin, comment était le management, comment ça se passait tous les jours, comment étaient les autres femmes ?
A: Ok, le bordel à Berlin était un tout petit établissement. C’était considéré « haut de gamme », pas un ces bordels au forfait (où les clients pour un prix fixe, peuvent avoir accès à autant de femmes qu’ils le souhaitent autant de fois qu’ils le souhaitent).
R.S. : Je vois. Combien de femmes dans une « équipe » ?
A : Habituellement, 3 à 6 femmes, disponibles de midi à minuit. Officiellement, le manager était une femme dans la cinquantaine qui se prostituait occasionnellement mais seulement avec des clients réguliers. Mais en fait, elle était juste la façade féminine du bordel. Le vrai manager était un homme, c’était un homme d’affaires dans l’immobilier qui avait son bureau juste à côté et qui faisait régulièrement des apparitions dans le bordel pour surveiller ce qui s’y passait. La femme n’était pas là très souvent, je crois qu’elle avait des problèmes psychologiques et d’addiction.
R.S. : Ce genre de bordel est-il courant en Allemagne, comparé aux plus grands ?
A: Non, les grands sont plus courants. Je sais qu’il y a de petits bordels installés dans des appartements et gérés par des femmes seules ou à plusieurs. Je n’y suis pas restée assez longtemps pour en savoir davantage sur ce genre d’établissements. Ils sont certainement moins visibles que les grands bordels.
R.S. : Si ce bordel était petit et « haut de gamme » (donc je suppose plus cher que les grands bordels), est-ce que les conditions pour pouvoir y travailler étaient plus strictes ?:
A: Oui, c’était beaucoup plus cher. Je crois que les clients payaient 180 Euros pour une heure, dont le management gardait 50%. C’était la femme qui interviewait les candidates pour voir si elles convenaient. La plupart des femmes devaient être jeunes, la vingtaine, et surtout allemandes. Mais plus tard, une femme plus âgée et alcoolique est arrivée, et cela m’a surprise de la voir, mais ils avaient de plus en plus de difficultés à recruter des filles. Les grands bordels les ramassaient toutes.
R.S. : Pourquoi certaines femmes travaillaient-elles dans les bordels plus petits et plus chers, et d’autres dans les plus grands et moins chers ?
A : J’ai rencontré une femme qui avait travaillé avant dans un grand bordel. Je pense qu’il y a moins d’exploitation dans les petits, avec moins de contrôle des proxénètes. Davantage de liberté pour se détendre entre les clients, et moins de pression pour faire un nombre obligatoire de clients par jour. Les plus petits bordels offrent aux femmes une sorte d’illusion d’indépendance. Et une fois que vous êtes dans les grands, c’est vraiment dangereux d’en sortir ; vous devez « travailler » tous les jours, toute la journée.
R.S. : Si l’on admet que les petits bordels sont moins brutaux que les grands, pourquoi tant de femmes choisissent les plus grands (vous dites vous-même que le bordel où vous avez « travaillé » avait de la peine à attirer des femmes) ?
A : Parce que dans les grands, vous gagnez plus d’argent. La femme avec qui je suis devenue amie m’a dit qu’elle était inquiète parce qu’elle ne gagnait pas assez d’argent dans ce petit bordel, et envisageait de retourner au « Artémis » (un méga-bordel allemand) à cause de ça, même si ça la rebutait d’y retourner.
R.S. : Je vois, donc ces grands bordels sont meilleur marché mais attirent plus de clients ?
A: Oui. C’est une des choses qui m’inquiètent le plus au sujet de la légalisation en Grande-Bretagne. Les gens pensent que cela permettra aux femmes d’ouvrir de petits bordels indépendants mais en fait, ça favorisera surtout les grands établissements et ils auront le pouvoir de faire un maximum d’argent.
R.S. : Alors ça veut dire que les clients préfèrent les grands bordels ?
A: Oui, c’est ça. Il y a davantage de femmes à choisir : il y a des nouvelles plus souvent parce qu’ils déplacent fréquemment les femmes d’une ville à l’autre. C’est meilleur marché et les hommes peuvent rester toute la journée et baiser plusieurs femmes.
R.S. : En Grande-Bretagne, les clients ont peur d’aller au bordel parce qu’ils craignent d’être vus. Est-ce que les clients allemands ont peur d’être vus, ou pris sur le fait ? Je veux dire, s’ils sont mariés etc ? Quelle est l’attitude en Allemagne envers les hommes qui achètent du sexe ?
A: Hmmm, je ne sais pas, les Allemands que j’ai vus n’avaient pas l’air trop inquiets. C’est légal, donc c’est ok. Du moment que leur femme ne sait rien.
R.S. : Je vois. Un des arguments que les gens avancent en faveur de la légalisation, c’est que le tabou ou la stigmatisation des prostituées disparaitront. Est-ce que ça s’est produit en Allemagne?
A: Non. Très peu de femmes se font enregistrer comme prostituées parce que personne ne veut être connue comme ayant travaillé dans la prostitution. Je le disais franchement à certaines personnes. Elles étaient choquées mais faisaient semblant de ne pas l’être parce qu’on n’est pas censé en faire toute une affaire. Mais elles me traitaient quand même comme une prostituée. Ce à quoi ça sert surtout, c’est à supprimer la stigmatisation pour les hommes qui traitent toutes les femmes comme des objets sexuels potentiels.
R.S. : Oui, c’est ce que je pense. La légalisation a existé autrefois en Europe sous différentes formes, et la stigmatisation des femmes prostituées n’a jamais changé. Sur la base de ça, pourquoi pensez-vous que certaines prostituées sont toujours convaincues que légaliser les propriétaires de bordel réduira la stigmatisation des prostituées et leur donnera un meilleur statut ?
A: Je pense que ces femmes croient que cela leur permettra de « travailler » plus facilement sans proxénète et que ça leur donne davantage de contrôle mais personne n’a vraiment envie de « travailler » dans les grands bordels qui sont le résultat de la légalisation. Tout le monde veut être une escort haut de gamme indépendante qui peut choisir ses clients et qui n’a pas besoin de travailler beaucoup parce que ses tarifs sont chers.
R.S. : Par définition, ça ne peut concerner qu’une petite minorité.
A : Exactement. Et celles-là, elles sont souvent allemandes, souvent diplômées, et elles s’organisent et elles se font entendre. Les filles pauvres d’Europe de l’Est qui doivent envoyer de l’argent à leur famille et qui travaillent dans les grands bordels n’ont pas le temps de s’organiser politiquement.
R.S. : Merci Alexis d’avoir échangé avec moi.
R.S. : Marie, pouvez-vous me donner une petite biographie résumant votre expérience dans l’industrie du sexe ? Où, quand, et combien de temps ?
M : Oui. J’ai 55 ans, et je suis entrée dans l’industrie du sexe à 42 ans, et j’en suis sortie environ 3 ans plus tard. Quand j’étais enfant, j’ai subi de nombreuses violences sexuelles, d’abord par mon père, puis plus tard par des militants de gauche allemands. L’un d’entre eux était le mari de mon professeur. Elle l’a su, a trafiqué mes notes et j’ai été virée de l’école, la première cassure dans ma vie due aux violences.
Quand j’ai eu 40 ans, je me suis trouvée dans une situation financière difficile, et je ne pouvais pas supporter l’angoisse du loyer à payer et des factures impayées qui s’accumulaient. Je travaillais comme serveuse et taxi 7 jours par semaine mais ce n’était pas assez.
Complètement désespérée, j’ai pensé : « je suis féministe, je suis une femme indépendante ! » Et j’ai décidé de demander de l’argent pour ce que je pensais être juste un coup d’un soir.
R.S. : Les gens disent « la cause de la prostitution, c’est telle ou telle chose ». Mais ça semble toujours être le résultat de la conjonction de plusieurs facteurs, de mauvaises expériences sexuelles, le viol, la pauvreté, les drogues. C’est une combinaison de vulnérabilités. Dans quel type de prostitution vous étiez ?
M: J’ai mis des annonces en ligne, il y a des sites pour ça. Vous payez 30 Euros par mois et vous pouvez arranger des rencontres avec des clients sur ces sites. Dans des hôtels de luxe, des motels bon marché, dans des parkings, des bordels, dans des bois. Ou chez eux, dans leur voiture. N’importe où et partout.
R.S. : Dans des bordels allemands légaux ?
M: Oui, dans des bordels légaux, vous pouvez louer des chambres à l’heure, une chambre sale et sordide pour environ 30 Euros de l’heure.
R.S. : Je vois. Donc il y a toutes sortes de personnes en Allemagne qui gagnent de l’argent sur le dos des prostituées. Est-ce que vous aviez l’impression que vous pouviez refuser un client, en particulier si le contexte était plus menaçant, comme d’aller dans la voiture d’un client, ou en extérieur ?
M: Je pouvais refuser pendant la négociation—avant qu’on ne se rencontre—mais si je prenais la décision d’y aller, je devais y aller. Les clients sont tous connectés et si vous en refusez un parce qu’il est affreux ou très sale, ils parleront de vous entre eux, diront que vous n’agissez pas de façon professionnelle, et vous pouvez perdre des clients.
R.S. : Vous voulez dire sur les forums de clients et les sites d’évaluation ?
M: Oui.
R.S. : Je comprends. Donc vous vous identifiez comme féministe avant d’entrer dans l’industrie du sexe. Comment voyez-vous l’industrie du sexe, politiquement ?
M: Avant que la légalisation ne soit adoptée en 2002, les gens qui militaient en sa faveur soutenaient que les prostituées seraient moins stigmatisées et je pensais alors que ça paraissait convaincant. Aussi, ils mettaient en avant des femmes proxénètes en disant que ce seraient elles qui géreraient les bordels.
R.S. : Vous voulez dire que vous avez soutenu ce changement de la loi en 2002 parce que vous étiez convaincue que cette loi éliminerait le stigmate qui cible les prostituées ? Et oui, ils ont tendance à faire ça, promouvoir ces idées en mettant en avant des « femmes-patrons » qui sont aussi des « travailleuses du sexe ». Ils ont fait ça en Allemagne aussi ?
M: Non, je n’ai pas soutenu la loi, j’ai juste observé sans réagir quand elle a été passée. Ils ont dit que la légalisation apporterait aussi des programmes de sortie pour les femmes prostituées et j’ai pensé que c’était une bonne chose. Plus tard, quand j’ai essayé de sortir de la prostitution, et que je souffrais de PTSD, j’ai cherché de l’aide et j’ai découvert qu’il n’y avait pas réellement de soutien ou de programmes d’aide à la sortie.
R.S. : Donc les conseils ont dit qu’il n’y avait pas de soutien spécifique pour les femmes qui voulaient sortir de la prostitution ? Malgré toutes ces annonces sur le fait qu’il y aurait de tels programmes qui seraient mis en place avec la loi ?
M: Oui, il n’y avait rien. Pas d’aide et la prostitution parquée dans des bordels géants et dans des zones industrielles. Les dommages causés sont invisibles.
R.S. : Est-ce qu’il y avait beaucoup de femmes migrantes prostituées là où vous étiez ?
M: Oui, beaucoup, et très jeunes.
R.S. : Vous en avez rencontré dans les bordels ?
M: Oui, et dans les rues. La plupart ne parlent même pas allemand et elles vivaient dans les bordels où elles devaient servir les clients.
R.S. : Et elles devaient payer le loyer de leurs chambres comme vous ?
M: Non, elles devaient payer environ 150 Euros par jour. Je le sais parce que des propriétaires de bordel m’ont offert de faire ça aussi, mais quand j’ai refusé, ils ne voulaient plus me louer une chambre à l’heure, donc j’ai dû partir.
R.S. : Est-ce que ces femmes ont aussi des proxénètes à l’extérieur du bordel ?
M: La plupart ont des proxénètes. Souvent de leur famille, à cause de la pauvreté dans leur pays d’origine. Leurs pères et leurs frères sont ceux qui les prostituent et qui les trafiquent. Les femmes migrantes sont amenées en Allemagne par des réseaux familiaux de trafic de femmes, souvent des Roms, et elles sont placées dans des bordels allemands. Elles sont aussi contrôlées par des gangs de motards, comme les « Hell’s Angels ».
R.S. : Donc elles sont toutes dans une extrême pauvreté avant qu’elles décident de venir ?
M: Oui, dans une pauvreté extrême, et exclues de l’éducation et des aides sociales. Un politicien en Hongrie a déclaré au parlement : « ce sont des animaux, elles ne méritent pas de vivre ! »
R.S. : Oh mon Dieu !
M: Oui. Le lien entre racisme et prostitution devrait être discuté davantage. Les clients allemands aiment baiser des femmes pauvres d’Europe de l’Est. Des femmes pauvres sont déplacées dans toute l’Europe pour satisfaire les hommes de la classe moyenne.
Le blog de Rae Story: raestorybook.com
Traduction Francine Sporenda
Mots-clés : prostitution, trafic, bordels allemands, migrantes, industrie du sexe, proxénétisme.