Par Francine Sporenda
Si l’on mentionne le mot « patriarcat » dans un contexte non féministe, la réaction est habituellement : « le patriarcat, c’est du passé. Oui, ça existait il y a longtemps mais plus maintenant. Les femmes ont l’égalité des droits». Mais en plus du fait que les hommes ont un aveuglement tenace quand il s’agit de percevoir les discriminations et les violences qui continuent à affecter les femmes, il y a une autre raison qui explique ce point de vue : le patriarcat est identifié au patriarcat traditionnel, celui qui existait il y a des siècles en Europe et qui existe encore dans des pays où la domination masculine s’exerce ouvertement par la contrainte et la violence.
Ce type de patriarcat n’existe plus en Europe. Est-ce que cela signifie que le patriarcat a disparu ? La position de certaines féministes est qu’il est en déclin. Mais d’autres pensent qu’il est en train de se réinventer sous la forme d’un « néo-patriarcat » néo-libéral, mutation adaptative entraînant non seulement une évolution des stratégies de contrôle patriarcal sur les femmes, mais aussi de certains des buts stratégiques du système. Mais afin de différencier le néo-patriarcat du patriarcat archaïque, il faut d’abord rappeler ce qu’est le patriarcat archaïque.
En bref, le patriarcat archaïque est une structure qui semble avoir évolué au cours de plusieurs millénaires pour devenir un système achevé lorsque les premières religions monothéistes (à Dieu unique et mâle) ont définitivement vaincu les paganismes. L’historienne féministe Gerda Lerner a abordé les débuts obscurs du patriarcat dans son livre de référence : « The Creation of Patriarchy ». Quand j’ai commencé à étudier le patriarcat en tant que système, j’ai été surprise de constater que peu d’ouvrages ont été écrits sur ce sujet, qu’il s’agisse de ses caractéristiques définissantes ou de son évolution. C’est comme si ce qui constitue le socle de nos sociétés était inaccessible à l’investigation analytique et historique.
Etymologiquement, le mot « patriarcat » signifie « pouvoir du père ». Carol Pateman a souligné dans un autre livre féministe de référence, « The Sexual Contract », qu’avant le pouvoir du père sur sa famille, il a dû y avoir le pouvoir du mari sur sa femme : c’est la possession exclusive d’une femme qui fait d’un homme un père. Pateman souligne que le premier des droits politiques, c’est le droit sexuel exclusif de l’homme sur son épouse. Dans le patriarcat archaïque, le pouvoir politique est une extension du pouvoir paternel, et le pouvoir paternel est le modèle et la métaphore de toutes les formes de pouvoir » : Dieu est le père, le roi est un père, et le père est roi.
Mais pourquoi a-t-il été considéré impératif que les femmes—la majorité des femmes—cessent d’être sexuellement accessibles à tous les hommes et deviennent la propriété privée d’un seul ? La privatisation des femmes est fondatrice du patriarcat—mais qu’est ce qui était en jeu dans cette privatisation ?
A la racine du problème, il y a le fait que, contrairement à la maternité, la paternité n’est pas un fait biologique, c’est une institution culturelle. Il ne peut pas y avoir de paternité tant que la connexion entre les rapports sexuels et la naissance des enfants n’est pas établie—ça a été le cas pendant longtemps et c’est toujours le cas dans certaines cultures isolées. Et même si cette connexion est faite, la paternité ne peut toujours pas exister aussi longtemps que les femmes sont libres d’avoir des relations sexuelles avec plusieurs partenaires. Pour que cette institution puisse être créée, un homme doit être sûr de sa paternité, et pour cela, il doit se réserver l’accès sexuel exclusif à une/des femmes. D’une certaine façon, dans les sociétés matricentrées (sans mariage), les hommes n’ont pas d’enfants, seules les femmes ont des enfants : les hommes sont des géniteurs, pas des pères.
Ce qui était en jeu dans la privatisation des femmes était l’instauration de la filiation de père en fils dans un contexte d’abandon progressif des systèmes matrilinéaires (le seul lignage évident et certain étant originellement de mère en fille). Les femmes ont été transformées en propriété par l’institution du mariage pour que soit créé et perpétué le lignage agnatique (en ligne masculine). Et pour garantir la pureté de leur lignage, les hommes ont inventé des codes d’éthique qui stipulaient que les femmes n’avaient de valeur que par leur virginité, leur pureté et leur chasteté. Ces normes furent validées par des religions qui posaient le principe de l’autorité des hommes sur les femmes, décrété volonté de Dieu. Les prescriptions du mariage et de la maternité, validées par le discours religieux, sont les principaux moyens de contrôle des femmes utilisés dans les sociétés de patriarcat archaïque. Et les religions monothéistes en sont l’expression idéologique.
Et ce qui était en jeu dans la filiation patrilinéaire était la transmission de la propriété de père en fils. Mais bien évidemment, cette transmission de la propriété suppose l’instauration préalable de la propriété privée—succédant au système de propriété communautaire tribale qui aurait eu cours dans les sociétés matricentrées. On peut se demander si la réduction des femmes au statut de propriété privée n’a pas été une des premières formes historiques de propriété privée : l’ultima ratio du système patriarcal ayant été originellement l’appropriation et l’exploitation des ressources humaines et naturelles, le fait que le père soit propriétaire de sa femme et de ses enfants lui permettait de s’approprier gratuitement leur travail. Les enfants étaient donc, de pair avec les femmes, une forme de richesse. Echanger le travail d’une femme contre son entretien, c’est le principe sur lequel le mariage et l’esclavage sont fondés—et c’est l’institution antérieure du mariage qui a dû servir de modèle pour celle de l’esclavage.
Dans les sociétés modernes, comme le note Sylvia Walby dans son livre « Theorizing Patriarchy », léguer leurs propriétés à leurs fils n’est plus la priorité des hommes. Aussi, les enfants ne sont plus synonymes de travail gratuit, puisque des lois interdisent de les faire travailler. En fait, les enfants sont devenus très coûteux à élever. Et les femmes peuvent divorcer et échapper aux griffes de maris abusifs : le mariage n’est plus « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Confrontés au fait que les normes et institutions sociales en mutation ne leur accordent plus la propriété de leur femme et de leurs enfants à vie, les hommes ont réagi en se désengageant de ce nouveau type de famille où ils ne jouissent plus du type d’autorité qui leur appartenait autrefois par droit de naissance. Face à la récente conquête d’autonomie des femmes, on a l’impression que les hommes ont dit : « vous voulez échapper à notre tutelle, très bien, mais à partir de maintenant, ne comptez plus sur notre soutien, débrouillez-vous toutes seules ! »
Les femmes ont fui le mariage (les statistiques mettent en évidence qu’environ 80% des décisions de divorce proviennent des femmes), et la réaction des hommes à cette perte de contrôle a été qu’ils ont fui la paternité. En réponse au fait que les femmes échappent à leur autorité par leur large recours au divorce et leur entrée dans le monde du travail, les hommes ont transformé cette apparente défaite patriarcale en victoire en cessant d’assumer les responsabilités paternelles qui leur incombaient autrefois. L’institution du divorce, censée libérer les femmes de leurs maris abusifs, est devenue pour les hommes un moyen de leur transférer la totalité du fardeau de « l’élevage » des enfants : maintenant, il est fréquent que les femmes séparées doivent non seulement fournir la totalité des soins donnés à l’enfant et en assumer l’organisation logistique (la charge mentale), mais elles doivent en plus en supporter la responsabilité financière—bien que leurs salaires restent inférieurs à ceux des hommes. En France—et c’est aussi le cas aux Etats-Unis—environ une femme séparée sur deux ne reçoit pas la pension alimentaire qui lui a été accordée pour ses enfants, ou elle est payée irrégulièrement. Et la cerise sur le gâteau pour les pères est que ce défaut de paiement est compensé par les aides sociales—c’est-à-dire par les contribuables (y compris de sexe féminin). Ceci est une caractéristique stratégique typique du néo-patriarcat : sa capacité à transformer une défaite en victoire. En d’autres termes, à retourner des avancées pour les droits des femmes à l’avantage des hommes. Et à transférer à l’Etat des dépenses familiales autrefois supportées par les pères.
Une autre des stratégies caractéristiques du néo-patriarcat, c’est l’instrumentalisation systématique de leurs enfants par des pères séparés pour maintenir leur contrôle sur leur ex-femme. Souvent avec l’assistance d’une institution judiciaire sexiste qui donne la priorité aux droits des pères sur l’intérêt de l’enfant. Les moyens utilisés par les pères pour garder le contrôle sur leurs ex-femmes sont multiples ; en situation de garde alternée, toutes les décisions prises pour l’enfant peuvent être pour le père l’occasion d’affirmer son autorité face à la mère : déménager, ou changer l’école de l’enfant, ou partir en vacances à l’étranger peut exposer à un risque d’action en justice. Et ces situations de garde alternée forcent les mères à rester en contact avec des hommes qu’elles ont quittés parce qu’ils étaient tyranniques et/ou violents, procurant ainsi aux ex-maris des occasions répétées de continuer à les tyranniser et à les violenter.
En fait, la « fuite de la paternité » néo-patriarcale, ça consiste pour les hommes à se débarrasser de leurs responsabilités envers leur femme et leurs enfants tout en conservant leurs droits paternels sur eux : ils n’ont plus à payer pour leur famille, mais ils gardent autorité sur elle. Le divorce permet ainsi aux hommes d’améliorer leur situation financière, tandis que c’est le contraire qui se produit pour les femmes. De plus, des mères qui élèvent seules leurs enfants sont écrasées par des responsabilités si lourdes qu’elles n’ont ni le temps ni l’énergie d’être en compétition avec les hommes dans leur activité professionnelle, leur laissant ainsi le champ libre professionnellement : double bonus.
Comme on l’a vu, dans le patriarcat archaïque, la plupart des femmes étaient la propriété privée d’un seul homme. Une caractéristique structurelle du néo-patriarcat est que le statut privatisé des femmes a évolué vers un statut de propriété publique : elles n’appartiennent plus à un seul homme pour toute leur vie, il s’agirait plutôt de « location temporaire ». Ce système où les femmes passent de mains en mains entre hommes présente pour eux plusieurs avantages :
x Cela favorise le « male bonding » et renforce la solidarité masculine.
x Les hommes peuvent se débarrasser de leurs femmes vieillissantes et inutiles et n’ont plus à assurer leur entretien à vie.
x Les femmes sont « commodifiées », elles sont traitées comme des produits sur un marché. Les hommes peuvent évaluer les offres en concurrence et abandonner à tout moment un produit qui ne donne pas satisfaction. En néo-patriarcat, la recherche de relations est pratiquée dans une approche néo-libérale/consumériste, comme une sorte de shopping—et il n’y a qu’à s’inscrire sur les sites de rencontres pour le constater (à noter que sur certains sites de rencontres, la sélection des partenaires se fait avec un caddy, accessoire du shopping).
Dans ce système de propriété publique, la sexualité hétérosexuelle—qui est ce qui permet aux hommes de se « brancher » sur les femmes et de les exploiter—devient inéchappable pour elles. Les femmes disposaient autrefois de quelques échappatoires (couvent, statut de « vieille fille ») et dans le mariage « victorien », l’accès sexuel au corps de la femme était doublement limité : limité à un seul homme, et limité à une seule pratique sexuelle, essentiellement la pénétration. Il est intéressant de savoir que des pratiques sexuelles comme la fellation étaient considérées comme si inhabituelles et si dégoûtantes par la plupart des femmes au XIXème siècle que, dans les bordels, les rares femmes qui acceptaient cette pratique étaient considérées comme des réprouvées et méprisées par les autres prostituées. A cette époque, les femmes respectables n’étaient pas censées aimer le « sexe » ni s’y livrer volontairement.
En néo-patriarcat, l’accès sexuel des hommes aux femmes est maximisé : maximisation du nombre des partenaires sexuels et maximisation des pratiques sexuelles (à noter que cette mise en commun des femmes ne concerne pas seulement la sexualité : dans la GPA, il y a aussi mise en commun/mise en location de leur utérus). Et c’est la pornographie qui est la propagande de ce système d’accès illimité au corps des femmes et de leur mise en commun entre hommes. Dans la pornographie, les femmes sont « open bar » : disponibles aux relations sexuelles n’importe où, n’importe quand et avec n’importe qui. Et en leur proposant de multiples façons de pénétrer les femmes (sodomie, fellation, double pénétration, etc) et de les partager (gang bang, échangisme), la pornographie fournit aussi aux hommes le mode d’emploi concret de ce droit d’accès sexuel illimité. Dans le système néo-patriarcal, la recherche du plaisir sexuel (qui était prohibée pour les femmes victoriennes) est encouragée chez toutes les femmes—pourvu qu’elle passe par l’hétérosexualité—et l’orgasme devient prescrit. La sexualité hétérosexuelle obligatoire est devenue l’instrument néo-patriarcal privilégié pour contrôler les femmes, complétant ou remplaçant le mariage et la maternité.
D’où un autre objectif stratégique essentiel du néo-patriarcat: les femmes sont toujours tenues de performer leurs obligations traditionnelles envers les hommes et les enfants. Mais elles doivent aussi assumer du « travail érotique » en plus de leur travail domestique et maternel. Les femmes modernes doivent être de bonnes mères et de bonnes épouses—et aussi de bonnes « putains » : elles doivent devenir expertes dans les activités sexuelles représentées par la pornographie et prendre en charge la satisfaction sexuelle de leur compagnon–alors qu’autrefois, cette tâche était essentiellement laissée à des professionnelles (vu la distinction radicale entre maman et « putain »). Tout comme les hommes ne veulent plus payer pour leurs enfants, ils veulent avoir accès à des services sexuels « prostitutionnels » gratuits. En brouillant la dichotomie maman-putain, la révolution sexuelle néo-patriarcale a été pour les hommes le moyen d’obtenir sans payer des services sexuels qui étaient autrefois vendus, et d’exiger de toutes les femmes qu’elles assument le « travail érotique » réservé traditionnellement aux prostituées.
En plus du travail sexuel non rémunéré, les nouvelles responsabilités féminines incluent aussi le travail professionnel salarié–une autre des avancées féministes qui bénéficie finalement aux hommes. Dans le mariage patriarcal traditionnel, les hommes entretenaient les femmes en échange de leur travail domestique et maternel. En néo-patriarcat, les activités professionnelles des femmes libèrent les hommes de leur obligation de les entretenir. Mais si les hommes ne paient plus pour l’entretien des femmes, celles-ci continuent néanmoins à leur fournir du travail domestique gratuit (en fait, elles assurent toujours l’essentiel des corvées domestiques et familiales). Les hommes ont laissé les femmes accéder aux emplois salariés—parce que c’est leur intérêt—mais ils refusent toujours obstinément d’assumer leur part du travail féminin non rémunéré—parce qu’ils n’ont rien à y gagner. Plus généralement, les femmes peuvent maintenant exercer des activités « masculines » mais les hommes ne veulent toujours pas faire du « travail de femmes » : combien d’infirmiers dans les hôpitaux, combien de caissiers dans les supermarchés ?
En fait, comme on le voit, le néo-patriarcat ne libère pas vraiment les femmes des tâches qui leur incombent dans les patriarcats archaïques, il rajoute simplement de nouvelles responsabilités aux anciennes. Et si les femmes doivent assumer de nouvelles responsabilités, c’est parce que les hommes s’en déchargent sur elles. Se débarrasser des devoirs tout en gardant le pouvoir, c’est une des mutations qui définissent le néo-patriarcat : on peut dire qu’en cela, il transpose aux relations hommes/femmes les schémas du capitalisme néo-libéral, où les employeurs en demandent toujours plus aux travailleurs tout en se dégageant de leurs responsabilités envers eux (contrats précaires, uberisation, pas de protection sociale etc.) Comme les patrons néo-libéraux, les hommes « dégraissent » et ne gardent que les secteurs « rentables ».
Dans le patriarcat archaïque, les femmes travaillaient essentiellement à la maison, qui était en conséquence le principal site d’exploitation patriarcale des femmes. La production domestique, sous la supervision du mari, était le lieu principal de l’oppression des femmes, comme l’a énoncé Sylvia Walby. Le mari était donc le principal agent d’exécution du système patriarcal et l’application de ce système avait lieu essentiellement dans la résidence familiale. Dans le système de propriété publique des femmes, le site principal d’oppression des femmes n’est plus la maison. Les femmes travaillant hors de la maison, ce système de propriété publique opère sur des sites publics : le lieu de travail en particulier.
Sylvia Walby souligne que, lorsque la révolution industrielle a commencé, la production a été transférée du domicile dans les usines et les ateliers, et les hommes ont fait tout leur possible pour empêcher les femmes d’accéder aux emplois bien payés qu’ils y exerçaient. Ils ont initialement mis en oeuvre une politique d’exclusion, prônée par les syndicats et les partis politiques. Mais les capitalistes étaient intéressés par le travail à bon marché des femmes. Et c’est le capitalisme qui a gagné contre le patriarcat archaïque et favorisé leur entrée dans la force de travail : les femmes ont envahi les usines, les ateliers et les bureaux. Est-ce que ça a réellement ébranlé de pouvoir des hommes sur elles ? Pas vraiment, parce que la politique d’exclusion a été remplacée par une politique de ségrégation : quand les femmes ont finalement pu entrer dans des secteurs d’activité masculins, elles ont été confinées dans certaines catégories de « jobs féminins » subalternes.
Et maintenant, pour faire en sorte que les leviers de commande restent en des mains masculines alors que des femmes commencent à arriver au sommet de l’organigramme, la nouvelle stratégie patriarcale, c’est l’«égalité quantitative ». Stratégie qu’on voit à l’œuvre dans les nominations ministérielles de nos gouvernements paritaires : le nombre de femmes et d’hommes est bien égal—mais les ministères régaliens restent essentiellement aux mains des hommes. Non seulement l’égalité qualitative n’est pas l’égalité, mais elle est devenue une stratégie pour empêcher l’égalité. Et Sylvia Walby note que s’il y a eu un déclin du contrôle patriarcal sur les femmes à la maison suite au divorce et à l’entrée des femmes dans le monde du travail, il y a eu une augmentation de l’exploitation patriarcale/capitaliste du travail des femmes » : si le contrôle patriarcal diminue dans la famille, ce n’est pas qu’il est en déclin, c’est simplement qu’il se réinvestit ailleurs. Et on retrouve là le schéma néo-libéral souligné précédemment : les hommes délèguent aux femmes–sous prétexte d’égalité—des activités secondaires et/ou peu rentables—mais ils se réservent le « cœur de cible » et conservent la réalité du pouvoir.
Cette évolution des objectifs stratégiques du patriarcat s’appuie sur un discours visant à convaincre les femmes que tout ce qu’elles étaient conscientes de subir autrefois sous la contrainte-comme le mariage, la prostitution, et même l’excision—elles le font maintenant par choix. Dans les cultures patriarcales archaïques, les femmes prostituées sont pleinement conscientes que ce n’est pas par choix qu’elles exercent cette activité. Dans ces cultures où la violence masculine est encore vue comme un moyen parfaitement légitime d’organiser et de réguler la plupart des interactions humaines, les hommes n’essaient pas d’occulter cette violence. Ils n’essaient pas de faire passer la sexualité comme libératrice pour les femmes ni la prostitution comme « empowering ». Au Maroc, je n’ai jamais entendu personne prétendre que la prostitution donne du pouvoir aux femmes. C’est seulement dans les cultures néo-patriarcales que la violence intrinsèque à la prostitution et d’autres formes de servitude féminine doivent être présentées comme « empowering ». La stratégie néo-patriarcale est de valoriser comme choix ce qui était à juste titre vu comme contrainte dans les sociétés de patriarcat archaïque et de remplacer autant que possible la contrainte par l’aliénation—d’où le rôle crucial de l’idéologie dans la « fabrique du consentement ».
Il y a donc maintenant dans le monde deux systèmes patriarcaux, coexistant plus ou moins pacifiquement. Le camp de la propriété privée des femmes (dans les systèmes politiques autoritaires) contre celui de la propriété publique (dans les systèmes politiques « démocratiques »), du recours ouvert à la contrainte versus celui du consentement manufacturé. Et bien sûr, le néo-patriarcat prétend mener la lutte contre le patriarcat archaïque, qu’il présente comme rétrograde et barbare avec les femmes. Il tient en particulier à se faire passer pour le chevalier blanc de la libération des femmes vivant dans ces cultures « médiévales ». On se souvient de la justification de l’administration Bush pour l’intervention américaine en Afghanistan : libérer les Afghanes du joug de leur patriarcat. Le néo-patriarcat utilise volontiers le patriarcat archaïque comme repoussoir, le message envoyé aux Occidentales étant : « voyez comme les femmes sont opprimées dans ces pays, vous Occidentales avez de la chance, vous êtes libres ». Et les patriarcats archaïques dénoncent les sociétés occidentales comme décadentes, peuplées de mécréants et de débauchées. La scène politique internationale est dominée par la confrontation parfois violente entre ces deux types de patriarcat, le patriarcat archaïque faisant un retour en force, après une longue période de recul, grâce aux fondamentalismes religieux.
L’antagonisme entre ces deux camps dérive d’une compétition pour la conquête d’un même marché et pour le contrôle d’un même enjeu : le corps des femmes—qui est leur champ de bataille favori. Cette compétition inter-patriarcale place les femmes en situation de double injonction paradoxale : elles sont tirées à hue et à dia entre deux codes de prescriptions contradictoires–« couvrez-vous/découvrez-vous, soyez chastes/soyez « libérées » sexuellement, soyez une mère/soyez une « putain » etc. Quoi qu’elles fassent pour concilier ces impératifs inconciliables, elles sont perdantes—et les patriarcats sont gagnants.
Une autre stratégie essentielle du néo-patriarcat est la récupération/retournement de l’agenda féministe contre les femmes : on constate fréquemment que des mesures et des lois passées dans la supposée intention de protéger les femmes produisent en fait le résultat contraire. Un exemple: dans la plupart des pays occidentaux, la position officielle est que les violences masculines sont un fléau qui doit être combattu ; c’est ce que l’on entend en particulier durant les campagnes électorales. Des lois ont été passées dans ce but et, à première vue, elles paraissent adéquates. Et puisque ces violences sont censées être punies par la loi, on exhorte ensuite les femmes à porter plainte.
Mais quand les victimes de viol suivent cette injonction, cela ne se passe pas comme prévu. Elles sont souvent mal reçues dans les commissariats, elles font face à des réflexions grivoises, à des brimades, à des refus de plainte, à des refus d’enquêter pour trouver des éléments étayant leur plainte. S’il y a enquête, leur parole est a priori suspecte—a priori qui ne frappe pas la parole de l’agresseur. Les victimes doivent répéter leur histoire X fois devant différents interlocuteurs, répondre à des questions très intimes—et pas toujours pertinentes dans ce contexte– et à chaque fois, les détails de l’agression réveillent le trauma. Elles sont soumises à diverses expertises, médicales, psychologiques, de crédibilité avec des témoignages recueillis sur leur comportement passé, souvent conduites par des experts pas toujours compétents et parfois hostiles. Rien de tel pour l’agresseur. Elles sont confrontées avec lui, autre réactivation du trauma. Et mises sur le gril durant les audiences par l’avocat de la défense, se retrouvant traitées en accusées. Même décalage entre l’intention « protectrice » proclamée des lois et la réalité de leur application en ce qui concerne les lois sur le harcèlement, qui ont fréquemment pour conséquence que les hommes poursuivis pour harcèlement sexuel mais non condamnés se retournent contre leurs victimes et les traînent en justice pour dénonciation calomnieuse/diffamation.
Le recours à ces lois—le processus du dépôt de plainte jusqu’à la comparution devant un tribunal–est si compliqué et si pénible qu’il ne peut qu’être dissuasif ou punitif. En particulier si l’on considère qu’une seule plainte pour viol sur 10 aboutit à une sanction pénale. Et que, par la pratique très répandue de la déqualification, le viol, pourtant défini par la loi comme crime, est en fait traité par la justice comme un délit. Pour ce qui est du harcèlement sexuel, le taux de condamnations est de l’ordre de 5%. Dans les deux cas, et vu ce faible nombre de condamnations, quel intérêt ont les femmes à s’engager dans cette galère ? Et surtout, pourquoi les pousse-t-on à s’y engager ?
On constate que non seulement ces lois ne protègent pas réellement les femmes mais qu’elles les exposent à un surcroît de violence patriarcale. Cet apparent paradoxe doit être déchiffré comme une autre des stratégies typiques du système : en néo-patriarcat, des lois et mesures présentées comme protégeant les femmes sont soit conçues pour être inapplicables (déqualification systématique du viol par manque de moyens) soit opèrent objectivement comme des instruments pour les punir et les contrôler. Pour donner une juste idée de l’impact réel de ces lois protectrices sur la sécurité des femmes, rappelons que le Brésil, pays qui a passé un arsenal de lois contre les violences masculines parmi les plus complets et les plus rigoureux du monde, est aussi un de ceux où le taux de féminicides est le plus élevé.
Les réactions masculines dans les médias lors de l’affaire Weinstein confirment cette hypothèse : de nombreux commentateurs se sont précipités pour exiger des femmes qu’elles cessent de dénoncer leurs agresseurs (le terme utilisé était « délation ») sur les réseaux sociaux et qu’elles réservent ces révélations à la justice. Enjoindre aux victimes de se taire ou de porter plainte, c’est leur proposer un marché de dupes : comme les plaintes ont des chances infimes d’aboutir, c’est juste une façon de les faire taire et de protéger les agresseurs. Ces réactions nous rappellent que nous ne devons pas nous illusionner sur la possibilité d’une réelle efficacité de lois féministes dans un système patriarcal. En particulier, confier l’application des lois sur le viol, le harcèlement ou la prostitution à des personnels de justice et de police non formés, donc adhérant aux mythes misogynes d’opinion commune sur ces sujets, revient à organiser leur sabotage.
En fait, le néo-patriarcat a réussi le tour de force de recruter le féminisme dans sa guerre contre les femmes. Un exemple : faire croire que les campagnes de conscientisation et autres stratégies de ce type sont efficaces pour contrôler les violences masculines. Et que si nous multiplions ce genre de campagnes, les violences masculines vont diminuer. Cette approche est basée sur le postulat absurde que les hommes ne savent pas ce qu’ils font, qu’ils ne sont pas vraiment conscients de violer quand ils violent, qu’ils violent par inadvertance en quelque sorte. Et donc nous devons leur expliquer. En conséquence, les féministes s’investissent dans l’éducation des hommes. Et pourtant, les chiffres des violences masculines ne baissent pas. Mais les femmes continuent à faire confiance aux actions et déclarations « pro-féministes » d’un système qui prétend combattre les violences envers les femmes tout en laissant proliférer la pornographie et l’industrie du sexe qui les alimentent. Et c’est le but recherché.
Ces lois et ces campagnes sont censées convaincre les femmes qu’elles peuvent faire confiance au système pour leur protection et qu’elles n’ont pas à s’en occuper elles-mêmes. L’important étant qu’elles ne questionnent pas leur acceptation de la norme hétérosexuelle qui permet la commission de ces violences. Bien évidemment, puisque la majorité des féminicides et des violences envers les femmes ont lieu dans le cadre du couple, la façon la plus efficace de ne pas être tuée ou battue par un homme serait de ne pas vivre en couple—mais c’est une option censurée par le discours dominant. Si les campagnes de conscientisation n’ont que peu ou pas d’impact sur les violences masculines, ce n’est pas parce que les hommes ne sont pas conscients de leurs violences, c’est parce que cette violence est essentielle au maintien de la domination masculine—et toute approche apolitique qui ignore ce fait fondamental ne sert qu’a en détourner l’attention. Simplement, en néo-patriarcat (et contrairement au patriarcat archaïque), cette violence doit être occultée.
De nos jours, le patriarcat néo-libéral avance sous l’aspect d’un loup déguisé en féministe. Il ne s‘agit plus seulement de coloniser le corps et le mental des femmes, il s’agit de coloniser aussi leur mouvement de décolonisation. Donc on observe actuellement une prolifération de pseudo-mouvements féministes qui sont censés défendre ou protéger les femmes mais dont le but réel est d’empêcher leur émancipation. Des « syndicats de travailleuses du sexe » peuplés de proxénètes prétendent être féministes, des mouvements masculinistes utilisent une rhétorique féministe, des mouvements « féministes » sont pro-prostitution et pro-voile : nous sommes à l’âge du féminisme-alibi. Le féminisme-alibi, c’est un propriétaire de bordel du Nevada, invité à la Sorbonne pour une conférence il y a quelque temps, qui déclare gérer son bordel dans une approche «féministe». C’est le prédateur sexuel multi-récidiviste Harvey Weinstein qui soutient la Women’s March. C’est le journaliste de télévision canadien Jian Gomeshi, image iconique de l’allié féministe, qui harcèle et viole des femmes en coulisse. C’est le harceleur Denis Baupin qui se met du rouge à lèvres pour dénoncer le harcèlement sexuel. La contre-offensive néo-patriarcale s’effectue principalement par le biais de la multiplication des faux féminismes.
En complément de cette stratégie de récupération du féminisme contre les femmes, on observe le recours croissant à des « handmaiden » comme porte-parole de l’idéologie patriarcale : mettre des femmes en avant pour défendre les intérêts des hommes, parce que si le message est porté par des femmes, il aura plus de crédibilité et d’impact sur elles. En Russie, c’est une femme qui a initié et fait passer la loi décriminalisant les violences « conjugales ». C’est une femme qui est à la tête du mouvement anti-avortement. Bien sûr, cette stratégie de « diviser pour régner » a toujours été présente mais elle est devenue systématique dans le contexte néo-patriarcal : autrefois, les femmes n’étaient pas très utiles comme porte-parole des intérêts patriarcaux–elles étaient ignorantes et sans pouvoir, ce qu’elles disaient n’avait pas beaucoup de poids. De nos jours, si le néo-patriarcat leur sous-traite ce rôle, c’est parce que certaines ont suffisamment de références socio-professionnelles pour être considérées comme faisant autorité et ce sont elles—journalistes, avocates, politiciennes—qui sont mises en avant pour défendre le système.
Le patriarcat est extrêmement adaptable. Sa longévité comme système d’oppression est étonnante, aucun autre système d’oppression n’a duré aussi longtemps. Cette longévité résulte de sa capacité à évoluer en fonction de conditions changeantes et à faire face aux challenges – à ceux du féminisme en particulier. On pourrait dire qu’il évolue un peu comme un virus—tout ce qui a été inventé pour l’affaiblir, il a trouvé le moyen de le récupérer et de le neutraliser. Il n’y a qu’à voir les brillantes stratégies idéologiques qui ont été élaborées contre les différentes vagues du féminisme—psychanalyse, sexologie, « libération sexuelle » et maintenant pornographie. Presque toutes les avancées pour les droits des femmes, le patriarcat les a transformées en gains pour les hommes. En fait, on peut même dire que si ces avancées ont été assez facilement acceptées, c’est parce qu’elles bénéficiaient aux hommes.
Plus de 150 ans après la naissance du mouvement féministe, la réalité que vivent la majorité des femmes, ce sont les discriminations salariales (15% en moyenne), qui diminuent à une allure d’escargot–en fait, ces écarts salariaux ont même cessé de se réduire. Il n’y a que 5% de femmes environ parmi les PDG de multinationales, le pourcentage de femmes au Congrès n’est que de 19%–en France, suite aux dernières élections, il atteint 39%. Aux dernières nouvelles, les occupants de la Maison blanche et de l’Elysée sont toujours des hommes—et les femmes chefs de gouvernements sont toujours une petite minorité. Aux plus hauts niveaux hiérarchiques—que ce soit en politique ou dans les affaires—les hommes tiennent encore fermement les leviers de commande. Le vrai pouvoir est toujours un club masculin.
La résistance des hommes patriarcaux au changement et leur imagination créatrice pour l’entraver ne doivent pas être sous-estimées. Si on définit le patriarcat par ce qui se passe au Yemen, le patriarcat n’existe plus ici. Mais si on utilise des critères différents, on peut avancer l’hypothèse qu’il est en train de muter et de se réinventer sous l’impact du néo-libéralisme. Le capitalisme—dont on annonçait la fin après la crise de 1929, dans les mouvements communistes en particulier, n’est pas mort : il s’est seulement transformé et adapté. Et c’est le communisme qui est mort—alors que le capitalisme est plus fort que jamais. Il est prématuré d’annoncer la mort ou l’agonie du patriarcat, système d’autant plus difficile à ébranler qu’il existe depuis des milliers d’années et bénéficie à la moitié de l’humanité–ce qui n’est pas le cas du capitalisme. Faire croire que le patriarcat n’existe plus ou qu’il est agonisant et que les femmes ont gagné est une ruse néo-patriarcale.
(Ce texte est la traduction française en version longue d’une présentation faite à la conférence Feminism in London 2017)