J’ai été trafiquée à l’âge de 11 ans et jusqu’ à mes 14 ans dans un bordel-entrepôt à Portland (Oregon).
Au bordel, ils envoyaient différents types d’hommes à différentes filles, en fonction de nos « aptitudes » et de nos « spécialités ». Ma vie avec un père sociopathe, obsédé par son image de « type bien » (« good guy ») m’avait préparée pour un groupe particulier d’acheteurs de sexe, ceux que nous appelons « les types bien ». Parce que c’est comme ça qu’ils se voient.
C’est le genre d’hommes dont personne ne suspecte qu’ils puissent acheter des enfants pour les violer. Mais chaque nuit, au bordel, ces « types bien » m’ont révélé le noyau sombre qui est au cœur de la prostitution.
Avant que le prochain client n’ouvre ma porte, le garde qui surveillait les chambres passait pour me contrôler. Quand il passait, il me chuchotait quelque chose au sujet du prochain client qu’il allait faire entrer. Il me tuyautait sur ce que cet homme voulait que je sois.
J’ai vite appris que personne ne me voyait ou ne voulait me voir, personne ne voulait vraiment voir ce que nous sommes, nous les prostituées. Mon travail c’était de ne pas montrer mon vrai moi à ces hommes. Mon vrai job en tant que prostituée, c’était de disparaître dans leurs illusions jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits.
Certains voulaient avoir le contrôle et mettre en scène des fantasmes de viol très violents. Certains voulaient que je projette l’illusion que c’était moi qui désirait désespérément avoir des rapports sexuels avec eux. Pour ce qui est des « types bien», ils préféraient avoir l’illusion que c’était moi qui dirigeait les opérations, que c’était moi qui leur faisait faire ce qu’ils me faisaient. Et c’est comme ça que ça se passait à chaque fois.
Même avant de capter leurs projections de « types bien », je sentais la combinaison de pulsions et de répression qui était typique chez eux. Cette « odeur », je la sentais aussi distinctement que celle du parfum de rose que ma grand-mère portait toujours sur elle. Leur désir de projeter une image de « types bien » exigeait qu’ils répriment leurs perversions pendant le jour. Mais leurs pulsions perverses prenaient toujours finalement le dessus, et c’est ce qui les ramenait au bordel toutes les nuits.
Pour survivre à ces nuits, chaque fille devait trouver sa force cachée. Une de mes forces, c’est de sentir les émotions, les besoins et les désirs des gens qui m’entourent de façon aigüe. Et quand ces hommes venaient vers moi, je me branchais sur eux de façon à deviner ce qu’ils voulaient.
Ce que je ressentais, c’était toute la gamme de leurs émotions, entre explosions de rage et culpabilité, et leurs pulsions de viol et de punition. Le tourbillon d’émotions et de forces obscures qui les habitait, je l’appelais le « trou noir » en chacun de ces hommes. Capter ce « trou noir » unique chez chacun d’eux—savoir exactement ce qu’ils attendaient de moi—, c’est ce qui m’aidait à survivre jusqu’à ce que la porte se referme derrière eux. Mais il y avait un prix à payer.
La rue à sens unique qu’est la prostitution m’a exposée à être envahie par tous ces « trous noirs » de pulsions violentes et chaotiques, sans possibilité de les faire sortir de moi. Et je suis devenue une poubelle humaine pour toutes les perversions de mes clients—sans que je puisse compter sur aucun service de ramassage d’ordures pour m’en débarrasser.
Je n’avais aucun moyen de m’en libérer–alors que mon « travail » avec chacun de ces hommes consistait au contraire à les amener à les en délivrer. Mais les délivrer de leurs pulsions et perversions sexuelles, ce n’était jamais ce que je voulais. J’aurais préféré qu’ils gardent tout ça pour eux, mais ce choix ne m’appartenait pas. Je donnais souvent l’illusion de tout contrôler, mais je n’avais aucun pouvoir réel dans cette transaction à sens unique qu’est la prostitution.
Etre prostituée, c’est être payée pour jouer un rôle. Pour moi, chaque performance passait par une série d’actes, comme pour une pièce de théâtre.
Avec les « types bien », à l’acte 1, je cherchais à projeter une impression de pouvoir, malgré ma position d’impuissance. Je les poussais à faire exactement ce qu’ils étaient venus faire. Cela leur permettait de rester des « types bien » dans leur tête : j’agissais comme la mauvaise fille afin qu’ils puissent rester des « types bien ».
A l’acte 2, je devais revenir à ma position d’impuissance alors qu’ils déchaînaient toute leurs perversions enragées, violentes et violeuses sur moi. J’ai appris que la libération de leurs pulsions exigeait que je leur donne initialement l’illusion que j’avais le pouvoir, afin de rendre le moment où ils me soumettraient encore plus satisfaisant pour eux. Dans la culture du viol, le viol est un trophée, et c’est plus satisfaisant pour celui qui le gagne s’il a dû lutter pour l’obtenir.
Après le moment de la libération des perversions, de la rage et du viol vient celui du soulagement. Mais aussi parfois celui de la culpabilité : les hommes qui ne sont pas des sociopathes, qui ont un minimum de conscience, vont se sentir coupables. La plupart des hommes se débarrassent de cette culpabilité en refusant de nous voir comme des êtres humains ou en réduisant ce qui vient de se passer à une transaction dénuée de toute émotion. Mais certains hommes ont besoin d’autre chose pour se libérer de leur culpabilité.
Les « types bien » ont besoin d’être rassurés et qu’on leur dise qu’ils ne sont pas responsables de ce qu’ils viennent de faire, ils ont besoin qu’on leur répète qu’ils sont toujours des « types bien ». Donc à l’acte 3, je rejouais l’illusion d’avoir le contrôle. Cette fois, je jouais la scène version SM de « vous devez me punir pour ce que je vous ai fait faire ». Cet effacement de leur culpabilité les délivrait et leur permettait de repartir à nouveau dans leur cycle de répression/inhibition suivies du débondage de leurs perversions.
Ce dernier acte se joue aussi dans la culture : c’est plus facile de blâmer la victime que de faire porter la responsabilité de leurs actions aux hommes qui prétendent être des types bien. Nous ne pouvons pas nous guérir de nos traumas ou faire évoluer la culture si l’on continue à perpétuer ces illusions. Démasquer la comédie que (se) jouent les types bien et faire en sorte qu’ils se voient vraiment tels qu’ils sont, c’est la seule chose qui pourrait leur permettre de sortir de ce cycle–et qui nous permettrait de guérir.
Même quand la porte se refermait derrière eux, mettant fin à ces scènes tragiques, je ne me suis jamais autorisée à ressentir des émotions. Dans cette explosion d’émotions et de perversion qu’est la prostitution, il n’y avait pas de place pour mes sentiments ou pour mon humanité. Mais malgré les illusions de ces hommes, je suis restée un être humain—dissociée—mais humaine tout au long de la longue nuit de mon exploitation. Parce qu’on peut refuser de voir les esclavagisés comme des êtres humains, mais ça ne leur enlève pas vraiment leur humanité.
Nous les ex-exploitées, nous rejetons l’inhumanité que vous voyez en nous et nous tendons la main de notre humanité retrouvée vers vous. Nous croyons que, quand vous entendrez nos histoires, vous nous reconnaîtrez comme humaines et vous pourrez rétablir le lien avec nous. Cette connexion, cette reconnaissance, c’est ce qui nous permettra de réparer les vies brisées que produit notre culture. Je raconte mon histoire pour susciter une vague d’empathie envers celles qui sont encore exploitées et les aider ainsi à se libérer de leur exploitation.
JEWELL BARAKA (traduction Francine Sporenda).
Lien vers l’article en version anglaise : https://exoduscry.com/blog/general/life-age-11-trafficked-portland-brothel/
Biographie succincte de Jewell Baraka :
Jewell Baraka est une survivante de l’exploitation prostitutionnelle aux Etats-Unis. Elle a été trafiquée pendant 6 ans : 3 ans dans la prostitution, 3 ans dans le porno hardcore. Elle est abolitionniste et auteure et raconte son histoire sur #ChangetheStory of exploitation in our culture. Elle se bat pour un #NewDayRising où l’exploitation ne sera plus une réalité omniprésente.