INTERVIEW DE MARTINE STORTI
Par Francine Sporenda
Martine Storti a été professeure de philosophie, journaliste à Libération et inspectrice à l’Éducation nationale. Elle a publié « Le féminisme et ses enjeux » (en collaboration, 1988), « Un chagrin politique » (1995), « Cahiers du Kosovo » (2001), « 32 jours de mai » (2006), « L’arrivée de mon père en France » (2008), « Je suis une femme, pourquoi pas vous ? » (2010) et « Sortir du manichéisme » (2016).
F.S. : Mai 68 a été (entre autres) une intarissable logorrhée masculine: les femmes participaient, écoutaient–mais ne parlaient pas. Vous dites que vous avez été une des rares femmes à prendre la parole. Pourquoi et dans quelles circonstances avez-vous décidé de monter à la tribune? Comment étaient reçues les rares femmes qui prenaient la parole?
M.S. : On ne peut pas dire qu’aucune femme ne prenait la parole, dans les usines, il y avait beaucoup de femmes jeunes ou moins jeunes qui étaient en grève et qui prenaient la parole…
F.S. : Là je ne parle que de la partie étudiante du mouvement de Mai 68. Dans le mouvement étudiant, je ne vois pas que beaucoup de femmes aient pris la parole…
M.S. : En ce qui concerne la représentation, les images, on ne voit en effet pas beaucoup de femmes prendre la parole, mais je ne prétends pas avoir été la seule femme à avoir pris la parole en 68, ça serait un peu prétentieux de ma part. Dans mon périmètre, qui était l’Assemblée générale de philosophie—j’étais étudiante en philo à l’époque—je prenais beaucoup la parole parce que j’étais déjà militante révolutionnaire—gauchiste comme le disait le Parti communiste français—donc j’étais assez connue. J’avais été pendant un moment présidente du groupe de philo UNEF, je n’étais donc pas une inconnue dans le milieu étudiant, et j’étais quelqu’un qui prenait assez facilement la parole. J’ai été quasiment une permanente du comité de grève des étudiants de philosophie : chaque Assemblée générale élisait un comité de grève, ce comité de grève démissionnait tous les trois jours, mais c’était à nouveau les mêmes qui étaient réélus la plupart du temps. Donc j’ai été tout à fait active et « parlante » dans les Assemblées générales de philosophie. Si j’ai pris la parole ainsi, c’est parce que je faisais partie des étudiant-es qui étaient déjà des militants politiques.
Après le bac, je suis rentrée en classe prépa au lycée Fénelon à Paris ; je ne suis pas du tout issue d’une famille politisée mais j’ai appris peu à peu ce qu’étaient les différents courants politiques existant dans ce milieu étudiant. Il se trouve que les premiers que j’ai rencontrés (comme je le raconte dans mon premier livre « Un chagrin politique[1] »), c’était des trotskystes, donc je suis devenue trotskyste pendant un moment. J’ai beaucoup lu, beaucoup appris, puis j’ai quitté cette organisation parce que je trouvais que ça ne fonctionnait pas bien, et surtout j’étais en grand désaccord politique avec eux, mais même quand je suis sortie de cette organisation et que j’ai décidé de ne plus faire partie d’aucune organisation, je suis restée dans la mouvance qui s’auto-qualifiait de « révolutionnaire »—nous étions dans une perspective révolutionnaire. Quand Mai 68 est arrivé, ça allait de soi que j’allais participer aux Assemblées générales, aux manifestations etc.
F.S. : Donc c’est parce que vous étiez déjà une militante politique rodée, et que vous aviez déjà l’habitude de prendre la parole en tant que militante politique que vous avez pris la parole lors des événements de Mai 68 ?
M.S. : Absolument. Déjà à l’école, j’étais une petite fille assez bavarde, je n’ai jamais été une petite fille effacée qui ne disait rien, et qui avait peur de parler. J’étais très bonne élève, mais j’étais assez indisciplinée, je n’étais pas obéissante. Il y a au départ une question de caractère : l’insolence, le dynamisme, et en continuité, la politisation.
F.S : Quelle était l’attitude des mouvements d’extrême-gauche et des jeunes étudiants révolutionnaires envers les étudiantes qui participaient aux AG et aux manifestations? Etaient-ils majoritairement très sexistes ou avaient-ils une certaine conscience de l’oppression patriarcale des femmes et de l’urgence de s’y intéresser?
M.S. : Aucune conscience, et même de la part des filles. Moi-même, quand j’ai parlé devant des AG—qui ont duré jusqu’en juillet parce que, même quand Censier et la Sorbonne ont été repris par la police, on s’est transportés au CHU de la Pitié-Salpêtrière, donc ça a duré presque 3 mois—à aucun moment je n’ai tenu de discours sur le sujet des femmes et du féminisme. La seule réunion organisée en 68 sur le sujet des femmes, c’est celle organisée par le mouvement FMA (Féminin Masculin Avenir) qui a eu lieu à l’amphi Descartes, et moi qui étais pourtant tout le temps à la Sorbonne et à Censier, je n’ai jamais entendu parler de cette réunion en 68, je n’en ai entendu parler que bien longtemps après.
Il n’y avait pas de discours féministe en 68. Bien sûr, il y avait des femmes qui participaient, qui manifestaient, qui faisaient grève—mais les organisations « gauchistes » étaient complètement à l’image de la société : il n’y avait que des hommes, des jeunes gens qui étaient à la tête de ces organisations, les femmes n’étaient présentes qu’à des niveaux subalternes. J’étais présidente du groupe de philo UNEF, mais ce n’était que le groupe de philo. Dès qu’on montait dans la hiérarchie syndicale, ouvrière ou étudiante, il n’y avait plus de femmes. Vous le voyez bien sur les photos : les premiers rangs des manifs, ce n’était que des garçons, ceux qui sont connus comme les leaders de 68, ce sont Cohn-Bendit, Geismar, Sauvageot, etc., pas une seule fille.
Geismar, Sauvageot, Cohn-Bendit
En 68, je ne me suis jamais sentie interdite de parole ou d’écoute parce que j’étais une fille, ce n’était pas ça qui jouait. Comme j’avais un discours et un positionnement politique qui étaient critique vis-à-vis des organisations politiques, trotskystes ou maoïstes—et que les étudiants étaient assez hostiles aux organisations trop structurées, mon positionnement politique était plutôt bien écouté parce que plutôt majoritaire. C’était beaucoup plus facile pour moi d’être écoutée que pour les trotskystes de l’OCI quand ils prenaient la parole dans les AG et qu’ils se faisaient siffler. L’aspect « genré », pour employer un adjectif actuel, n’existait pas sous cet angle-là en mai 68. Il existait par le fait que dans les courants, les organisations, les groupuscules, les filles étaient plutôt assignées à taper les tracts que ces messieurs rédigeaient, les tirer à la ronéo—encore que la ronéo était une activité assez mixte. Mais taper à la machine, c’était quasi-exclusivement féminin. Et moi, j’ai refusé d’apprendre à taper à la machine jusqu’en 1974 quand je suis rentrée à Libération. Quand une fille savait taper à la machine, elle devait forcément taper à la machine—et pas les garçons. Alors, oui il n’y avait pas de discours féministe mais il y avait une sorte de féminisme en marche, on n’avait pas les mots pour le dire à ce moment-là. Je ne les avais pas et les filles qui seront plus tard au MLF ne les avaient pas non plus. Cela ne veut pas dire que, dans la manière d’être, de penser ou d’agir, on n’était pas féministe. Il n’y avait pas de discours, ni même de pensée féministe, d’autant que l’histoire du féminisme et de la lutte des femmes qui avait existé bien avant nous ne nous avait pas été transmise. Que ce soit au lycée ou à la fac, je n’ai jamais entendu parler de l’histoire des femmes. Comme figure féministe historique, on avait George Sand, on savait que George Sand était une femme tout à fait admirable mais je n’avais jamais entendu parler par exemple d’Olympe de Gouges…
F.S. : Vous connaissiez Simone de Beauvoir tout de même ?
M.S. : Je parle de figures historiques. La seule contemporaine qui émergeait, c’est évidemment Simone de Beauvoir. Et surtout le couple Sartre-Simone de Beauvoir. J’avais lu tout ce que Sartre avait écrit à l’époque, j’avais lu ce que Beauvoir avait écrit—sauf « Le deuxième sexe » que j’ai lu plus tard- et notamment « Mémoires d’une jeune fille rangée ». Et j’avais lu aussi Paul Nizan, qui comme vous le savez est mort en 1940. Il était quelqu’un de très lu à l’époque par les étudiants de gauche. C’est pour ça que j’ai fait philo et une classe prépa : d‘une part parce que j’étais bonne élève et que j’étais capable de faire une classe prépa mais surtout parce que, à travers Sartre, Beauvoir et Nizan, j’avais une vision romanesque de la philosophie, et de l’Ecole normale supérieure, puisque Nizan et Sartre avaient partagé la même thurne à Normale Sup. Beauvoir était une figure contemporaine mais l’histoire de la lutte des femmes et du mouvement féministe ne figurait pas au programme à l’époque, nous n’en avions jamais entendu parler. Au lycée, j’ai eu une prof d’histoire qui était de gauche, j’ai eu une prof de philo qui était de gauche–elle avait quitté le Parti communiste en 1956 à cause de l’intervention soviétique en Hongrie–pourtant ces femmes-là qui étaient dynamiques et même féministes en actes d’une certaine façon, je ne les ai jamais entendues parler de féminisme. Et elles ne parlaient pas non plus de Beauvoir. Beauvoir, les femmes la lisaient, on trouvait ses livres dans les librairies mais on ne travaillait pas sur ses livres dans les classes de lycées. Sartre, dans les années 60, était plus vedettarisé que Beauvoir, c’était toujours « Sartre et Beauvoir » : Sartre devant et Beauvoir derrière.
F.S. : Dans votre livre « 32 jours de mai[2]« , vous parlez de mouvements révolutionnaires fréquemment centrés sur le culte du chef–notion parfaitement viriliste. Ces mouvements étaient-ils imprégnés de « valeurs » virilistes ? Et (c’est évident pour les mouvements d’extrême-droite) pensez-vous que les mouvements d’extrême-gauche sont encore imprégnés de valeurs virilistes (Black Blocs) ?
M.S. : Pour être franche avec vous, les mouvements d’extrême-gauche aujourd’hui, je ne les fréquente pas beaucoup, je ne sais pas très bien comment ils fonctionnent. Mais puisque vous parlez des Blacks blocs, en effet, il y a une image très virile. Je constate aussi que, là encore, quand on interviewe quelqu’un du NPA, par exemple, c’est un homme.
Je remarque d’ailleurs qu’aujourd’hui, pour parler de Mai 68 dans les medias, c’est très majoritairement à des hommes que la parole est donnée—sauf quand il est question des femmes–on n’interviewe les femmes témoins ou actrices de 68 que pour parler des femmes. Pour parler de 68 sous d’autres angles—politique, révolutionnaire, ouvrier etc. —il n’y a que des hommes. Quand on fait appel aux femmes, c’est seulement pour parler des femmes.
Donc oui, en effet, j’ai vu que le machisme à l’intérieur des organisations était très important. Par exemple, quand on regarde la composition des bureaux politiques des organisations, on ne trouvait que des hommes à deux ou trois exceptions près.
F.S. : Il y avait aussi dans certaines marges militantes, vous l’avez sans doute observé, une dimension quasiment paramilitaire…
M.S. : Il y avait en effet un goût de la castagne—j’ai été très sensible à cet aspect lors de la manifestation du 24 mai -, il y avait pour certains un goût de la violence, de la bagarre et de l’affrontement et il faut bien reconnaître qu’il n’y avait pas beaucoup de filles qui étaient casquées, masquées, qui dépavaient, qui lançaient des pavés, qui fabriquaient et lançaient des cocktails Molotov. Il y en a peut-être eu mais très peu. Cette façon de s’habiller et de se comporter était surtout le fait des garçons. La seule fois où j’ai mis un foulard sur le visage, c’était précisément le 24 mai, quand on a retraversé la Seine et que nous sommes revenu-es dans le quartier latin, il y avait tellement de gaz lacrymogènes que les gens des fenêtres nous jetaient des linges mouillés pour que nous puissions respirer ; j’ai dû m’en mettre un sur la figure parce que sinon, on ne pouvait plus avancer.
Il y avait une sorte de mimétisme entre les CRS et les gendarmes mobiles d’un côté, qui étaient casqués et bottés, tout en noir etc, et de l’autre côté les garçons, qui étaient aussi casqués, bottés avec le foulard sur la figure et le cocktail Molotov à la main. Bien sûr, je ne dis pas que tous les garçons en 68 étaient dans ce schéma-là, j’ai connu plein de garçons qui n’ont jamais lancé un pavé, jamais construit une barricade et jamais fabriqué un cocktail Molotov. J’ai regardé la semaine dernière à la télévision le documentaire qui a été fait sur ces événements du côté de la police et on voit à quel point—chose qu’on ignorait à l’époque—elle était très affaiblie, manquant de moyens, avec une hiérarchie qui ne savait plus quoi faire et un pouvoir politique qui était incapable de tracer une ligne. Il n’y avait que le préfet de police Grimaud qui gardait un peu de cohérence et qui a tout fait pour éviter que le pire advienne. Donc les flics étaient moins forts que ce qu’on croyait, je dois dire que j’ai crié : « CRS SS ». Je n’en suis pas fière C’était débile.
F.S. : Vu la popularité de l’idéologie de la « libération sexuelle » à l’époque, qu’est-ce qui se passait entre manifestantes et manifestants dans les manifestations de Mai 68? Est-ce qu’il y a eu à votre connaissance du harcèlement sexuel, des violences ou une exploitation sexuelle des femmes durant ces manifestations?
M.S. : Je ne peux pas répondre à cette question car je n’en sais rien mais je ne suis pas très d’accord avec la notion de « popularité de l’idéologie de la libération sexuelle ». La « libération sexuelle », ce n’est pas en mai 68, c’est après. En 68, nous étions nombreux à être dans une image très politique, « bolchevique » en quelque sorte, de la révolution. L’objectif, c’était la prise du pouvoir par la classe ouvrière, et après la prise du pouvoir par la classe ouvrière, tous les problèmes de l’humanité seraient résolus. Ce n’était pas tellement la libération sexuelle, c’était la libération « tous azimuts ». Des slogans comme « jouir sans entraves »–qui est un slogan complètement idiot—ou même « il est interdit d’interdire », portaient peu sur la question sexuelle. Je ne dis pas que certains n’en parlaient pas, mais l’enjeu de la libération qui se déplace vers la libération sexuelle–que ce soit du côté des féministes, quand elles disent « votre libération sexuelle n’est pas la nôtre », ou que ce soit du côté des homosexuels avec la constitution du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire)-c’est après 68. Depuis 50 ans, on a donné de Mai 68 une image centrée sur les enjeux qu’on dit aujourd’hui sociétaux, mais cette image est très loin des enjeux de 68 tels qu’ils ont été vécus à l’époque : grèves, prolétariat, lutte des classes etc.
F.S. : Les féministes Seconde vague critiquaient le concept d’égalité, comme consistant simplement à accepter les valeurs phallocratiques et capitalistes de la société, et à réclamer de partager le pouvoir masculin, sans chercher à le transformer. Pouvez-vous expliquer? Parce qu’il y a beaucoup de féministes actuellement qui réduisent le féminisme à une simple recherche d’égalité.
M.S. : Oui, le féminisme des années 70, dans la première moitié des années 70—était lui aussi révolutionnaire ; d’ailleurs il y avait un courant qui s’appelait « Féministes révolutionnaires ». Nous étions toutes dans l’idée d’un changement global de la société, nous pensions que l’émancipation des femmes ne pouvait se faire que dans le cadre d’un changement global de la société. Nous n’étions pas du tout dans l’approche d’un féminisme réformiste, pas du tout dans l’intégration égalitaire à l’ordre établi. Nous ne voulions pas un partage du gâteau entre les hommes et les femmes, nous voulions un autre gâteau. L’égalité entre les hommes et les femmes, que tout le monde aujourd’hui trouve absolument nécessaire, ce n’était pas notre objectif. D’ailleurs, le mot « liberté » était plus important pour nous que le mot « égalité »—l’égalité ne signifie pas qu’on va échapper au modèle dominant : pour prendre un exemple caricatural, s’il y a autant de femmes que d’hommes dans le conseil d’administration d’une banque, ça ne change rien au système bancaire L’égalité nous apparaissait comme procédant d’un réformisme qui n’était pas le nôtre, on ne se définissait pas comme réformistes à ce moment-là. Nous n’étions pas contre l’égalité, mais notre objectif principal, c’était la remise en question du patriarcat, parce que le patriarcat déterminait l’organisation de la société et que cette organisation était sexiste et fondée sur l’infériorisation des femmes et une représentation du féminin que nous refusions. Quand en 1971 une manifestation du MLF passe devant une église d’où sortait une jeune mariée, elle s’est fait huer : il y avait l’idée que l’institution du mariage était forcément une institution patriarcale, donc qu’il faisait fonctionner la société telle qu’elle était, et donc forcément une institution défavorable aux femmes. Donc oui, vous avez raison de le souligner, la notion d’égalité n’était pas centrale au mouvement féministe des années 70.
F.S. : Beaucoup d’étudiantes « gauchistes » d’alors pensaient que, pour que les femmes se libèrent du patriarcat, il suffisait de renverser le système capitaliste. Vous ne le pensez pas (ou plus). Pourquoi à vos yeux cela n’est-il pas suffisant?
M.S. : C’est précisément parce que beaucoup d’étudiants pensaient ça qu’est né le mouvement des femmes. Les gauchistes étaient non seulement à l’image de la société mais aussi dans la ligne de certaines traditions révolutionnaires qui disaient : « quand le prolétariat aura pris le pouvoir, tous les problèmes seront résolus. La question de l’émancipation des femmes, c’était toujours pour « après » : après la Révolution car pas d’émancipation des femmes sans la Révolution. Nous avons renversé ce principe en disant : pas de Révolution sans émancipation des femmes.
Le MLF rompt avec les organisations politiques. Les femmes qui étaient dans ces organisations politiques gauchistes, ou proches d’elles, ont dit : « camarades, ça suffit ! » Le slogan qui avait été brandi à Vincennes : « le pouvoir est au bout du phallus » était très symptomatique de ce avec quoi il fallait rompre. Donc le mouvement féministe s’affirmait en opposition avec tout le discours gauchiste. Et cette rupture a traversé toutes les mouvances ou organisations.
Après la Sorbonne je suis devenue professeur de philo dans le nord de la France, j’étais syndiquée au SNES, j’appartenais à la tendance « Ecole émancipée » qui était aussi une tendance révolutionnaire. Et les féministes de l’Ecole émancipée ont complètement rué dans les brancards à partir de 71 et 72 par rapport à leurs camarades gauchistes membres de cette tendance. C’était à la fois une rupture intellectuelle et une rupture dans la pratique politique.
F.S. : Pouvez-vous nous parler des débuts du MLF, et de l’atmosphère de liberté, d’audace et de créativité débridées—en particulier des formes d’action militantes très hardies et novatrices– qui existaient dans le mouvement des femmes à cette époque?
M.S. : Comme j’avais été nommée prof de philo dans le nord, à Denain, toute la semaine j’étais absente de Paris, je ne rentrais que le week-end, donc je n’ai pas assisté à tout ce qui s’est passé au tout début des années 70, par exemple les Assemblées générales aux Beaux-Arts, j’y allais de temps en temps quand j’étais à Paris mais je me suis aperçue que, même dans ces assemblées, c’était un peu toujours les mêmes qui prenaient la parole. Si on n’était pas parisienne, et si on n’était pas engagée à plein temps dans le mouvement, on n’existait pas beaucoup. Le début du féminisme dans les années 70, pour moi, ça a surtout consisté à discuter avec mes élèves, à créer un groupe MLAC avec elles, à ruer dans les brancards avec l’Ecole émancipée etc. Quand je venais à Paris, c’est plutôt à travers des publications que je découvrais le MLF, par exemple à travers le numéro de la revue « Partisans » sorti à l’automne 70 qui s’intitulait « Libération des femmes année zéro ». Ce numéro de « Partisans » que j’ai acheté à la librairie Maspero au quartier latin rue Saint-Séverin, a été très important pour moi : des filles que je ne connaissais pas écrivaient des choses qui me concernaient complètement, des réflexions, des problèmes, des interrogations que je croyais être strictement individuelles, personnelles, je m’apercevais qu’elles étaient partagées par beaucoup d’autres femmes. Et ce numéro a joué un rôle de constitution de réseau extrêmement important. Il faut aussi citer bien sûr ‘’Le torchon brûle », on voit bien qu’il y avait une créativité formidable dans l’écriture des textes, dans les chansons, dans les actions. Il y avait cette inventivité tous azimuts, et peu à peu un développement important du mouvement.
Deux facteurs ont joué, me semble-t-il. D’une part, la libéralisation de l’avortement va permettre un élargissement fabuleux de l’écoute. La question de l’avortement concernant beaucoup de femmes, ça a permis que de très nombreuses femmes, à Paris comme en province, s’emparent de ce questionnement. L’autre raison, c’est que très vite le féminisme a concerné des femmes qui avaient des activités très différentes les unes des autres. C’est parti des étudiantes gauchistes mais il y a eu ensuite des actrices qui trouvaient que c’était formidable, des écrivaines, des peintres, des dessinatrices, des journalistes, des femmes dans les syndicats, dans les bureaux, les usines, dans les partis politiques. Le mouvement féministe les a obligées à poser ces problèmes à l’intérieur des organisations dont elles étaient membres, en particulier à partir de la deuxième partie des années 70. Ça a été le cas des féministes socialistes qui ont créé un courant « femmes » à l’intérieur du parti et des communistes qui ont également créé un courant « femmes » à l’intérieur du PC. La troisième raison de cette créativité, c’est qu’à partir du moment où un mouvement permet de soulever le couvercle, on voit bien toute la richesse et la créativité des femmes maintenues sous le couvercle qui surgissent, on voit toute la capacité créatrice des femmes qui explose, et tout à coup, les femmes ont des choses à dire. Il y a surtout après 68 une prise en charge des filles par elles-mêmes, il y a eu une prise d’autonomie. Il ne faut pas oublier qu’en marge des Assemblées générales, il y a énormément de groupes de femmes de quartier qui se sont créés, et dont l’un des objectifs était de parler, de raconter son vécu.
F.S. : Selon vous, qu’est ce qui, depuis la Seconde vague, a changé la donne pour les féministes (néo-libéralisme, porno, fondamentalismes, intersectionnalité etc.) ? Est-ce que leur lutte n’est pas maintenant plus confuse donc plus compliquée?
M.S. : C’est une bonne question mais on pourrait y passer la journée. Ce qui a changé la donne, c’est que le monde a changé. Nous ne sommes plus du tout dans la situation de 68 et des années 70, que ce soit pour la France, l’Europe ou l’Occident dans son ensemble. On ne pouvait pas penser à l’époque qu’il y aurait le retour de l’extrême-droite sur la scène politique, la montée du fondamentalisme islamique, le renversement de l’Union soviétique, la mondialisation néo-libérale, le développement rapide de la Chine etc. Nous avons pris conscience que l’Europe et l’Occident n’étaient plus les maîtres du monde, sans parler de la question écologique, qui est extrêmement importante et grave. Le féminisme des années 70 a permis beaucoup de changements positifs et d’avancées, puis il y a eu une sorte de sommeil, en particulier dans les années 90, et maintenant il y a un renouveau, le féminisme est devenu un mot à la mode, comme je l’ai dit dans Libération[3].
F.S. : Il y a une récupération tous azimuts, maintenant tous les antiféminismes se présentent sous le label féministe, c’est typique de l’époque, non?
M.S. : Tout le monde est féministe, à partir de positionnements parfaitement contradictoires : on est féministe si on est pour le voile, on est féministe si on est contre le voile, on est féministe si on est, comme le « féminisme intégral », contre l’avortement et la contraception, on est féministe décoloniale si on enferme les femmes non-blanches dans leur communauté, aujourd’hui, le féminisme est devenu une auberge espagnole, chacun y met ce qu’il veut. Alors oui, la situation est plus confuse et plus complexe, et il devient très difficile de savoir ce que l’on met exactement derrière ce mot.
En même temps, on peut dire que le féminisme depuis quelque temps s’est emparé de la complexité, en tout cas je pense que telle est sa tâche aujourd’hui, le monde est beaucoup plus difficile à penser. C’était plus facile il y a 50 ans : lutte des classes, gauche-droite, Etats-Unis-Union soviétique, Occident-Orient…
Sur la question du féminisme, je suis évidemment dans un positionnement de valeurs universelles qui doivent valoir pour tous-tes mais cet universalisme ne doit pas imposer des normes et des schémas. Si les principes sont valables pour tous-tes—et d’ailleurs on le voit vu que de très nombreuses femmes se battent en Iran, en Inde, en Afghanistan dans de nombreux pays africains etc. pour l’égalité, pour la liberté, contre le viol, contre les mutilations sexuelles–il faut comprendre que les chemins pour mettre en œuvre ces concepts et ces valeurs universelles peuvent être différents, la manière de s’y prendre peut être différente. Il faut distinguer les enjeux dans les pays comme ceux que je viens de citer– la plupart des pays africains, des pays comme l’Afghanistan où la situation des femmes est encore extraordinairement difficile– des débats qui animent la scène franco-française ou même parisiano-française. Comme je l’ai souligné dans mon dernier livre titré « Sortir du manichéisme [4]», on est souvent dans des formes caricaturales de débat, chacun reste sur ses positions, aveugle à tout ce qui n’est pas soi. Or il faut regarder avec ses deux yeux, j’essaie de le faire, il faut par exemple regarder ce qui se passe du côté des islamistes, et il faut regarder aussi ce qui se passe du côté d’une certaine droite catholique—les deux sont à combattre[5]. La différence entre les deux, c’est qu’aujourd’hui en France, il n’y a pas de catholiques qui tuent des gens dans les rues, alors qu’il y a des islamistes qui le font.
F.S. : Oui mais par contre aux Etats-Unis, il y a davantage d’attentats qui sont organisés par l’extrême-droite et les ultra-religieux que par les islamistes, c’est intéressant à noter.
M.S. : Absolument, vous avez raison. C’est pareil pour l’antisémitisme : il faut lutter contre l’antisémitisme lié à l’islam, et en même temps être conscient-es de la renaissance de l’antisémitisme de droite, en particulier en Europe de l’Est. C’est pour ça qu’il faut saisir les deux branches de la complexité, regarder avec ses deux yeux, et ne pas se focaliser sur une seule chose.
1/ Un chagrin politique, 1995, ed L’Harmattan
2/ 32 jours de mai, 2006, Ed. Le Bord de l’eau
4/ Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat, 2016, ed Michel de Maule
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