Par Sarah et Christine Dalloway

 

La série intitulée « 13 Reasons Why » raconte l’histoire d’Hannah Baker, une adolescente victime de harcèlement scolaire ; ledit harcèlement implique son entourage mais l’instigateur en est principalement Bryce Walker, un jeune homme issu d’un milieu aisé, scolarisé dans le même établissement qu’elle. Bryce Walker aurait usé de son influence pour mener le harcèlement à l’encontre d’Hannah, il aurait une certaine emprise sur les autres jeunes. Elle vit une série de violences psychologiques (revenge porn) et sexuelles qui vont jusqu’au viol et la mèneront à se suicider. La série est construite sous forme rétrospective : avant de se tuer, Hannah Baker a enregistré une série de cassettes audio où elle incrimine ses agresseurs. Ces cassettes seront transmises après sa mort à ceux de ses anciens camarades de lycée qu’elle a estimé en partie responsables de son suicide. Le scénario de la série est basé sur ce règlement de compte post mortem. (1)

 

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La première saison de la série décrit Hannah comme une jeune femme prise dans une spirale de violence, toujours plus grave et destructrice dont elle n’arrive pas à sortir. Le viol commis par Bryce Walker la poussera à passer à l’acte en se suicidant. (2) Dans la deuxième saison, la thématique du viol est abordée plus explicitement, des photos révélant de multiples agressions sexuelles mettent en cause Bryce Walker, qui aurait non seulement violé Hannah Baker mais aussi d’autres jeunes femmes de son lycée. La phrase : « Hannah n’était pas la seule » est marquée au dos des photos d’agressions (3) suggérant qu’elle n’était qu’une des nombreuses victimes de l’unique prédateur sexuel de son lycée.

Cette série a été volontiers qualifiée de féministe (4), terme décidément à la mode… L’est-elle vraiment ? Traite-t-elle de manière réaliste et intéressante la question des violences sexuelles ?

La série brosse un tableau de la violence sexuelle pour le moins inédit : un jeune homme, Bryce Walker, y est décrit comme un agresseur multirécidiviste, et face à lui, le personnage de Clay Jensen s’érige en une sorte de justicier, gardien de la mémoire d’Hannah Baker, qui tente vainement de le vaincre. On retrouve la dualité homme gentil et protecteur versus homme dangereux et agresseur sexuel. Cette série dépeint une longue série d’agressions sexuelles commises par un seul homme, dans le cadre de l’établissement scolaire qu’il fréquente, ayant mis en échec la structure éducative même, et le reste de l’entourage d’Hannah Baker. Seul contre tous, le valeureux Clay Jensen tente d’affronter le violeur en série, incarnant le prototype de l’homme bon.

Indirectement, la série fait passer plusieurs messages : tout d’abord, les agresseurs seraient très minoritaires, parmi une majorité d’hommes inoffensifs, ensuite il existe des hommes qui défendent les femmes mieux qu’elles ne se défendent elles-mêmes : les protecteurs–et enfin un agresseur, fut-il seul, peut mettre en échec une institution afin de commettre ses forfaits. La série décrit la violence sexuelle comme le fait d’une minorité d’hommes, dotés d’une personnalité pathologique, et ayant de l’influence sur leurs proches. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Le tableau brossé par cette série ressemble-t-il au vécu des femmes ? Est-il confirmé par les données statistiques concernant les violences sexuelles ?

 

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L’enquête Virage balaie le mythe selon lequel les prédateurs sexuels sont une infime minorité parmi les hommes, les agressions sexuelles sont massives : 580 000 contre des femmes rien qu’en 2015 en France selon l’enquête Virage. Les femmes subissent des violences sexuelles tout au long de leur vie, mais surtout lorsqu’elles sont enfants ou adolescentes et ce dans les lieux qu’elles fréquentent au quotidien. Le cadre conjugal et familial est le plus dangereux : les violences sexuelles y sont habituellement longues et répétées. L’espace privé (famille, amis, conjoints) est le théâtre privilégié des violences sexuelles, c’est dans l’intimité que les femmes sont le plus victimisées, 3 agressions sur 4 sont commises dans ce cadre selon Virage. Le domicile reste le lieu de tous les dangers pour les femmes. La violence sexuelle n’est pas le fait d’un nombre dérisoire d’agresseurs usant de leur influence, c’est un phénomène sociétal, qui touche massivement les femmes, les plus jeunes étant les plus à risque. Les agresseurs ne sont pas de mystérieux et puissants hommes protégés par leur statut social, ce sont des hommes qui sont tout simplement proches des femmes, qui font partie de leur cercle d’intimes : les hommes qu’elles connaissent et côtoient quotidiennement. La famille est l’endroit le plus dangereux pour les femmes, viennent ensuite le couple, puis les lieux d’études et de travail et enfin l’espace public. Pour tous ces espaces, les agressions sur les femmes sont commises par des hommes à hauteur de 94 à 98% (5). Le viol est bien un phénomène massif, genré, prégnant au niveau sociétal, les agresseurs ne sont pas des étrangers mais des proches des victimes le plus souvent.

De plus la série, comme beaucoup de productions hollywoodiennes, est porteuse d’un optimisme béat. La mort d’Hannah Baker déclenche un véritable sursaut parmi son entourage, une prise de conscience salutaire concernant le problème des violences sexuelles, complètement ignoré jusqu’alors. Clay Jensen essaie de découvrir la vérité, qui est d’ailleurs bien cachée, et révélée partiellement par le biais de photos polaroïd, une enquête longue et périlleuse permet de découvrir les faits, les victimes n’ayant jamais rien dit.

La série commence sur cette démarche de recherche et d’investigations sur des violences tues et occultées, et l’entourage tombe des nues en apprenant la vérité, dissimulée trop longtemps par des victimes décidément trop silencieuses. Là aussi, la réalité est toute autre, d’après l’enquête Cadre de Vie et Sécurité 2017, les viols se déroulent souvent dans l’espace privé, chez la victime ou chez un proche, et ce 8 fois sur 10, ils sont donc le fait de personnes connues de la victime, et le fait que l’agresseur soit connu augmente le risque de répétition des violences. Les agressions sexuelles par des personnes étrangères sont très peu fréquentes. De plus, les victimes en parlent à leur entourage, ou cherchent de l’aide auprès du corps médical ou des services de police et autres institutions, l’entourage est donc au courant de ce que vit la victime et ne l’apprend pas longtemps après comme le suggère la série. Les violences sexuelles sont aussi fréquemment commises au sein même du ménage, et de façon répétée dans le temps, et dans ce cas, c’est souvent le conjoint qui est l’auteur des violences (il est désigné par la victime dans 61 % des cas de violences sexuelles), et là aussi les victimes cherchent activement de l’aide en s’adressant à des professionnels ou au milieu associatif (40 % des victimes de violences au sein du ménage ont effectué au moins une démarche de ce type). Ces démarches sont souvent accompagnées de demande d’aide aux proches. (6) Les victimes de violences sexuelles cherchent donc activement de l’aide auprès de personnes qualifiées et de leurs connaissances, elles ne sont pas enfermées dans le silence, l’image renvoyée des victimes par cette série est donc erronée. Les victimes, loin d’être passives sont le plus souvent engagées dans des démarches courageuses et bien ciblées de demande d’aide.

 

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D’autre part, à aucun moment la culture du viol n’est évoquée, la dimension sociétale de la violence sexuelle est évacuée au profit d’un vision à l’échelle de l’individu : la personnalité pathologique d’un homme peut expliquer qu’un grand nombre d’agressions soient commises, le reste du groupe subit la violence de l’homme psychopathe ou pervers. On retrouve le dogme féministe libéral, où tout est affaire d’individus pris hors de leur contexte social et culturel, l’agression serait un drame vécu par la victime, causé par l’agresseur, considéré en dehors du contexte sociétal. Le féminisme est le contraire de cette approche individualiste, il étudie les femmes en tant que classe et pense la violence à l’échelle de la société dans son ensemble. (7) La série véhicule subtilement la pensée féministe libérale, centrée sur l’individu, et déconnectée des réalités sociales, comme si les êtres pouvaient exister en dehors de leur environnement.

La description du phénomène du viol de « 13 Reasons Why » occulte plus qu’autre chose la réalité des violences sexuelles. En mettant en scène un prédateur seul qui aurait agressé de nombreuses femmes sans que, malgré leurs tentatives courageuses, les hommes de son entourage n’aient pu intervenir n’a aucune réalité statistique. Les hommes ne protègent pas les femmes, bien au contraire, et les plus proches sont aussi souvent les plus dangereux pour celles-ci. Les victimes, loin de subir les agressions en silence cherchent activement de l’aide auprès de professionnels de santé ou d’acteurs associatifs. « 13 Reasons Why » nous sert un poncif lénifiant, faux et invraisemblable sur le viol qui ne serait que le fait de rares méchants hommes éloignés de la victime, perpétrés malgré les gestes héroïques de ses proches pour la protéger. Cette série est plus porteuse de clichés éculés que d’une quelconque analyse féministe. Elle propose une vision de la réalité des femmes erronée et fallacieuse, une juxtaposition de stéréotypes sans aucun lien avec la réalité nous est offerte. Les statistiques montrent au contraire des victimes qui se débattent entre des agresseurs autour d’elles et des institutions qui font la sourde oreille.