Par Christine Dalloway

 

Au cœur de l’Europe, bercées par le murmure de la société de consommation, on nous répète à nous, femmes, que tout va bien dans nos vies, que nous sommes heureuses, du moins que nous devrions l’être. Nous ne sommes pas les afghanes qui luttent ne serait-ce que pour obtenir une carte d’identité, nous ne sommes pas les indiennes à qui on jette de l’acide au visage, nous sommes les femmes vivant en Europe de l’Ouest, les privilégiées, celles qui ont soi-disant tout, et ont encore le culot de se plaindre.

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Et pourtant, le sang coule, le sang des femmes, le sang des prostituées, des femmes battues, des victimes de viol ou de féminicides, la terre est saturée de notre sang et de nos larmes… Des bordels sordides d’Allemagne aux sinistres studios de la pornographie californienne, la torture des femmes prospère, perdure, rapporte, fait tourner la machine capitaliste, et il faudrait en rire, rire de notre agonie, de notre humiliation ultime, de la réduction de notre être à la seule fonction d’objet sexuel décérébré. Il nous faudrait trouver cela pas si grave, garder le sourire, et s’abaisser un peu plus.

Les mots ont perdu leur sens, que veut dire la dignité quand on a été violée par plusieurs hommes et que les images du viol circulent sur la toile dans l’indifférence générale, ou au pire suscitant quolibets et moqueries de la plèbe ignare ? Comme cela a été le cas pour la victime de La Manada en Espagne ?

Il nous faut jour après jour sourire, faire bonne figure, ravaler nos larmes et notre colère, nous sommes telles les actrices entourant Weinstein sur le tapis rouge de Cannes, tenues d’aduler nos bourreaux, de les trouver pas si mal, cela pourrait être tellement pire… Il nous faut minauder gentiment, tout en tenant compagnie à l’agresseur. Il nous faut vivre en enfer et continuer à jouer la comédie du bonheur, grimacer à la demande des sourires faux. Nous sommes si jolies, si décoratives avec nos robes, notre maquillage, si chanceuses de vivre ici…

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La France n’est certes pas le Pakistan ou le Bangladesh, mais la non-application des lois concernant les violences faites aux femmes a fait de l’Europe une zone de non droit pour certaines, quand ni la police ni la justice ne font leur travail, on est seules face à l’agresseur, avec juste nos petits moyens pour tenter de se protéger. Beaucoup d’entre nous sont sans protection réelle, les diatribes enflammées sur les droits des femmes cachent souvent une inaction dangereuse, souvent fatale.

Je voudrais au moins pouvoir arrêter de faire semblant d’être heureuse, et laisser paraître toute ma peine, pour celles qui sont parties trop tôt, celles dont la vie a été brisée, celles que la justice a piétinées après un viol, en prononçant des peines ridicules ou même pas de peine du tout pour le violeur. Je voudrais pouvoir verser les torrents de larmes que recèle mon cœur pour ces femmes massacrées, pour moi, pour nous toutes.

La justice nous crache dessus, elle se moque de nous, femmes, avec sa superbe indifférence. Des pages et des pages de doléances, de plaintes, pourquoi ? Pour que tous nos mots soient balayés d’un revers de main, entre un soupir d’ennui et un regard de côté.

Après l’agonie de l’agression, l’épreuve du dépôt de plainte, il faut encore s’entendre dire que tout est de notre faute, que nous avons cherché l’agression, la violence… Et tandis que l’agresseur repart avec la mansuétude de la société bien-pensante, la victime ne garde que le blâme et le stigmate.

Combien de temps allons-nous encore nous mentir à nous-mêmes et faire semblant ? Vivre en enfer n’est pas vivre, c’est aller d’un jour à l’autre en essayant de faire bonne figure, sauver des apparences qui ne dissimulent rien à part le vide et la solitude, une vie pire que la mort, une vie de spectre.

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Une bonne partie de la richesse en Occident provient du viol et de l’agonie de trop nombreuses femmes, la légalisation de la prostitution et de la pornographie dans certains pays en a fait une source de revenus, leurs cadavres s’amoncèlent, leur sang irrigue la terre, et nous ne pouvons même pas les pleurer, la comédie sociale nous force à arborer des sourires factices, une joie apparente que nous ne ressentons pas.

Je voudrais pouvoir pleurer toutes mes larmes, et même plus pour celles que le système a brisées… Mais il nous faut vivre en enfer et garder le masque.

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