Cette lettre a été lue par une féministe anglaise lors de la conférence féministe internationale FILIA en Octobre 1018 à Manchester : son auteure, Batul Moradi, n’a pas pu sortir d’Afghanistan pour la lire elle-même. Révolution féministe en publie la traduction française en solidarité avec nos sœurs afghanes.

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J’avais 7 ans la première fois que j’ai réalisé la différence entre les garçons du voisinage et de la famille et moi. Je devais porter un grand fichu et un uniforme très long et je regardais les garçons habillés avec des vêtements confortables pour aller à l’école, et je me demandais pourquoi il y avait toutes ces différences entre nous.

Quand j’ai eu 8 ans, ma mère m’a acheté un hijab de 3 mètres de long que je devais porter par-dessus mon uniforme et mon fichu. Puis j’ai dû apprendre les prières rituelles et les lois de la sharia et on m’a interdit d’aller jouer dehors.

Quand j’ai eu 9 ans, j’ai atteint l’âge de la puberté, ce qui signifiait que j’ai dû cacher tout mon corps, –sauf le visage et les mains– pour le protéger des regards étrangers, parce qu’un seul cheveu visible pouvait ouvrir les portes de l’enfer pour moi. A l’époque, je devais me lever avant le lever du soleil pour prier et laver certaines parties de mon corps même quand il faisait froid. Je devais me prosterner trente fois par jour pour honorer Dieu et, malgré mon corps d’enfant, je devais observer le jeûne pendant tout le Ramadan—et supporter d’être affamée de l’aube au coucher du soleil. Je regardais jouer les garçons qui avaient le même âge que moi, et je me demandais pourquoi eux étaient dispensés du jeûne et de la prière jusqu’à l’âge de 16 ans, bien que leur corps ait été plus fort que le mien. La réponse était toujours la même : c’est parce que Dieu aime davantage les femmes, et c’est ce qu’il ordonne—et il y avait des moments où je souhaitais passer à travers un arc-en-ciel pour devenir un garçon—comme le raconte la légende.

 A l’âge de 12 ans, j’ai eu mes premières règles et je n’étais plus autorisée à prier ou à aller à la mosquée, et j’avais l’impression d’être si dégoûtante que Dieu ne voulait même pas entendre ma voix.

A cet âge, j’avais peur de mon corps parce que, à l’école, à la télévision et partout, tous les adultes m’avaient mise en garde contre lui et contre mes désirs, comme si un monstre était en train de naître.

 

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Et donc, en conséquence, j’ai essayé de me cacher encore davantage derrière mon hijab, parce que, selon la sharia, ma voix, mon visage, mon sourire, mes cheveux et mon corps entier étaient la source de tous les péchés.

Mes anciens compagnons de jeu se faisaient pousser la moustache, ils avaient de nouveaux hobbies, ils prenaient de l’autorité, ils étaient libres, on ne leur imposait pas de limites, et il semblait que, à mesure qu’ils grandissaient, leur monde devenait plus grand et plus intéressant, alors que le mien rétrécissait et devenait plus horrible.

A 16 ans, j’écrivais des poèmes et je fréquentais des cercles littéraires et très vite, j’ai découvert que la description de l’amour et des amants dans la poésie traditionnelle était le domaine exclusif des hommes. J’étais convaincue qu’il y avait de toute façon des choses plus importantes et vitales dans le monde que l’amour. Durant cette période, je me suis découverte moi-même peu à peu, et j’ai aussi découvert ce qui m’enchaînait. Par exemple, j’avais besoin de la permission de mon père ou de mon frère pour toutes les décisions concernant mon travail, l’éducation, les voyages et le mariage.

A l’âge de 23 ans, j’ai épousé un poète, un homme qui n’avait pas de croyances religieuses. J’espérais que j’allais être libérée de ce monde d’entraves et de limites avec lui.

Mais je n’avais pas compris qu’il ne rejetait les limites que pour lui-même–les limites qu’il m’imposait étaient encore plus étroites et contraignantes. Je n’avais plus le droit d’écrire des poèmes, d’aller dans des cercles littéraires, d’utiliser internet ou même d’écouter des chansons d’amour. J’ai dû cacher mes poèmes dans le réfrigérateur parce qu’heureusement Kaboul n’avait plus d’électricité, donc personne n’aurait pensé à l’ouvrir.

Ma connexion au monde était complètement coupée par mon mari, parce qu’il « m’aimait », et était très en colère et perturbé par l’immoralité de la société.

A 27 ans, j’ai finalement divorcé. Mon mari a nié que nos enfants soient bien les siens et m’a accusée d’adultère. Les accusations calomnieuses d’adultère sont une source de honte pour les femmes qui en sont victimes, elles sont ostracisées, traitées en pestiférées, voire emprisonnées ou lapidées à mort.

J’ai intenté le premier procès pour diffamation devant un tribunal afghan parce que je ne pouvais même pas obtenir des papiers d’identité pour mes enfants sans avoir les papiers d’identité de leur père. C’est là que j’ai découvert que j’étais la première femme à avoir combattu une accusation d’adultère face au système légal afghan.

 

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Les juges et les procureurs me méprisaient et m’insultaient constamment, et j’étais stigmatisée simplement pour avoir osé contester ces accusations—au lieu d’être remplie de honte et de me cacher, comme le font habituellement les femmes dans mon pays.

Pour être lavée ce ces accusations, il fallait que je passe un test ADN de paternité, ce qui n’était pas possible en Afghanistan. Cela m’a pris 4 ans jusqu’à ce que je puisse faire ce test et me défendre contre ces allégations, avec l’aide de nombreuses personnes de la société civile et de militants des Droits humains.
J’avais 32 ans quand j’ai divorcé. Mon ex-mari a été condamné à 2 ans de prison—mais si je n‘avais pas été capable de réfuter ses accusations d’adultère, j’aurais été condamnée à 15 ans de prison.

Il a quitté le pays pour échapper à la sentence. Il ne m’a jamais payé aucune pension pour les enfants et je n’ai jamais eu de papiers d’identité pour eux. Il est toujours considéré comme un poète honorable et continue à écrire des poèmes sur l’amour.

Bien que la cour soit passée de mon côté à la fin du procès et que cette affaire ait montré aux Afghanes victimes de telles accusations d’adultères comment elles pouvaient se défendre, cela n’a pas beaucoup changé ma situation. Je dois toujours me cuirasser pour affronter les pierres que l’on me lance tous les jours dès que je sors, et j’ai presque abandonné l’espoir d’arriver à me débarrasser des étiquettes infâmantes que la société m’a collées à cause de mon combat.

L’année dernière, j’ai eu 36 ans, et j’ai publié un livre sur mon combat avec la justice. C’est un livre plein d’informations et d’histoires horribles sur la situation des femmes en Afghanistan et sur la corruption du système judiciaire et de la loi. Mais les premières réactions à mon livre commençaient par ces phrases : « cette femme confirme dans son livre qu’elle ne croit pas en Dieu et elle parle de sexe… ».

Et je pense toujours à mes amis d’enfance, à ces lointaines et douces années, quand la distance entre nos deux mondes n’était pas devenue infranchissable.

 

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Au temps où je pouvais courir dans les rues et sentir le vent dans mes cheveux, où je pouvais rire aux éclats et être à égalité avec les garçons. Au temps où mon sexe n’était pas devenu ma prison. Je ne peux toujours pas comprendre, après toutes ces années, pourquoi les garçons sont devenus des adultes alors que je n’ai pas plus de pouvoir sur ma vie que si j’étais encore une petite fille, une enfant qui doit toujours être surveillée par un gardien, qui doit observer toutes ces règles sociales strictes et celles de la sharia—au point que j’ai peur de simplement poser ces questions.

Mais j’espère de tout mon cœur que Dieu va arrêter de s’intéresser spécialement aux femmes, qu’il les aimera moins et qu’il les laissera grandir.

Avec amour, une enfant afghane de 37 ans.

Batul Moradi.

(traduction Francine Sporenda)