INTERVIEW D’INGE KLEINE

                       Par Francine Sporenda

Inge Kleine est enseignante et a un Doctorat de Littérature anglaise (portant sur le langage féminin et la sémantique de l’espace dans les romans gothiques anglais). Elle milite dans le mouvement féministe depuis 2011, et ses premières recherches portent sur la violence sexuelle et le viol.  Elle souhaite aussi faire renaître le féminisme radical en Allemagne et contribuer à la renaissance de ce mouvement. Elle est basée à Munich et est active dans le KOFRA (Centre de communication pour la vie et le travail des femmes).

 

FS : Une loi modifiant la loi de 2002 a été passée en 2017 pour corriger certaines des conséquences négatives de la loi prostitution de 2002, mais certains critiques considèrent que cette loi est un « monstre bureaucratique ». Etes-vous d’accord avec cette opinion ?

IK : Cette loi est appelée « Prostituiertenschutzgesetz » –ProstSchG—ce qui signifie « loi de protection des prostituées ». Elle a été passée en Octobre 2016 et est entrée en application le 1er Juillet 2017. Parce que de nombreuses municipalités n’avaient pas encore mis en place les infrastructures nécessaires à son application, il y a eu une « période de transition » d’une année pour donner le temps de s’adapter aux villes et aux femmes concernées (ou hommes ou trans).

Je ne peux pas dire si c’est un « monstre bureaucratique ». Il est possible qu’elle puisse aider des femmes trafiquées d’Europe de l’Est, parce que maintenant elles peuvent recevoir du counseling et il y a des numéros de téléphone qu’elles peuvent appeler pour obtenir des informations sur ce que dit la loi et pour contacter des fonctionnaires allemands. Dans quelques cas très rares, (à Munich), des associations d’aide ont été réellement contactées suite à ce qui avait été identifié comme des situations de contrainte à la prostitution durant les sessions de counseling au « Gesunheitsämter », l’administration de la Santé. A noter que les personnes prostituées sont tenues de recevoir des conseils de santé durant ces sessions, mais elles ne sont pas soumises à une visite médicale obligatoire. Beaucoup de gens font parfois la confusion.

Après la séance de conseil de santé, les femmes prostituées doivent se faire enregistrer dans les services administratifs de la municipalité où elles exercent. La séance de conseils de santé est annuelle et les personnes prostituées doivent faire renouveler leur enregistrement tous les deux ans. Les données enregistrées seront effacées au bout de deux ans si une femme prostituée (ou homme ou trans) ne renouvelle pas l’enregistrement. Celles qui sont âgées de 18 à 21 ans doivent se présenter aux bureaux de Santé tous les 6 mois et renouveler leur enregistrement chaque année.

 

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Il est possible que cette loi aide les citoyennes de l’UE engagées dans la prostitution à prouver combien de temps elles ont séjourné et travaillé en Allemagne, et dans certaines régions, cela pourra peut-être leur faciliter l’accès à des prestations sociales.

La loi implique aussi que les villes, les municipalités ou états doivent commencer à fournir des lieux de counseling (en plus de ceux qui sont obligatoires), ce qui signifie qu’il doit y avoir des structures d’accompagnement des personnes prostituées et que celles-ci doivent pouvoir les contacter. En Allemagne, c’est un problème, car la plupart de ces structures sont aux mains du lobby pro-prostitution. Ces associations ont commencé à « nettoyer » leurs sites, mais jusqu’à 2015 ou même 2016, ils y disaient explicitement qu’ils faisaient du lobbying pour que le « travail du sexe » soit reconnu et de plus, ils fournissaient bien une aide aux femmes…mais pour entrer dans la prostitution. Par contre, ils ne faisaient aucune mention d’aide à la sortie—parce que ça serait « stigmatisant » pour les personnes prostituées.

Cette loi ne prévoit rien pour l’aide à la sortie, et aucun budget n’a été réservé pour ça. C’est une responsabilité qui est laissée aux municipalités ou aux états.

Ce qu’il y a essentiellement dans cette loi, c’est que les préservatifs sont désormais obligatoires, et que le non-respect de cette règle entraîne le paiement d’amendes importantes pour l’acheteur de sexe. L’idée est que ça permettra aux femmes d’insister pour le port de préservatif.

Les survivantes de la prostitution soutiennent cet aspect de la loi. Cette loi inclut aussi des provisions concernant les femmes enceintes. L’enregistrement sera suspendu dans les 6 dernières semaines de la grossesse. On espère que les services sociaux apporteront leur soutien aux femmes enceintes souhaitant quitter la prostitution ou ne plus se prostituer en fin de grossesse. Nous savons par ce qui a été dit durant les audiences gouvernementales que, même dans le cas de grossesse avancée, il n’y a aucune ressource financière prévue pour les femmes enceintes et des médecins ont même dû fournir aux tribunaux des certificats attestant que la prostitution dans les dernières semaines de grossesse est fortement déconseillée.

En fait, les femmes qui quittent la prostitution sont souvent confrontées à ce genre d’obstacles, souvent, les fonctionnaires des services sociaux ne croient pas qu’elles veulent vraiment en sortir et vont jusqu’à retenir de l’argent sur les aides financières qu’elles reçoivent.

En tant qu’abolitionniste, je pense que la loi a deux objectifs principaux : d’abord, pouvoir enfin rassembler des données sur la prostitution en Allemagne—au moins sur la prostitution légale. En 2016, l’Allemagne ne pouvait même pas estimer approximativement le nombre de femmes en prostitution. Le chiffre de 400 000 était avancé, mais il n’y avait aucune base sérieuse pour cette estimation, et la presse mentionnait des chiffres allant de 90 000 à 900 000. Compte tenu du fait que l’Allemagne a basé son approche légalisée et partiellement décriminalisée de la prostitution sur la notion de « transparence », et alors que les leaders des groupes pro-prostitution et les politiciens dénoncent l’accroissement de la prostitution « clandestine » en Suède comme conséquence de l‘application du modèle nordique, cette situation était ridicule et embarrassante.

Le second objectif –et là-dessus, je suis d’accord avec d’autres abolitionnistes comme Huschke Mau—et c’est en fait la principale raison de cette loi, c’est de rendre plus facile la collecte des impôts que doivent payer les personnes prostituées et de les obliger à contribuer financièrement au système de Sécurité sociale—essentiellement à l’assurance santé. De ce point de vue, le ProstSchG suit les objectifs de la loi de 2001. On l’a vendue au public comme une tentative de déstigmatiser les femmes en prostitution et de leur ouvrir l’accès aux aides sociales—mais en fait, il s’agit essentiellement de contraindre les personnes prostituées à financer ces services sociaux. La loi de 2001, appliquée en 2002, a été passée en même temps que d’autres lois allemandes qui effectuaient des coupes sombres dans le système de protection sociale et qui modifiaient de façon substantielle les pensions de retraite des femmes mariées, en les réduisant massivement de façon à forcer celles-ci à trouver du travail et à contribuer financièrement au système d’aides sociales (sauf à perdre leurs droits à une pension de retraite). Donc cette loi faisait partie de ce programme d’austérité nommé « Agenda 2010 » par le gouvernement, alors social-démocrate et « Vert ». La loi actuelle continue dans cette direction, parce que rendre l’enregistrement obligatoire pour les personnes prostituées, cela signifie davantage d’informations sur celles-ci transmises à l’administration fiscale. Les taxes concernées sont l’impôt sur le revenu, la TVA (sur les services prostitutionnels effectués, c’est-à-dire 19% du montant payé par l’acheteur de sexe), et la taxe dite « Vergnügungssteur » (taxe « distraction/plaisir »), collectée par les managers de bordels et perçue par les municipalités. Cette taxe représente un revenu important pour les villes, jusqu’à 600 000 Euros par an pour des villes comme Düsseldorf—bien que ce montant inclue aussi les taxes perçues sur les clubs de strip tease.

Les bordels tirent leur argent des femmes via le loyer pour la location de leur chambre. Ils collectent aussi une somme représentant le montant de la TVA sur le loyer, donc en Allemagne, les managers de bordels sont aussi des percepteurs d’impôts (vous avez bien lu). Les femmes prostituées sont censées garder une comptabilité précise de tous les clients qui ont acheté du sexe et de toutes les sommes et gains reçus ; elles doivent aussi garder les reçus fournis par les managers du bordel, et envoyer tout ça à l’administration fiscale, pour leur déclaration de revenus. En pratique : les dettes que les personnes prostituées doivent au fisc sont un obstacle majeur à leur sortie de la prostitution. La loi a encore empiré cette situation en la rendant plus systématique.

 

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Autres provisions de la loi : il y a des régulations plus strictes concernant les managers de bordels et autres lieux de prostitution. Toute personne louant un local destiné à la prostitution est maintenant considérée comme tenancier d’un bordel (sont exemptées les personnes se prostituant seules dans un local dont elles sont locataires ou propriétaires). Il y a des régulations concernant l’hygiène (dont les détails sont fixés par les différents états allemands), ainsi que les personnels employés dans ces lieux, des « videurs » aux propriétaires de licence, qui doivent maintenant soumettre un casier judiciaire pour en obtenir une, ce qui pour la première fois interdit à ceux qui ont été condamnés pour trafic ou pour « prostitution forcée » de gérer un bordel. Les visites de travailleurs sociaux doivent être autorisées par les managers, et ils doivent aussi mettre en place des systèmes de sécurité contre les agressions. Pour les appartements, où probablement la plus grande partie de la prostitution a lieu, où se trouvent la plupart des victimes de trafic et où la majorité des violences sont commises, les régulations sont moins strictes.

D’autres régulations conçues pour protéger les femmes (ou autres) en prostitution aboutissent en fait à les pénaliser : la loi stipule qu’elles ne doivent pas dormir dans la chambre où elles reçoivent les clients. Cela signifie que, maintenant, elles doivent en plus louer et payer le loyer d’un autre local en plus de leur chambre au bordel. Elles doivent aussi fournir une adresse permanente où on puisse leur adresser du courrier, et déjà des avocats ou professions similaires ont créé des sociétés leur fournissant des boites postales—contre paiement.

Sur la dernière page de la loi, il est stipulé que les régulations concernant la publicité pour la prostitution sont maintenant abolies, il n’y a plus rien qui interdit de faire ce genre de publicité partout—sauf les publicités mettant en jeu la « protection des mineurs ». Donc l’industrie du sexe va pouvoir faire encore plus de publicité.

Par contre, les régulations interdisant la prostitution dans certaines zones sont encore en vigueur, et c’est toujours les femmes (ou hommes ou trans) en prostitution qui devront payer des amendes pour non-respect de cette loi. Les amendes vont de 250 à 500 Euros, et le non-paiement de ces amendes ou la récidive entraînent des peines de prison. Certaines régions ont passé des dispositions punissant le « racolage » concernant les acheteurs de sexe, donc ceux-ci peuvent être également pénalisés—et ce sont les juridictions municipales qui en décident—alors que l’interdiction de la prostitution dans certaines zones est une question fédérale. Les régulations de ce type sont très strictes à Munich, et elles sont strictement appliquées. Berlin n’a aucune régulation concernant les zones de prostitution, et le marché de la prostitution explose dans cette ville, tandis que la situation des prostituées y est très mauvaise.

Donc les abolitionnistes sont divisé-es sur cette loi. Je la vois essentiellement comme un nouveau problème et une preuve de plus que la prostitution est si toxique que toute intervention régulatrice ne peut être que nuisible. Comme toutes les formes de régulation, celle-ci ne cert qu’à officialiser à quel point l’Allemagne tolère l’abus des droits humains. Il y a quelque chose de très allemand dans cette loi : la conviction qu’il suffit d’organiser administrativement quelque chose de façon méthodique, et que, du moment que l’administration fonctionne bien, la violation des droits humains qui est au centre de la prostitution peut être ignorée. Et tout ça ne regarde personne, aussi longtemps qu’il n’y a pas de formulaire à tamponner.

D’autres, y compris des abolitionnistes, insistent sur le fait qu’il est devenu plus difficile de diriger un bordel. Et c’est vrai qu’à Munich, deux bordels sordides ont fermé leur porte. Ils soulignent que maintenant, les acheteurs de sexe peuvent être dénoncés et payer des amendes s’ils ne portent pas de préservatifs. L’accès des travailleurs sociaux aux personnes prostituées est facilité. Le coût de la prostitution est ainsi rendu plus visible pour les municipalités et pour le public, et c’est une bonne chose.

Dernier point, la pire prostitution est probablement ici aussi la prostitution illégale, et c’est celle qui est exercée par des femmes qui n’ont pas le droit légal d’être en Allemagne. Ce sont des femmes d’Europe de l’Est, de pays non-membres de l’EU, d’Ukraine, de Russie, ou du Nigéria, d’Amérique du Sud et de pays asiatiques. Elles échappent à l’emprise de la loi, puisque, évidemment, elles ne peuvent pas s’enregistrer.

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FS : Est-ce qu’il y a d’autres côtés positifs (permis rendu nécessaire pour ouvrir un bordel, proxénètes pénalisés sans qu’ils soit requis pour leurs victimes d’apparaître devant une cour de justice, droit de direction des managers de bordels sur les femmes prostituées limité)?

IK : Le « droit de direction limité » (le droit pour un manager de bordel de donner des ordres aux personnes prostituées qui y exercent NDLT) est scandaleux mais sa réforme n’a eu aucun impact sur la façon dont la prostitution est organisée ici, puisqu’il ne s’applique qu’aux femmes prostituées ayant signé un contrat de travail. Apparemment, à un certain moment, il n’y avait que 44 personnes ayant signé un tel contrat dans toute l’Allemagne (dont un ou deux hommes). Essentiellement, les bordels fonctionnent comme des hôtels, et les femmes y louent des chambres et doivent observer les règlements. Et si elles n’aiment pas ces règlements, c’est un marché libre dans un pays libre, et elles n’ont qu’à partir—c’est comme ça qu’on les justifie. C’est vrai que maintenant, les managers de bordels ne peuvent plus prescrire aux femmes comment s’habiller, et que les gang bangs et les bordels « flat rate » (au forfait NDLT) sont devenus illégaux—mais comme le langage est très vague, ce n’est pas clair si ce qui est illégal, c’est le fait de faire de la publicité pour ces pratiques, ou les pratiques elles-mêmes. Ce ne sont plus les bordels qui fixent le prix des passes, ce sont maintenant les femmes (qui ne parlent pas Allemand) qui le négocient avec les clients. Avant, certains bordels avaient même des « menus » plastifiés avec des photos d’actes sexuels et leur prix indiqué sous les photos, et les acheteurs de sexe n’avaient qu’à pointer ce qu’ils désiraient.

Les proxénètes pénalisés sans que leurs victimes soient obligées d’apparaître en cour de justice, ça ne figure pas dans ProstSchG, mais dans la loi sur le trafic humain qui a été aussi passée en 2016, après que l’UE ait mis la pression sur l’Allemagne parce qu’elle ne respectait pas les directives de l’UE de 2011. Est-ce que ça va aider ? Ca reste à voir. L’Allemagne a une définition très étroite de ce qui est défini comme « force » et donc l’usage de la force reste très difficile à prouver. De même, pour ce qui est des permis requis maintenant pour ouvrir un bordel, il y a du pour et du contre.

D’une part, les bordels les plus sordides disparaissent. De nombreux appartements et petits bordels ferment aussi, puisqu’ils doivent avoir une licence pour rester ouverts et donc être enregistrés. Alors, oui, c’est le bon côté de la loi, mais ça aboutit aussi à une concentration de l’industrie tant géographiquement (dans les zones industrielles) que du point de vue business. Les grands bordels, comme les Paradise, Pascha, ou Caesar World’s n’ont aucun problème pour observer ces régulations, les plus petits font faillite : d’une certaine façon, c’est surtout le milieu de gamme de la prostitution qui est le plus visé. Mais cette tendance existait déjà avant la loi : les « studios » de prostitution ne pouvaient affronter la concurrence des bordels ou de la prostitution de rue, dont les tarifs étaient beaucoup moins chers.  Les gagnants ici, ce sont les propriétaires de méga-bordels.  Et bien sûr, on fait croire au public que tout ça est strictement régulé maintenant, donc que tout va bien—mais bien sûr, ce n’est pas le cas.

FS : Cette loi est censée pénaliser les acheteurs de sexe s’ils savent que la femme à qui ils ont eu affaire a été trafiquée. Aussi, les femmes prostituées enregistrées sont censées être interviewées pour déterminer si elles sont trafiquées ou pas. Est-ce que c’est réaliste de penser qu’il y a une façon certaine de déterminer si une femme est trafiquée ou pas—et si les clients voudront vraiment chercher à le savoir ?

IK : Bien sûr que non. La police, les groupes militants sont tous d’accord : identifier les femmes trafiquées est difficile, et ensuite, il est presque impossible de prouver qu’il y a eu trafic. C’est un peu plus facile pour la tranche d’âge 18/21 ans, parce qu’amener une femme de cet âge à se prostituer, ou la placer dans un bordel sera considéré automatiquement comme du trafic, donc fournir la preuve qu’il y a eu coercition n’est pas nécessaire. C’est ce qui explique pourquoi les statistiques criminelles montrent des résultats un peu meilleurs pour cette tranche d’âge mais elles ne révèlent pas du tout la magnitude du problème, juste le fait que dans certains cas, la contrainte est plus facile à prouver.

Les victimes de trafic culpabilisent souvent, ou elles sont trafiquées par des membres de leur famille, et ressentent une sorte d’obligation ou de solidarité envers eux, ou elles croient aux déclarations d’amour de ceux qui les trafiquent, donc elles cachent qu’elles sont trafiquées, et beaucoup craignent pour la sécurité de leur famille.

 

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Et il n’y a aucune preuve, comme nous le savons toutes, que les acheteurs se soucieront vraiment de savoir si une femme est trafiquée, ou chercheront à intervenir si elle l’est. Je crois qu’il existe en Ecosse une hotline que l’on peut appeler pour signaler qu’une femme prostituée est trafiquée—mais un seul homme l’a appelée en un an. Une campagne sur ce thème lancée par notre gouvernement et mise en œuvre par FiM (Frauenrecht is Menschenrecht) en 2006 lors de la coupe du monde de football, n’a donné aucun résultat. Quand on lit les forums de clients, on voit qu’ils ne pensent même pas à contacter la police, au mieux ils font de vagues commentaires du genre « quelqu’un devrait faire quelque chose » à ce sujet. Et ils ont peur de s’attirer des ennuis s’ils révèlent qu’ils sont allés dans un bordel.

On ne sait même pas ce qui va se passer si une femme reçoit des papiers suite à son enregistrement, et s’il est alors découvert qu’elle est trafiquée. Est-ce qu’il y aura des conséquences pour les bureaux qui lui ont délivré ces papiers ? Dans un tel cas, on pourrait considérer que les fonctionnaires responsables se sont rendus coupables de complicité dans ce trafic.

La menace de pénaliser les clients d’une femme trafiquée pourrait avoir un effet dissuasif, mais la formulation du texte légal est telle que le client doit « exploiter sa situation » pour être pénalisé, ce qui implique qu’il l’exploite en toute connaissance de cause. Donc, à moins qu’elle ait des chaînes aux pieds et qu’elle enregistre ses appels à l’aide, c’est impossible de prouver que le client était au courant de la situation de trafic devant une cour de justice. Si jamais il va en cour de justice.

FS : La nouvelle loi interdit les gang bangs et les bordels au forfait. Mais j’ai lu qu’on trouve encore de la publicité pour des gang bangs et des prix au forfait sur certains sites. Un bordel allemand, nommé « Erlebnis Wohnung » serait même spécialisé dans les gangs bangs. Vos commentaires ?

IK : Nous vérifions de temps en temps ces sites et nous les signalons à la police. Ils prennent note, peuvent faire une visite au bordel et exiger que ces publicités soient retirées. Cela peut inciter la police à vérifier de plus près si le bordel en question respecte bien les régulations, et si ce n’est pas le cas, un raid de police peut avoir lieu. La même chose peut se produire suite à un signalement de rapports sexuels sans préservatif. Ou quand nous surprenons des conversations entre clients qui révèlent qu’ils continuent à avoir des rapports sans préservatif (bien sûr, ils utilisent des mots de code, comme « service catholique » ou « c’est une catholique » parce que les catholiques ne sont pas censés avoir recours à la contraception, et ce codage est compris de tous en Allemagne).

Nous ne savons pas ce qui arrive après ces signalements, ça dépend de ce que fait la police. Comme je l’ai dit, Munich est connue pour être stricte. Les militants associatifs peuvent utiliser la loi pour inciter la police à mettre la pression sur les bordels –mais ça dépend de la volonté politique et des ressources mises à disposition par les municipalités où se trouvent les bordels.

FS : Vous mentionnez que la nouvelle loi oblige les acheteurs de sexe à mettre un préservatif. Est-ce que cette règle est vraiment applicable, compte tenu qu’une inspection du port de préservatif est impossible ?

IK : Essentiellement, ça dépend du bordel. Il y a eu un cas, après Juillet 2017, ou un manager de bordel a appelé la police pour signaler qu’un client avait enlevé son préservatif durant un rapport sexuel. Ce client avait demandé des rapports sans préservatif à toutes les femmes prostituées, et elles avaient refusé. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite ; son avocat a prétendu qu’il ne savait pas qu’il devait garder le préservatif pendant les rapports, et le procureur a affirmé qu’il avait violé la loi. Il faut noter que l’homme en question était un demandeur d’asile et j’ai l’impression que, si le bordel a voulu se débarrasser de lui (et d’autres), c’était simplement par racisme. En théorie, la loi peut être utile—avec la loi, c’est plus facile pour les femmes prostituées d’insister sur le port du préservatif, et sur les forums, de nombreux clients sont furieux que ce soit devenu obligatoire: si une femme veut traîner un client devant les tribunaux pour refus de préservatif, elle aurait la preuve en elle. Mais quel acheteur de sexe voudra faire appel à une prostituée connue pour avoir dénoncé un client ? Le raisonnement officiel au sujet de cette loi est qu’elle envoie un « signal fort » aux acheteurs de sexe. Et les managers de bordels doivent afficher cette obligation et fournir des préservatifs.

FS ; Pouvez-vous nous parler du lien entre le crime organisé et la prostitution en Allemagne (en particulier du rôle joué par les gangs de motards, Hell’s Angels etc, dans la fourniture de femmes pour les bordels ? Est-ce que ce lien entre le crime organisé et le trafic de femmes a été affecté par cette loi ?

IK : La police et les personnels de maintien de l’ordre sont unanimes : le crime organisé, tant les réseaux criminels étrangers que les gangs de motards locaux, sont très actifs dans la prostitution–en fait, ce sont eux qui la dirigent dans de nombreuses villes. Les nouvelles régulations concernant la gestion des bordels sont censées réduire leur implication: les membres de gangs et les personnes  ayant un casier judiciaire (y compris les videurs) en sont en principe exclus. Si ces régulations ont affecté ce lien, on ne peut pas encore le dire, cette loi n’est en effet que depuis un an—et rappelez-vous que certaines de ces entreprises ont eu jusqu’à Juillet 2018 pour l’appliquer.

La police dit que le principal souci est le manque de personnel et de ressources affectés à cette criminalité, et ensuite les conséquences minimales encourues par ces criminels en cour de justice : la police passe des années sur une enquête, et à la fin l’accusé ressort libre, ou au mieux paie une amende ou reçoit une peine de prison très courte, et quand c’est le cas, c’est souvent du sursis. L’autre problème est d’apporter la preuve qu’il y a bien eu coercition—c’est-à-dire crime.

Suite à la loi de 2001/2002, nos lois concernant le trafic et le proxénétisme ont aussi été modifiées. Le proxénétisme a été décriminalisé, excepté pour le proxénétisme « directif » ou « exploitatif »–mais ce qu’est l’exploitation n’a jamais été légalement défini, et donc c’est laissé à la discrétion des juges (en ce moment, la limite qui définit le proxénétisme est la confiscation de 50% des gains de la personne prostituée—après qu’elle a payé sa chambre et les impôts). Dans une économie prostitutionnelle basée sur l’argent liquide, ces faits sont très difficiles à prouver. De plus, la personne prostituée peut avoir donné son argent volontairement et de bonne grâce à son proxénète, pour qu’il investisse dans des projets qu’ils ont en commun, ou elle peut avoir envoyé de l’argent à sa famille dans son pays. Enfin, le recours à la coercition doit être prouvé et l’un des scandales de nos lois sur le viol est que le recours à la force a une définition si étroite que ça signifie presque mettre un pistolet sur la tempe d’une femme 24 heures sur 24 pour la forcer à se prostituer. La notion de trafic dans le but d’exploitation sexuelle a aussi été reformulée, mais le terme « exploitation » qui figure partout dans cette loi est trop vague.

 

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La plus haute cour d’application des lois en Allemagne, le Bundesgerichthof (BGH) a cependant décidé que la situation des femmes dans certains villages ou zones du Nigéria est si désastreuse que ça constitue en soi une situation de contrainte, donc les femmes prostituées originaires de ces régions sont considérées comme victimes de trafic même sans avoir à témoigner. Cela les aide à obtenir le droit de rester en Europe, mais à cause de l’accord de Dublin, elles sont déportées vers le pays européen où a eu lieu leur entrée dans l’UE, et c’est habituellement l’Italie. Et comme c’est souvent en Italie qu’elles sont entrées en prostitution, elles y sont attendues par des réseaux criminels, et les conditions sont encore pire qu’ici.

Vu les approches actuelles des partis conservateurs et de la police, je crois que, si l’Allemagne adopte un jour le modèle nordique, la justification de cette adoption ne sera pas la dignité humaine (la définition de ce concept est devenue individualiste au point d’avoir perdu toute signification) ni l’égalité –c’est quelque chose que les Allemands ne comprennent pas du tout : après tout, théoriquement, les femmes aussi ont le droit d’acheter du sexe. La justification d’un éventuel passage au modèle nordique, ce sera la prévention du crime. Comme pour le nucléaire : parce que l’industrie du sexe est généralement dangereuse et nuisible pour la société et doit donc être abolie. Même s’ils parlent d’aide à la sortie, ce que nous voyons essentiellement (et cela m’inquiète), c’est que l’analyse féministe et authentiquement socialiste sur la prostitution perd du terrain et est remplacée par une approche « la loi et l’ordre » paternaliste. Mais si c’est la seule façon d’adopter le modèle nordique, ok. Et beaucoup de ceux qui soutiennent ce modèle à partir de cette approche, comme Manfred Paulus, sont des personnes engagées et honnêtes, mais en tant que féministe de gauche, je suis désolée de voir notre analyse ignorée. L’aide à la sortie sera négligée, et nous perdrons ainsi la chance de faire évoluer la société et les relations entre les sexes.

FS : Comment cette loi a-t-elle impacté les méga-bordels et chaînes de bordels, comme les « Paradise » et « Pasha » ?

IK : Comme je l’ai dit plus haut, ce sont ces chaînes énormes qui bénéficient de la loi, parce qu’elle élimine du marché les bordels plus petits.

FS : Pouvez-vous nous parler de cette expérience (ratée ?) en Allemagne, ces applis (nommées « Peppr » et « Ohlala » qui utilisent la géolocalisation pour mettre en contact les clients et les prostituées les plus proches « sans aucun intermédiaire »–ce qui pourrait créer un marché mondial délocalisé de la prostitution ?

IK : Il faudrait que je m’informe davantage à ce sujet—mais dans l’ensemble, mon impression est que ces tentatives ont surestimé le nombre d’escortes indépendantes dans ce pays et l’initiative des clients. Pourquoi utiliser ce genre d’applis s’il y a un bordel ou des prostituées au coin de la rue, et si les escortes passent des annonces sur le site du bordel, sur les forums de clients ou sur leur propre site ?

Pour ce qui est de créer un marché mondial délocalisé de la prostitution, je peux voir comment des idées comme Peppr ou Ohlala pourraient créer une niche—mais pas sans des intermédiaires qui se chargent de l’organisation, qui produisent les annonces, rédigent les offres, recueillent les plaintes etc. En fait, Peppr et Ohlala sont déjà des intermédiaires.

FS : Le but de cette nouvelle loi, c’était de moraliser la prostitution, pour que celle-ci devienne « propre ». Que pensez-vous de cette notion d’une prostitution « propre » ?

IK : Je ne peux répondre que par le sarcasme à cette question. Depuis que cette notion de « prostitution propre » a été popularisée par les Verts et de nombreux membres du Parti de Gauche et des Sociaux-démocrates, nous avons appelé ça la « prostitution bio », la « prostitution organique », avec les femmes prostituées pratiquant le « commerce équitable »–  correction –les « travailleuses du sexe ». C’est la logique de « l’élevage éthique » transférée à la prostitution. Mais aussi éthique que soit la ferme, qu’il s’agisse d’élevage bio de vaches, de porcs ou de poulet, le résultat final pour les animaux est clair.

La nouvelle loi vise à mettre un peu plus de « développement durable » dans la prostitution en tant qu’industrie, et ainsi coïncide avec l’approche et les convictions allemandes. L’Allemagne en tant qu’Etat croit dans une administration efficace et une exploitation durable, elle désapprouve la brutalité style Trump, Thatcher ou Reagan.

En fait, la notion d’une « prostitution propre » est une violence supplémentaire—celle d’une représentation qui occulte la violence qui se produit au grand jour et sous notre nez—c’est d’un cynisme total. C’est spécieux de rendre compte d’actes violents en niant la présence de cette violence. Ca camoufle aussi les relations de pouvoir, celle des hommes en tant que classe sur les femmes, des riches sur les pauvres, des blancs sur les personnes racisées, du centre sur les marges.

La même rhétorique et les mêmes tactiques ont été utilisées pour légaliser le travail des enfants et pour les mères porteuses, et il y a même des tentatives pour les appliquer au trafic d’êtres humains, quand certains font la distinction entre le « mauvais trafic » et les « décisions rationnelles en situation d’agentivité limitée dans le contexte des micro-emprunts et des migrations de travail illégales ». C’est la conséquence du néo-libéralisme des années 80, quand les travailleurs qui perdaient leur emploi étaient décrits comme délivrés de relations de travail aliénantes (« Freistezung von bevormundeden Arbeitsverhältnissen »,  Suddeutsche Zeitung).

En outre, les conséquences visibles montrent qu’un seul objectif original de Prostitutionsgesetz de 2001/2002 a été atteint, mais cet objectif n’a jamais été énoncé : fournir une façade, un alibi au nom duquel les énormes profits illégaux du trafic et du business des méga-bordels puissent être légalisés et investis dans l’économie générale.

Tandis que les défenseurs de la prostitution évoquent le cas de la Suède, qui aurait selon eux une énorme prostitution clandestine, l’Allemagne ne peut même pas donner une estimation fiable du nombre de personnes en prostitution—alors qu’il s’agit vraisemblablement de centaines de milliers.

 

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Cette idée de « prostitution propre » n’a abouti qu’à une explosion du marché prostitutionnel. Ce qui signifie aussi une explosion de tous les problèmes que crée la prostitution en tant que système, problèmes qui sont causés par les inégalités persistantes entre les hommes et les femmes, qui font que n’importe quel homme qui veut se rassurer sur sa supériorité peut aller à tout moment dans un bordel et faire à une femme tout ce qui lui passe par la tête. Notre Etat continue à penser que les désirs masculins sont des ordres et qu’il doit fournir les infrastructures permettant aux hommes d’avoir un accès sexuel aux femmes 24 heures sur 24. Et que ce système doit même être donné en exemple.

La pauvreté est un facteur d’entrée dans la prostitution, et rien n’est fait pour lutter contre—c’est une ressource pour l’industrie du sexe. Priver des familles, des femmes et des enfants de toute aide contre la violence et les agressions sexuelles, c’est une ressource pour cette industrie—il n’y a qu’à regarder nos lois sur ces questions, et le fait qu’elles ne sont pas appliquées : c’est clair que personne ne veut s’occuper sérieusement ces problèmes.

Un marché de la prostitution qui explose, cela veut dire bien sûr une propagation accrue des MSTs, y compris du SIDA et de l’hépatite. Une explosion de la prostitution s’accompagne inévitablement de ce problème, quelles que soient les mesures prises pour le contrôler. Il en va de même de l’explosion du trafic d’êtres humains, et cela a été prouvé.

Et aussi, la qualité de la prostitution—c’est-à-dire les types de prostitution existant—est aussi affectée. Suite à cette facilitation de l’achat de sexe, et de la gestion de bordels (ce qu’a apporté la loi de 2001/2002 et que la loi récente rend encore plus systématique), le marché s’est effondré. Comme la pornographie, la prostitution est devenue plus brutale, moins chère et plus facile à utiliser pour l’acheteur de sexe.

Alors tout ce que les gens disent au sujet de cette idée : que rendre la prostitution légale la rendra plus sûre est juste complètement faux. Cela n’est pas le cas en Allemagne, et ça ne pourra jamais être le cas—car la prostitution a besoin de violence pour exister.

(traduction Francine Sporenda)