INTERVIEW DE JOEL MARTINE
Par Francine Sporenda
Joël Martine, professeur de philosophie et militant altermondialiste, a publié « Le viol-location, liberté sexuelle et prostitution » aux éditions L’Harmattan. Il est auteur de l’article « Pornographie : retournons la caméra ! », dans le livre collectif « Pornographie : imaginaires et réalités », éd. Mouvement du Nid et Éditions Libres Cultures. Ce petit livre alterne contributions intellectuelles et montages de dessins ou photos réalisés par des garçons et des filles lors de séances de prévention. C’est le reflet de pratiques militantes : un colloque en novembre 2016 et des interventions auprès des jeunes (1).
FS : Pourquoi, après avoir écrit sur la prostitution, avez-vous choisi d’écrire sur la pornographie ?
JM : Pour plusieurs raisons. D’abord, on ne peut pas parler des rapports de genre ou des inégalités de genre indépendamment des pratiques sexuelles, dont j’ai toujours pensé qu’elles étaient un opérateur fondamental de la domination des femmes, et même de la domination en général –comme le montre l’argot, par exemple —donc il faut en parler. Or par ailleurs, dans les films pornographiques, la violence et la soumission sont très majoritairement présentes. Un exemple, la scène où un pénis éjacule sur le visage extasié d’une femme : cette scène n’a aucun intérêt en matière de plaisir sexuel proprement dit et pourtant elle est devenue un lieu commun dans les vidéos. Pourquoi ? Et quel est l’impact de ces images sur la vie des spectateurs et leurs rapports avec les femmes réelles ? Par ailleurs, on se rend compte que la demande est énorme : il y a plus de spectateurs pour les images pornos que pour la totalité des spectacles sportifs. Dans les représentations sociales de la sexualité, les images pornographiques se sont taillé la part du lion. Elles sont la principale source d’information sur les détails physiques de la sexualité. Enfin les actes vus dans les vidéos pornographiques deviennent des modèles à suivre. On a affaire à un phénomène massif, donc il faut en parler.
En 2016 j’ai lu un article d’Isabelle Sorente : L’envers du X. Cette lecture m’a ouvert les yeux ! Si vous ne deviez lire qu’un seul texte sur la pornographie, lisez cet article, on le trouve sur plusieurs sites Internet : c’est un compte-rendu du film Shocking Truth, d’Alexa Wolf, un documentaire sur les tournages de films pornographiques, il montre les réactions des actrices, souvent coupées lors du montage : la douleur, l’écoeurement, les pleurs. Il comporte des interviews. Une actrice, parlant de son vécu des tournages dit qu’elle se sent traitée comme un animal …
C’est dans ce contexte que s’est tenu en novembre 2016 à Marseille le colloque Pornographie : imaginaires et réalités, à l’initiative de la délégation des Bouches-du-Rhône du Mouvement du Nid. Dans la première contribution à ce colloque, la psychologue clinicienne Hélène Rémond décrit le fonctionnement du milieu de la production de films porno (réalisateurs, acteurs et actrices, fans) à partir du témoignage d’une actrice qu’elle a suivie en psychothérapie. Le but de ce colloque était de relancer un débat sur la pornographie non à partir d’une analyse des images mais d’un dévoilement du réel vécu.
Par ailleurs en avril-juin 2017 un dossier sur le X est paru dans la revue du Mouvement du Nid, Prostitution et Société, coordonné par Claudine Legardinier et Sandrine Goldschmidt.
FS : La diffusion massive de la pornographie, conséquence de la « libération sexuelle » des années 60, a muté en une industrie vendant une extrême violence où les limites sont sans cesse reculées par un phénomène de surenchère. Vos commentaires sur cette évolution de quelque chose qui se présentait comme libérateur en un retour en force de la domination masculine sous sa forme la plus brutale ?
JM : Je pense qu’il faut d’abord se demander pourquoi c’est si massif, et après se demander ce qui s’est passé dans ce moment historique où on est passé d’une pornographie des années 60 qui avait un aspect émancipateur—ou plutôt qui était vécue comme telle au niveau des consommateurs—à la situation actuelle où la violence prédomine. D’abord, et d’une façon générale, il semble que les images du sexe ont toujours eu beaucoup d’importance—surtout pour les hommes. La psychanalyse elle-même met en évidence que, dans la sexualité, ce n’est pas seulement le côté physiologique, ou le côté tactile, qui est important, mais le côté fantasmatique– les images sexuelles sont présentes dans toutes sortes de civilisation. Sur ce point, ce qui est nouveau depuis la fin du XIXème siècle, ce sont les techniques : le cinéma, qui a apporté un supplément de réalisme aux images, puis tout ce qu’ont apporté Internet, et la miniaturisation : il fut un temps où les hommes allaient dans les salles de cinéma pour voir des films pornographiques, maintenant on peut les avoir sur son portable. L’accès au porno est devenu beaucoup plus facile, et avec le zapping, Internet permet de passer en revue à toute vitesse des masses d’images. Bref, si les humains se sont sans doute toujours intéressés aux images du sexe, la technologie moderne permet de répondre d’une façon accrue à cette demande.
Donc il y a une interaction entre, d’une part, des désirs largement fantasmatiques, d’autre part les techniques dont on vient de parler, et enfin un business—la production d’un très grand nombre de marchandises qui vont rencontrer un très grand nombre de consommateurs. Le business s’est emparé de la pornographie, ce n’est plus seulement un petit secteur clandestin de l’édition, c’est devenu d’énormes entreprises internationales. Et il y a ce que j’appelle un effet Larsen : les désirs vont chercher des images, le business propose beaucoup d’images, ce qui relance et surexcite les désirs, donc les désirs vont encore plus demander d’images, et plus surexcitantes. C’est ce qui peut expliquer la surenchère et le côté insatiable dans la pornographie. Il faut souligner aussi que, alors que la littérature aurait plutôt tendance à diversifier les images et les désirs, on a l’impression que la pornographie s’intéresse beaucoup à des désirs simplifiés : c’est comme au football, c’est un peu toujours les mêmes thèmes, les mêmes figures qui reviennent.
Il faut aussi parler de l’insatisfaction. Les images pornographiques facilement accessibles relancent les désirs—mais comme ce ne sont que des images, il y a forcément une insatisfaction. C’est déjà le cas dans la prostitution, puisque la personne prostituée ne fournit pas la qualité affective et émotionnelle que peut fournir une personne animée par son propre désir. C’est encore pire dans la pornographie, parce que ce ne sont que des femmes sur écran, et pas dans la réalité. Cette insatisfaction est en soi génératrice de violence. Il y a une spirale d’insatisfaction : on en voudrait plus, on en obtient plus, mais ce qu’on obtient n’est jamais comparable à une réalité tangible. Si l’on veut creuser plus loin, il y aurait toute une psychologie de la surexcitation : des stimuli rares et peu intenses ne produisent pas le même effet qu’un bombardement de stimuli intenses. Les enfants qui sont soumis à des images pornographiques, ça les perturbe énormément. Ça dépasse leur capacité de gestion émotionnelle, ça provoque une sorte de sidération puis des réactions de « mise à distance » par des jeux ou des discours très sexualisés et non maîtrisés. Pour un adulte, ce bombardement d’images pornographiques peut avoir un effet de banalisation et de désinhibition—c’est ce que disent des gens qui étudient l’addiction à la pornographie–bien que la plupart des consommateurs de pornographie ne soient pas dans l’addiction. Cela fait beaucoup de choses. La pornographie n’est pas un objet simple.
Et à cela s’ajoute la question du moment historique. Pour beaucoup de gens de ma génération, qui ont été jeunes dans les années 60/70, l’accès facile aux images pornographiques a brisé un tabou et a été vécu comme porteur d’une certaine émancipation. Historiquement, on était encore dans cette onde d’émancipation à l’échelle mondiale qu’a été la défaite des fascismes, puis la chute du franquisme et du salazarisme : les Portugais et les Espagnols n’avaient plus besoin de passer la frontière française pour aller voir des films pornos—donc pendant un certain temps, il y a eu un engouement pour le sexe. Cette pornographie était à la fois l’expression d’une montée de l’hédonisme lié à la société de consommation, aux progrès dans le confort, etc., mais aussi à un idéal de droits humains : on a le droit de faire ses expériences. Ce qui fait qu’il y a encore des gens qui disent : « si l’on critique la pornographie, on critique quelque chose qui nous a apporté de la liberté ».
Ensuite, dans les années 90, il y a eu des bouleversements dans les conditions du business et de la production pornographique : déploiement d’Internet, ouverture des frontières (élargissant à la fois le marché des images, le marché du travail, et celui de la prostitution), arrivée soudaine des filles de l’Est, possibilité d’embaucher des actrices avec des rémunérations et des conditions de travail très dégradées … tout cela a facilité la surenchère dans la transgression. Dans les années 60-70, une brèche avait été ouverte dans les standards moraux officiels du patriarcat ; or à partir des années 90, il y a deux choses qui se sont précipitées dans cette brèche, d’une part le business–la possibilité de gagner beaucoup de fric avec le porno, d’autre part l’affirmation virile. De ce point de vue, on peut dire que la pornographie a été une revanche sur l’émancipation des femmes : enfin, on peut avoir des femmes qui sont à notre disposition ! Je ne sais pas si c’était vécu comme ça ou si ça a été le résultat de la surenchère. En tout cas, le résultat est là : on a une pornographie qui se ramène complètement à la formule d’Andrea Dworkin : « men possessing women » (sauf peut-être le porno gay). L’effet idéologique sur la société est complètement différent entre une pornographie relativement soft et pas spécialement violente—autant que je me souvienne–, comme la pornographie scandinave des années 60, et celle qu’on voit maintenant.
FS : Vous dites que les consommateurs de porno veulent de la transgression mais qu’il s’agit dans le porno de « transgression par procuration, chez soi, tranquillement devant un écran ». Mais les images de cruauté et de domination sur les femmes constituent-elles réellement une transgression ? Ne sont-elles pas plutôt une norme plus ou moins occultée des sociétés patriarcales ?
JM : J’ai vu sur la reproduction d’un vase grec antique une scène représentant deux jeunes hommes tenant ensemble une jeune femme et éjaculant (ou urinant ?) sur cette femme. On a bien l’impression, quand on voit ça, que les scénarios de la pornographie ne sont pas tout neufs, qu’on a affaire à quelque chose qu’on pourrait dire atavique. Donc vous avez raison de dire que ce qui apparaît comme une transgression des « bonnes manières » est sans doute le passage à d’autres modèles moins officiels, mais qui font tout autant partie du patriarcat, de la domination masculine en général. Quand on parle de transgression, il faudrait y mettre des guillemets. On donne aux consommateurs l’impression qu’ils sont des héros de la transgression, alors qu’ils ne font que passer d’un registre patriarcal à un autre.
On peut quand même réfléchir à ce qu’est la transgression. J’aurais tendance à définir deux sortes de transgression : d’une part, le défi aux tabous, c’est ce que font souvent les artistes, et cette transgression est un moment de l’émancipation de la pensée. Il y a des choses que l’on n’a pas le droit de montrer—et on va transgresser le tabou et montrer ces choses-là. Mais la transgression dans la pornographie, c’est aussi un défi à la réflexion morale. C’est clair chez Sade : il interpelle les citoyens : « encore un effort, vous vous êtes débarrassés du roi, vous vous êtes débarrassés de l’Église, mais allons plus loin, jusqu’au meurtre et même à l’inceste ». On a là une opération perverse qui s’adresse au lecteur et lui dit : ton désir est complètement amoral, immoral, alors vas-y ! D’habitude, dans une conversation, on fait appel à la sensibilité morale de l’interlocuteur. Mais là on a schéma pervers qui consiste à susciter chez l’interlocuteur une transgression de la réflexion morale, peut-être à relancer le désir infantile de toute-puissance sur autrui. C’est plus une régression qu’une transgression. Bref, il faut éviter de se faire avoir par une sorte de romantisme de la transgression qui mène dans une impasse psychologiquement et moralement.
FS : Vous écrivez que le porno occulte la « complexité émotionnelle et relationnelle » de la sexualité. N’est-ce pas justement cette complexité que beaucoup de consommateurs de porno fuient systématiquement ? Parce que les hommes sont éduqués à fuir leurs émotions ?
JM : Oui, les hommes sont habitués à fuir leurs émotions, à se blinder dans une posture de domination. En même temps, je crois que cette posture de domination provient d’une émotion, qui est la peur, la peur de la rencontre d’autrui. Je me raidis dans une posture de domination, parce que j’ai peur d’écouter l’autre, qui peut m’inquiéter en m’interpellant sur ce que je refoule. Et cette posture de domination impose une simplification des émotions liées au plaisir sexuel. On ne va pas vivre le plaisir sexuel comme un vecteur de l’expérience d’autrui et de soi-même, on va chercher à le maximiser dans une surexcitation qui fait taire le dialogue avec autrui. En plus d’une peur des émotions, il y a une modélisation des émotions masculines, leur « prise en masse » dans le sens de la domination. La sexualité masculine devient une machine à maximiser le plaisir. Et la femme est modélisée comme l’auxiliaire de cette machine. Ici ce que l’homme aime dans la relation sexuelle ce n’est pas la singularité des émotions de sa partenaire dans son histoire à elle, c’est, plus simplement, plus brutalement, qu’elle soit « bonne », comme on dit en argot, qu’elle se soumette avec entrain au plaisir de l’homme « parce qu’elle aime ça », sans qu’on ait à chercher plus loin.
FS : Je suis d’accord pour souligner qu’il y a une dimension psychologique, un bonus psychologique dans la domination mais il y a quand même des intérêts matériels qui sont en jeu. Je pense que si les hommes refoulent leurs émotions—essentiellement les émotions empathiques et « altruistes », mais pas la colère—c’est parce que ces émotions sont vues comme mettant en danger leur domination.
JM : Il y a une domination avec des avantages économiques, les hommes gagnent plus et travaillent moins que les femmes, et se blindent dans une psychologie de la domination pour maintenir ces avantages économiques. Mais je pense qu’il y a aussi une autonomie de la domination comme système de contrôle sur tout ce que la rencontre avec autrui aurait à nous dévoiler…
FS : Il me semble que ça fonctionne de façon circulaire, et que cette peur, c’est une peur de perdre son statut de dominant. Les hommes n’ont pas tellement peur de rencontres avec autrui—si leur domination n’est pas mise en jeu dans ces rencontres. Si les hommes ont peur des femmes, c’est parce qu’ils savent dans le fond qu’une vraie rencontre avec les femmes détruirait la notion de supériorité masculine et d’infériorité féminine sur laquelle repose leur domination—un vrai contact avec les femmes leur ferait voir qu’elles sont leurs égales—et c’est ce qu’ils ne peuvent pas voir s’ils veulent préserver leur suprématie. Dans le système planteur esclavagiste du Sud des Etats-Unis, les planteurs vivaient dans une peur permanente et obsessionnelle d’une révolte des esclaves. Toute catégorie dominante—dans la mesure où sa domination est basée sur une imposture– vit dans la peur que cette imposture soit dévoilée.
JM : Oui, c’est circulaire, la domination génère chez le dominant la peur de la prise de conscience de l’autre, et cette peur génère une réaction de renforcement de la domination. Derrière une réflexion sur la pornographie, il y a nécessairement une réflexion sur la psychologie de la domination par la violence, qui est plutôt une spécialité masculine, même si cela existe aussi chez les femmes.
Je voudrais évoquer un livre de Luce Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère (éd. La Pleine lune, 1981). Elle part d’une expérience humaine fondamentale, celle du maternage comme dialogue pré-verbal entre l’enfant et la mère, un dialogue qui commence dans la grossesse, dans l’allaitement etc. Ce dialogue pré-verbal, je le comprends comme une réponse mutuelle des émotions dans l’interaction physique des corps, ce que j’appelle un dialogue « charnel ». Et bien sûr c’est ce qui se passe aussi dans les rapports sexuels. Il y a là un mode de relation à autrui où chacun.e agit sur l’autre pas tellement par les mots mais d’abord de façon physique, sensorielle et émotionnelle, et c’est par là que nous construisons notre pensée, notre sensibilité, notre façon d’être avec autrui. Par exemple dans l’allaitement il n’y a pas que des réactions physiologiques, il y a un savoir-faire de l’écoute d’autrui et de l’écoute de ses propres réactions à l’autre, et chacun.e, le nourrisson et celle qui le nourrit (ou celui qui tient le biberon), se construit ou se reconstruit avec ses émotions en s’accordant charnellement à l’autre. Il y a une co-construction charnelle des subjectivités, c’est-à-dire que selon Luce Irigaray, si j’ai bien compris, la réussite de ce dialogue charnel précède et construit l’entrée de l’enfant dans la culture humaine. Et on va retrouver cela dans tous les rituels sociaux, dans les relations de travail, les jeux … et par excellence dans les rapports sexuels.
Or ce dialogue charnel nous interpelle profondément : il y a l’expérience de la jouissance, et aussi l’expérience de l’imprévisibilité d’autrui et de ses désirs, qui va déclencher l’imprévisibilité de mes propres désirs. Il y a, chez l’adulte comme chez l’enfant, l’expérience de la vulnérabilité corporelle et psychique, et de la dépendance à autrui. Il y a une dépossession de soi, qui est à la fois une source d’émerveillement et d’angoisse. Dans la relation, on peut trouver une sécurité, mais aussi de l’insécurité, quiétude et inquiétude. Et c’est une expérience éthique : chaque personne est appelée à faire une place à l’autre dans son propre vécu. Le plaisir est un vecteur indispensable vers la reconnaissance d’autrui. Mais ce n’est pas facile. Autrui est inquiétant et on a toujours la tentation de se blinder dans l’affirmation de soi, de refuser notre co-appartenance mutuelle, de contrôler autrui comme objet de mon plaisir plutôt que de le ou la reconnaître comme un sujet. C’est cela, je crois, qui se joue dans l’imaginaire pornographique.
Dans les images des vidéos, évidemment les rapports charnels sont représentés, mais ils sont plus que représentés, ils sont surexposés, spectacularisés, assénés de façon répétitive, et ainsi leur dimension de dialogue et de rencontre d’autrui est complètement balayée, ou transformée en mascarade. Dans la surexcitation pornographique, il y a un déni enragé de la présence éthique à autrui. Et il y a comme un fétichisme du pénis en érection (toujours renaissante dans le montage des images), symbole du plaisir sans défaillance, de la puissance du moi, du désir qui s’impose à autrui. Ce phallocentrisme violent et grotesque correspond certes à une tendance réelle mais donne une image caricaturale et appauvrie de la sexualité humaine.
À l’opposé, on peut vivre le plaisir et le désir dans la reconnaissance entre les sujets. L’empathie nous y porte, mais cela nécessite une ouverture éthique à autrui. Et il me semble que c’est la peur de cette ouverture à autrui qui explique, en réaction, le désir de domination, en particulier dans les actes sexuels et dans le plaisir même.
Cette hypothèse est développée (pas spécialement à propos de la pornographie) dans un livre récemment publié par Nicole Roelens : Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle (éd. L’Harmattan). Selon elle, la domination masculine a pour moteur psychique initial la réaction du petit mâle à la confrontation avec autrui, et en particulier avec la puissance de la mère.
FS : Oui, et c’est une théorie connue. Mon objection à ça est qu’il me semble que, si l’autorité de la mère suscite une réaction chez le petit mâle (mais pas chez la petite fille), c’est parce que la société lui envoie très tôt le message qu’il appartient à la catégorie dominante—d’où sa rébellion face à l’autorité maternelle qui fait obstacle à sa revendication de son statut de dominant. Est-ce que ce n’est pas le fait que le statut de dominant de l’enfant pré-existe à sa relation avec sa mère qui rend problématique sa relation avec elle ?
JM : Là aussi c’est circulaire, la domination se construit par un renforcement en boucle entre le psychique et le social, entre les désirs intérieurs et les scénarios d’interaction.
Moi-même, je n’ai pas beaucoup approfondi cette hypothèse psychologique. Mais il me semble qu’elle est confirmée de façon éclatante par la pornographie actuelle, par le fait que la mise en images du sexe ait déclenché une montée aux extrêmes des scènes de domination, de mépris et de violence : il pourrait y avoir un érotisme guidé par une empathie éthique, mais c’est exactement le contraire qui s’est imposé.
La pornographie agit sur le rapport à autrui, sur notre capacité d’empathie. Les images pornographiques provoquent une empathie automatique par simple copiage ou contagion : le fait de voir chez sa ou son partenaire les expressions du désir et du plaisir (expressions sincères ou simplement jouées ou surjouées) renforce mon propre désir et mon plaisir. Dans le cerveau, c’est le phénomène des « neurones-miroirs », que l’électroencéphalogramme permet d’observer. D’où le pouvoir des images dans la pornographie (comme de la simulation dans la prostitution). Dans cet entraînement par copiage et contagion, il y a une empathie au rabais, réelle mais pauvre, sans ouverture à la subjectivité d’autrui, sans visée éthique. Pire, l’automatisme du plaisir empathique fait taire un éventuel questionnement éthique : je jouis donc je ne m’occupe pas de la personne. C’est même plus pervers : dans le rapport de domination je veux qu’autrui agisse comme un sujet qui répond à mes désirs, mais comme un sujet soumis, non-libre (dans la philosophie, le premier qui a analysé cette relation est Hegel avec le thème du maître et de l’esclave dans un célèbre passage de la Phénoménologie de l’esprit). Par contraste, il peut y avoir dans la rencontre sexuelle (et il y a toujours, au moins potentiellement) une empathie éthique : le rebond mutuel des désirs donne lieu à une attention au vécu d’autrui et à ce que j’appelle une « co-génèse charnelle des subjectivités » : les partenaires s’aident mutuellement à construire leur vécu par le partage du plaisir, jusqu’à des formes d’ivresse pour ainsi dire ou de transe (ce qu’on appelle des états modifiés de conscience), ainsi que par l’expérimentation (« essayer des trucs »), mais aussi par le respect (s’imposer à soi-même une certaine retenue pour permettre l’expression et l’auto-construction du vécu d’autrui). Ici l’empathie-copiage existe toujours, mais elle est intégrée à une expérience éthique d’autrui. Inutile de préciser que cette expérience éthique d’autrui va bien au-delà de la règle libérale de l’échange des consentements.
À mon avis, c’est à partir de ce positionnement éthique – qui n’est pas forcément explicité philosophiquement, mais qui est toujours présent implicitement dans notre affectivité – que l’on peut faire une critique féministe et humaniste de la culture pornographique. Et ce positionnement éthique débouche sur l’utopie politique active d’une société de la reconnaissance mutuelle (voir la philosophie d’Axel Honneth), de la coopération et de l’habiter-ensemble-le-monde (ici la référence serait plutôt Merleau-Ponty : la phénoménologie du vécu charnel et la notion d’être-au-monde en tant que sujet « incarné ») .
FS : Il y a une remarque que vous avez faite au sujet de la pornographie qui m’a beaucoup intéressée : vous reliez l’intérêt pour le porno à un certain sadisme social mis en scène dans les shows de télé-réalité, où on voit des candidats testés, harcelés, virés (comme dans le reality show de Trump « The Apprentice »). J’ai trouvé cette remarque intéressante parce qu’il me semblait aussi, de façon subjective, qu’il y avait en effet un accroissement du sadisme social, dans les relations entre individus, liée à la brutalité de l’idéologie néo-libérale qui domine la société maintenant : il y a les losers, il y a les winners, et les winners peuvent piétiner les losers… Vous pouvez commenter ?
JM : On voit aussi ce sadisme social dans les rapports de travail eux-mêmes, quand les cadres sont incités à pratiquer le management par le stress et le harcèlement des travailleurs sur fond de chantage au licenciement. Cela a été très bien décrit par Christophe Dejours dans le petit livre Souffrance en France. Cet auteur constate que, si certains cadres souffrent de devoir appliquer cette politique, d’autres en jouissent et s’en glorifient. Or, comme par hasard, c’est toujours par l’affirmation de leur « virilité ». Autrement dit la jouissance à être en position de faire souffrir autrui et de l’humilier n’est pas neutre quant au genre, elle fait partie du machisme. Et c’est sans doute la même jouissance qu’on retrouve chez un homme qui se masturbe en regardant une vidéo pornographique, même et surtout une scène de violence et d’humiliation. De ce point de vue, la pornographie fonctionne comme une allégorie excitante des rapports de classe, surtout dans leur inflexion néo-libérale. Je ne sais pas si le lien entre l’idéologie néo-libérale et le machisme est indissoluble, mais il y a au moins des résonances, des affinités. Cela apparaît clairement dans les travaux critiques du sociologue canadien Richard Poulin.
Cela dit, la montée de la pornographie est-elle l’indice d’une montée générale du sadisme social ? Quel est le bilan global des évolutions actuelles de la société ? Je ne sais pas.
FS: Toutes les survivantes de la prostitution que j’ai interviewées récemment m’ont dit qu’il y a un lien symbiotique entre porno et prostitution : le porno fabrique un produit en gros—un fantasme sexuel—et les personnes prostituées en assurent la vente au détail.
JM: Bonne comparaison !
FS : Pratiquement tous les acheteurs de sexe exigent de reproduire avec une femme prostituée des pratiques qu’ils ont vues dans des vidéos pornographiques. Il y a aussi le fait que, dans pratiquement tous les bordels ou lieux de prostitution, il y a des vidéos pornos qui passent sur des écrans télé. Vos commentaires ?
JM : Oui, il y a un lien étroit entre l’imaginaire pornographique et la réalité d’une partie des rapports sexuels, principalement la prostitution, mais le viol aussi, dans les tournantes par exemple. Dans le livre de Samira Bellil, Dans l’enfer des tournantes, elle décrit comment elle est prise en main par un homme qui va ensuite l’utiliser pour des tournantes : une fois qu’il l’a coincée dans un appartement, il lui montre une vidéo porno, et il lui dit : « tu regardes, et tu fais pareil ! »
Je ne sais pas si le boom de la pornographie dans l’imaginaire conduit à une augmentation de la prostitution dans les actes réels, mais ce qui me semble certain, c’est que la culture de la pornographie envahit les esprits et fait obstacle à une culture du respect d’autrui, de la solidarité et de la recherche du plaisir dans l’autonomie des personnes, culture que nous devons développer pour défaire la domination masculine.
FS : Cette approche aboutit à des propositions en termes d’action citoyenne. Lesquelles ?
JM : Interdire la circulation et le tournage des films pornographiques n’est certainement pas la solution. Juridiquement, la frontière n’est pas nette entre un film porno et non-porno. Et surtout, sur le plan politique et même moral, il faut protéger la liberté de la création artistique, quoi qu’on pense des contenus. Cela dit, on peut demander dans certains cas l’application des lois contre l’apologie de la torture. Plus largement, on peut demander que les lois et la jurisprudence contre le racisme soient appliquées aussi bien aux propos et images qui incitent au mépris sexiste.
Allons plus loin : les activités des producteurs de films porno peuvent très souvent être caractérisées comme du proxénétisme. C’est ce qu’explique le sociologue et juriste Sonny Perseil dans son interview à la fin du livre. C’est aussi évident dans l’expérience de l’actrice dont le témoignage a été recueilli par Hélène Rémond. Quand un producteur fait payer des « lascars » pour participer comme acteurs amateurs à un scénario de tournante soi-disant libertine ou à un « bukkake », c’est clairement du proxénétisme. Mais les avocats des producteurs pourraient toujours arguer qu’être embauchée pour jouer dans un film n’est pas la même chose qu’être prostituée, et j’ai remarqué que la loi française de 2016 sur la prostitution ne permet pas clairement de trancher sur ce point. Mais alors si l’activité d’actrice (ou d’acteur) pornographique peut être considérée comme un métier ordinaire, on peut faire condamner les employeurs pour non-respect du droit du travail. Même pour les besoins d’un tournage, il est illégal de faire subir à un.e salarié.e des sévices réels et un harcèlement sexuel permanent ; et exiger des pénétrations sans préservatif s’apparente à une mise en danger de la vie d’autrui. On pourrait traquer judiciairement les employeurs, non pas dans l’espoir de « moraliser la profession » pour aboutir à un proxénétisme soft et hypocrite, mais pour braquer les projecteurs de l’opinion sur le réel caché de la pornographie.
Et pour cela le plus efficace serait de s’inspirer des campagnes de l’association L214 contre les abattoirs : tout simplement faire des films documentaires sur ce qui se passe dans les tournages. Et donner la parole aux actrices sur ce qu’elles vivent vraiment. Le but est qu’ensuite, quand les spectateurs retourneront voir du porno, ils « voient » la souffrance et l’humiliation derrière la mascarade.
FS : Et le rôle de l’École ? Quelle éducation ?
JM : Quelles réponses aux désirs de fantasmes ? Et au besoin de savoir ? La carence éducative de l’École en matière d’éducation sexuelle ouvre un boulevard à l’industrie pornographique, qui en fait monopolise l’information sur le plaisir sexuel.
Quant à l’institution familiale, elle n’a pas vraiment inventé une éducation alternative à l’autoritarisme traditionnel et à l’occultation du vécu sexuel.
Résultat : dans l’ensemble la société en reste à une vision libérale de l’émancipation : chacun.e a le droit de faire ce qu’il/elle veut. L’individu.e élevé.e dans cette ambiance éducative est assez peu capable de se situer dans une démarche d’émancipation collective, inter-subjective … et il ou elle reste désarmé.e face aux entreprises de séduction des forces du marché. Une partie du mouvement associatif, par exemple le Planning Familial, a construit une éducation sexuelle à la fois sans tabou, avec libre expression, et en même temps avec respect d’autrui et responsabilité. On devrait s’en inspirer dans l’École.
Il y a là un défi à relever pour le féminisme.
- On peut le commander à paca-13@mouvementdunid.org pour 10€ l’exemplaire,
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