INTERVIEW DE LAURENCE NOELLE
Par Francine Sporenda
Laurence Noëlle est formatrice professionnelle d’adultes diplômée, spécialisée en relations humaines et prévention des violences. Elle est l’auteure du livre « Renaître de ses hontes » chez Le Passeur éditeur, qui aborde son passage par la prostitution.
FS : Peux-tu nous expliquer en quoi consiste ton intervention auprès des clients interpellés par la police?
LN : Je précise bien, parce que c’est très important : les stages qui sont menés à Lille sont superbement organisés. D’abord parce que c’est un stage qui ne culpabilise pas le client– parce que forcément, si on le culpabilise, ça va amener un blocage ou une agression. Si on culpabilise quelqu’un, la personne va se mettre immédiatement en mode défensif et ça ne peut pas marcher.
Voici le déroulé du stage : il est fait sur une journée et demie, il y a une première journée de 9 heures à 17 heures, puis une demi-journée une semaine plus tard. Au cours de la première journée, il y a quelques minutes consacrées à la loi—pourquoi vous êtes là, etc.—mais c’est assez bref. Ensuite ça se passe sous forme de débat, sous forme d’expression verbale des clients. Et on demande à chacun des participants : « quelle est votre représentation de la prostitution ? » Ils ont un post-it sur lequel ils vont l’écrire en quelques mots. Chacun prend la parole en expliquant le sens de ce mot pour lui. Et la responsable de ce stage—elle travaille pour les services de contrôle judiciaire et d’enquête—qui anime la discussion note sur un grand tableau blanc ce que disent les clients. Des questions leur sont alors posées afin qu’ils réfléchissent aux mots exposés. Puis il y a un deuxième temps dans la matinée où ils regardent un documentaire sur les clients qui a été réalisé par Hubert Dubois. Le mouvement du Nid intervient lors de cette séance, qui va expliquer telle ou telle chose, qui va poser des questions—mais toujours sans jugement. On visionne des extraits du documentaire qui montre des témoignages, des clients parlant de façon anonyme—on ne voit pas leurs visages. Et à chaque extrait, on leur demande : « qu’est-ce que vous en pensez ? » Un débat est engagé. Ces questions sont censées amener à la réflexion et questionner les préjugés, les a priori etc. Moi, je viens toujours en petite souris pour voir le groupe le matin, pour voir comment ils sont, comment ils réagissent, j’arrive en deuxième partie de matinée pour ne pas déranger, lors de la pause et j’interviens sur toute l’après-midi. Et là, je témoigne, il y a une pause-café en milieu de session, puis on reprend.
Ce qu’il y a de très intéressant, c’est que je peux voir les clients le matin, et ils sont mal. D’abord, il y a une chose qu’ils ne comprennent pas, c’est pourquoi eux sont pénalisés, alors que les personnes qui se prostituent ne le sont pas—« on voit leurs seins, c’est trop injuste, pourquoi elles ont le droit d’être sur le trottoir » etc. On leur explique pourquoi, et puis je témoigne de mon parcours, de ce qui m’est arrivé, comment je suis arrivée sur le trottoir—dans les moindres détails sexuels. Là pour moi, c’est vraiment aller au fond du puits—alors que d’habitude, quand je témoigne, je ne raconte jamais certains détails de violences sexuelles, là, je le fais avec les clients. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que le matin, ils peuvent être dans la « victimite »—« je ne comprends pas, pourquoi moi, c’est trop injuste »—ou alors avoir un comportement macho et grande gueule. Mais dès que je témoigne, il y a un respect extraordinaire. C’était ma crainte au début : certains matins, je me suis demandé comment j’allais faire, parce qu’il y avait vraiment des fortes têtes et des récalcitrants. En fait, il y a un respect énorme, et à chaque pause, ils viennent me voir en me racontant leur histoire personnelle ou en me remerciant—c’est très chaleureux. Il y en aura toujours certains qui ne seront pas prêts à accepter ce qu’on leur explique et à changer de regard mais parmi ceux qui viennent, il y en a pour lesquels tu sens qu’il y a quelque chose de possible. Ils me racontent un traumatisme qu’ils ont eu, un problème. Et dans la deuxième partie, lorsqu’on reprend, ils posent des questions, ils discutent, ils révèlent des choses. Je me rappelle cet exemple qui m’avait marquée : un client que je n’avais pas du tout entendu depuis le matin, et je me disais : « est-ce qu’il est intéressé ou pas ? Il reste dans son coin… » Il me dit « Laurence…–il avait une voix pleine d’émotion et je craignais un peu ce qu’il allait me dire. « Laurence, je n’ai jamais parlé de ma sexualité, et pourtant je suis allé voir un sexologue, mais j’arrive pas à dire, j’arrive pas à parler de mon problème. Vous entendre, ça fait du bien… » Ca, c’est des moments très forts…
FS : Il vous a dit quel était son problème ?
LN : Non, parce que c’était en groupe. Ils ne se connaissent pas donc ils ne vont pas raconter leurs histoires, leur sexualité devant tout le monde, c’est très intime. Une semaine plus tard, ils ont une demi-journée où ils vont travailler avec une psychologue qui s’occupe d’auteurs de violences, quels qu’ils soient. Ca ne veut pas dire qu’on leur dit qu’ils sont violents—sinon ils se ferment. Et il y a un bilan qui est fait en parlant avec la psychologue: comment vous voyez aujourd’hui la prostitution, comment ça a changé votre façon de voir etc. Mais comme je n’assiste pas à ces séances, je ne peux pas en dire plus.
FS : D’après ce que tu as pu découvrir sur eux, qui sont ces hommes? De quels milieux viennent-ils, quelle est leur situation de famille etc?
LN : C’est étonnant car tu as des hommes tous les âges. Tu passes de l’étudiant célibataire, à l’homme marié, l’ouvrier, le cadre, le retraité de 80 ans, le chef d’entreprise. Tu as vraiment de tout. Souvent, ils se font chopper par internet. Mais il n’y a pas de profil type de client.
FS : Ils sont plutôt mariés ou en couple ?
LN : Pas forcément, il y en a environ la moitié. Là par exemple, sur une liste de 13, il y en a 5 qui sont mariés.
FS : D’après les études que j’ai lues sur la situation familiale des clients, elles donnent autour de 50/60% d’hommes mariés ou en couple clients de la prostitution.
LN : C’est ça. Et c’est tout âge et toutes catégories sociales. Et même au niveau comportemental, il y a une grande diversité. Il y a celui qui est mort de honte… J’ai vu un monsieur de 70 ans qui ne disait pas un mot, on sentait qu’il avait honte d’être là. Et il y a la grande gueule de service, qui n’est pas d’accord avec ce qu’on dit—« c’est du grand n’importe quoi »–qui campe sur ses a priori—« de toute façon, la prostitution existe depuis toujours » C’est comme si tu avais un échantillonnage des hommes en général.
FS : Est-ce que la situation personnelle de ces hommes confirme le cliché de » l’homme solitaire » en recherche de chaleur humaine?
LN : La plupart disent en fin de séance qu’ils aimeraient bien participer à des groupes de parole. Ils disent qu’ils ont besoin de parler. J’entends vraiment des choses extraordinaires parce que, à la fin de mon témoignage, je leur dis : « c’est quand même malheureux de voir les choses comme ça. Je prends une bouteille d’eau et je leur dis : « c’est malheureux de traiter une femme prostituée comme un produit, comme quelque chose qui se vend. Mais même s’il est en rayon, il ne faut pas l’acheter—parce que vous cautionnez le proxénétisme ». Et je leur dis : « on a besoin de vous pour arrêter de cautionner les proxénètes ; tant que vous achèterez le « produit », on aura des proxénètes ». Un produit en vente, s’il ne plait pas au client, le fournisseur ne le fait plus, parce que ce n’est pas rentable, il est retiré des rayons.
La plupart sont ignorants, ils ne savent pas qu’il y a du proxénétisme, ils ne savent pas qu’il y a aussi du proxénétisme sur internet, ils ne savent pas que la plupart des femmes en prostitution ont un proxénète. Ils pensent aussi que la femme prend du plaisir—il y en a qui disent « sisi, il y en a qui prennent du plaisir, j’en suis sûr, moi j’en connais une », ils sont dans une totale ignorance de ce qu’est la prostitution.
FS : Qu’est-ce que tu réponds à ça quand il y en a qui t’affirment qu’«elles prennent du plaisir » ?
LN : Quand j’interviens, j’oriente mon témoignage sur ce qui a été dit. Par exemple, sur le soi-disant plaisir que prendraient les personnes prostituées, j’ai enfoncé le clou là-dessus. En disant :« on fait toutes semblant, je faisais semblant ». A tel point que j’ai continué à faire semblant avec les hommes dans ma vie. Avec le père de mon grand fils, j’ai fait semblant pendant 6 ans, j’étais totalement frigide. » J’explique dans ces stages que, quand je parle à des femmes qui ont été dans la prostitution, elles me disent toutes qu’elles faisaient semblant. Parce que si on ne faisait pas semblant, le client ne serait pas content. Je leur dis : « vous faites un service pour quelqu’un, vous n’allez tout de même pas lui faire la gueule en lui disant « tu pues, c’est vraiment horrible ! ». La personne prostituée, elle a besoin de gagner sa vie. Je leur dis aussi : « vous croyez quoi ? Dans la prostitution, on ne choisit pas son partenaire. Vous aimeriez qu’on vous oblige à avoir des rapports sexuels avec une partenaire qui ne vous plait pas ou qui vous dégoûte ? »
Et je parle des souvenirs impérissables, de ces odeurs immondes, je vous passe les détails… Ces hommes dont les pénis pas lavés sentent mauvais, qui sentent mauvais de la bouche… Je leur dis : « vous imaginez quoi, vous croyez vraiment qu’on est capable de jouir avec n’importe qui ? Puisque vous lui donnez de l’argent, elle ne peut pas dire vraiment ce qu’elle pense de vous. » Moi je m’alcoolisais pour pouvoir supporter ça, c’était tellement intolérable pour moi que je devais boire pour supporter les clients, je ne supportais plus le sexe d’un homme, je ne supportais plus rien. J’avais besoin d’alcool pour faire semblant, tellement ça m’était intolérable, tellement j’avais mal au vagin, tellement j’avais envie de vomir…
FS : Et là, quand tu leur as dit ça, même les grandes gueules finissent par se taire ?
LN : Oui. Ils se taisent. Certains ont l’air étonné. D’autres baissent le regard. Ce sont les clients qui m’ont détruite. Pendant des années, j’en ai voulu aux hommes, pendant des années je ne voulais même pas voir un pénis, je détestais les hommes, j’avais une colère contre tous ces abuseurs. J’ai d’ailleurs cassé ma première famille à cause de ça, persuadée que le père de mon grand fils allait tôt ou tard se révéler être un salaud. Grâce à la psychothérapie, j’ai pu comprendre que j’étais dans une croyance : parce que j’avais vécu la prostitution, pour moi, tous les hommes étaient des abuseurs. Et ça depuis le début de ma vie : mon père m’a abandonnée, c’était un abuseur, mon beau-père qui m’a agressée sexuellement, c’était un abuseur, je tombe sur des hommes qui me disent « tes parents, c’est des cons, viens avec nous », c’était des rabatteurs et des abuseurs. Et donc moi, forcément, j’ai grandi avec une croyance que les hommes étaient des abuseurs.
C’est en sortant de cette croyance que j’ai pu rester avec mon mari, Stéphane. Je l’avais lourdé– je pars en stage de psychothérapie, et je lui dis : « c’est fini entre nous ». Je fais mon stage et là, je comprends dans quoi je suis. Et je rentre du stage, et j’appelle mon mari—qui n’était pas encore mon mari à l’époque—et je lui explique dans quoi je suis. Et c’est ce qui m’a permis de comprendre que je pouvais aussi avoir de l’amour, que je n’avais pas à avoir peur qu’un jour, un homme me fasse du mal—parce que c’était ça ma crainte. Le premier stage clients que j’ai fait, j’étais dans un état très perturbé, mon corps a parlé, j’étais très mal, et j’ai demandé au Service de contrôle judiciaire et d’enquête de ne pas me laisser seule le soir. J’avais peur de boire, de rechuter dans l’alcool, et je leur ai dit la vérité. Mais en même temps, c’était un pas de plus vers la guérison. Mais j’avais mon corps qui parlait, parce que ces stages, ce n’est pas la même chose que quand je témoigne d’une façon générale. Là je vais dans les bas-fonds, dans les détails de ce que j’ai vraiment vécu dans la prostitution. J’ai dit la vérité : « j’accepte de faire ce stage, mais ne me laissez pas toute seule—parce qu’à Lille, il y a plein de bars, de cafés », j’avais besoin de me protéger. Et en fait, quand j’ai fait le premier stage clients, je suis rentrée débarrassée d’un poids, il y a eu une forme de réparation pour moi. C’est tellement fort ce que j’ai vécu avec eux, qu’ils me remercient, qu’ils viennent me voir avec un respect énorme pour moi, qu’ils se livrent à moi, etc. Quand je suis rentrée chez moi, je suis tombée dans les bras de mon mari, j’ai pleuré dans ses bras, et je lui ai dit : « ce sont les clients qui m’ont détruite, aujourd’hui, ce sont les clients qui me réparent ». A la fin du stage clients, ils sont humains. Je me rappellerai toujours ce moment lors d’un stage. J’arrive en plein dans la pause du matin et je vois les animatrices du stage qui sortent de la salle avec une tête déconfite. Elles me disent toutes : « ma pauvre, je te souhaite bonne chance pour cet après-midi ! » Heureusement que ce n’était pas mon premier stage, je me suis dit « misère, qu’est-ce qu’ils ont tous, il doit y avoir un gros problème avec les participants ». Et j’ai pris la parole, et j’en ai eu un qui était vraiment infect, mais c’est lui qui est venu me voir à la pause en me disant : « tu sais, quand tu as parlé des spermatozoïdes dans ta bouche ? Eh bien, moi, je sais ce que c’est, j’ai été violé, j’ai fait une fellation, et moi aussi, j’ai été obligé d’avaler les spermatozoïdes » Et c’était la grande gueule qui nous avait emmerdé toute la matinée. Bien sûr, je ne suis pas en train de dire qu’il y a 100% de clients qui vont changer radicalement, mais même ceux qui ne sont pas prêts du tout à changer ont un respect pour moi : il n’y en a pas un qui va me dire une chose désagréable. C’est ça dont j’avais peur quand j’ai commencé ces stages–mais ça n’est jamais arrivé.
Et j’ai appris quelque chose d’hyper-important : quand je discute avec eux, je leur explique : « on a tous des dégazages. Il y en a, quand ils ne vont pas bien, ils vont se mettre à picoler, d’autres vont manger du chocolat, il y en qui se droguent etc ». Et je leur demande : « quand vous allez voir une personne prostituée, qu’est-ce que vous recherchez ? La plupart me répondent « c’est la minute où on jouit. » Et il y a aussi des dépendants sexuels, des hommes qui y retournent, et qui voudraient ne pas y retourner—ils ne comprennent pas pourquoi ils y retournent. Mais le cliché de l’homme solitaire, rarement. En recherche de chaleur humaine ? Certains peuvent rechercher un peu de chaleur humaine mais d’une façon totalement aberrante : ils s’illusionnent sur la possibilité de trouver de la chaleur humaine en payant…
FS : Mais tu dis que pour certains d’entre eux, ce moment de jouissance serait un dégazage. Pourquoi ils ne dégazent pas en se masturbant au lieu de se soulager sur une femme ? Il y a quand même un choix dans le fait de choisir de dégazer en faisant du mal aux femmes. Ce sont les femmes qui leur servent de punching ball, pour se défouler… C’est un choix, ils ont d’autres options. Tu dis qu’on peut boire de l’alcool pour dégazer. Mais quand on boit de l’alcool, on ne fait du mal qu’à soi. Quand on va voir une personne prostituée pour dégazer, on fait du mal à une autre personne.
LN : Tout à fait. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a plusieurs catégories. Il y a celui qui va dégazer en lui tapant dessus, celui qui y va pour les deux secondes de jouissance—le tout petit plaisir qu’ils prennent à ce moment-là—il y a celui qui est totalement dépendant et qui ne sait plus quoi faire, il y a ceux qui sont dans la misère affective, qui ne savent pas comment draguer, et il y a ceux qui ne savent pas communiquer avec leur femme. Le problème, c’est que, quand je commence à discuter avec eux de l’échange qu’on peut avoir dans un rapport sexuel normal, il y en a beaucoup qui sont persuadés que tout se passe bien, qu’ils ont le bon comportement—alors qu’ils sont totalement ignorants sur la façon dont fonctionne une femme. Il y a ceux qui pensent que les femmes sont des objets. Mais le dégazage sur les personnes prostituées, c’est connu. Le nombre de femmes prostituées qui sont assassinées est énorme, et ça existe depuis des siècles. Ca, c’est un dégazage actif.
FS : Tu dis que pour certains clients, les femmes sont des objets. Mais ces hommes, quelle est leur vision des femmes prostituées et des femmes en général? Mépris, misogynie, mythes du genre « c’est leur choix », « elles aiment ça » etc?
LN : Tu as de tout. Il y en a certain qui vont dire : « la prostitution, c’est de la souffrance », Mais au début du stage, ils ne se lâchent pas : ils sont dans un stage pénal, et donc même les beaufs ne vont pas dire tout ce qu’ils pensent des personnes prostituées. On le sent quand certains clients ne sont pas du tout d’accord avec ce qui se dit.
FS : Oui bien sûr, ils ne vont pas dire « toutes les femmes sont des salopes». Mais est-ce que toi tu sens qu’il y a une solide base de misogynie chez certains ?
LN : Tout ce que je peux te dire, c’est que la seule manière dont j’arrive à peu près à repérer ceux qui ne sont pas du tout d’accord avec le contenu du stage, c’est quand ils ne disent rien. Et quand ils ne disent rien, il y a deux catégories : il y a celui qui a honte, et là tu le repères parce qu’il baisse les yeux, et celui qui écoute mais n’en pense pas moins. Et ceux-là, ils sont souvent dans une posture de victimisation, le petit Caliméro qui ne comprend pas pourquoi il est là : « c’est trop injuste, où est le problème ? Nous on a besoin de tirer un coup ». Mais je n’ai jamais entendu un discours explicitement misogyne—parce qu’ils sont dans un stage pénal.
FS : Donc ils sont prudents. Tu me dis qu’ils sont souvent dans la victimisation. Quelles sont les excuses qu’ils donnent pour justifier le fait qu’ils vont voir des personnes prostituées ?
LN : Tu as celui qui parle de la mort de son couple : « entre nous, il n’y a plus rien, et ma femme ne veut pas faire ça, sexuellement, c’est toujours la même chose, on est un vieux couple, on n’a plus rien à se dire ». Et je leur dis qu’un couple, c’est normal qu’il évolue. On n’a pas le même amour flamboyant à trente ans qu’à soixante, ou après quinze ans de vie commune. Si vous comptez garder un couple passionnel avec le même niveau de désir pendant trente ans, vous vous trompez.
FS : Il doit y avoir aussi l’histoire de la pulsion sexuelle incontrôlable non ?
LN : Voilà, Ou alors il y a celui qui dit qu’il y va parce qu’il est timide—il ne dit pas explicitement qu’il est timide mais on comprend qu’ils ne savent pas comment draguer, qu’ils ne savent pas s’y prendre avec les femmes et qu’ils n’oseront jamais affronter une femme pour avoir une relation.
FS : Est-ce que tu as l’impression, à la fin du stage, que certains vont cesser d’être clients ?
LN : Dans toute la première partie du stage, il y a une petite graine qui est semée : on travaille sur leur ignorance de la prostitution, sur leurs illusions. A la fin, après le débat, les post-it, le rappel à la loi et le fait qu’on leur explique pourquoi ils sont pénalisés, ils viennent me voir et me disent : « merci, je n’avais pas du tout vu les choses comme ça ». Ca ne veut pas dire qu’ils ne vont pas récidiver mais il y a une ouverture qui s’est faite parce que leur vision de la prostitution a changé mais pour répondre à ta question, on n’a pas encore assez de recul pour savoir s’il va y avoir récidive ou pas. En tout cas, vu la façon dont ils viennent dire au revoir, il y a eu comme un éveil, une ouverture de conscience. J’essaie de répondre à tous les arguments. Par exemple, ceux qui me disent qu’ils vont voir des personnes prostituées pour réaliser leurs fantasmes, je leur dis : « si vous avez un fantasme et que votre femme ne veut pas le faire, ça n’est pas une raison pour l’imposer à une personne prostituée. » Parce si vous demandez à votre femme une sodomie, et qu’elle refuse, c’est parce que ça fait très mal. Vous trouvez normal d’exiger ça d’une femme prostituée ? » Ces hommes sont clients pour des raisons différentes. Celui qui sera violent avec les femmes, il n’est pas sorti de l’auberge, il ne faut pas attendre un miracle mais ça peut marcher pour les autres.
FS : Tu vois ça comme le début d’un processus qui doit continuer après le stage ?
LN : C’est une première phase. Dans l’absolu, et parce qu’ils étaient en demande, je pense qu’il faudrait voir ça comme un long parcours pour eux—être capable de parler à leur femme, ça ne va pas se faire du jour au lendemain, pareil pour les dépendants: ce client, il va arrêter pendant six mois, puis il aura une rechute. Je pense qu’il faudrait un suivi pour ceux qui seraient volontaires. Ceux qui commencent à souffrir de leur consommation de prostitution, il faudrait qu’ils puissent frapper à une porte, pouvoir s’exprimer en individuel dans une association créée pour eux ou chez un professionnel formé ou pouvoir s’exprimer en groupe de paires comme par exemple « Alcooliques anonymes… » Pourquoi ne pas créer « clients anonymes » ?