Interview de MELISSA BLAIS
Par Francine Sporenda
Mélissa Blais est Professeure associée (IREF, UQAM), post-doctorante à l’Institut d’études de la citoyenneté (InCite), à l’Université de Genève et au Centre Urbanisation, Culture et Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), chercheure au Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur l’Antiféminisme (GIRAF), IREF, UQAM et membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Elle a contribué à l’ouvrage collectif « Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui » (PUF) et dirigé sa publication (avec Christine Bard et Francis Dupuis-Deri).
FS : Le Québec abrite un mouvement masculiniste très actif. Ce qui est nouveau, c’est que ces mouvements qui veulent défendre les droits des hommes dans une société où, selon eux, les femmes ont pris le pouvoir se prétendent « philogynes » voire féministes (ils disent souvent être d’accord avec le féminisme Première vague, mais selon eux, le féminisme actuel « va trop loin »). Pourquoi ces mouvements jugent-ils utile stratégiquement de se prétendre pro-féministes ?
MB : Ils se disent plutôt égalitaristes ou humanistes que pro-féministes. S’ils mentionnent le féminisme, c’est surtout pour dire qu’ils ne sont pas vraiment contre le « bon féminisme », mais contre le féminisme radical qu’ils n’aiment pas. Mais quand on creuse un peu la question, on se rend compte que c’est tout le féminisme qui est jugé radical de leur point de vue. Lorsqu’on s’intéresse aux attaques qu’ils dirigent contre des collectifs ou des personnes féministes, on se rend compte que celles-ci débordent largement le féminisme radical. Il y a tout un ensemble de tactiques rhétoriques qui sont mobilisées par le mouvement masculiniste–qui fonctionnent parce qu’elles semblent entrer en résonnance avec les grands médias–dont l’une consiste à ne pas se prétendre anti-féministe. C’est aussi vrai pour d’autres mouvements réactionnaires : c’est bien rare que l’on entende quelqu’un se prétendre ouvertement raciste. Ces gens vont plutôt dire qu’ils sont contre une certaine immigration. Les réactionnaires de toutes sortes doivent se montrer habiles pour convaincre la population. On ne peut plus se positionner, comme les anti-féministes d’autrefois le faisaient, contre le droit de vote des femmes. Au 18ième et 19ième siècle, ils pouvaient mobiliser un argumentaire plus ouvertement antiféministe et plaider en faveur de l’infériorité des femmes. Aujourd’hui, pour paraphraser Christine Delphy, on ne dit plus que les femmes sont inférieures, mais plutôt qu’elles sont complémentaires, notamment parce que les féministes, au Québec comme en Europe, ont réussi à obtenir un certain nombre d’avancées. Donc pour être intelligibles, pour persuader une population d’adhérer à leur cause, ils vont parler de la paternité comme d’une revendication visant l’égalité entre les femmes et les hommes, basée sur une définition de la paternité qui suppose une symétrie entre les deux sexes. C’est une perception de l’égalité totalement anhistorique et anti-sociologique, au sens où elle est totalement extérieure à toute analyse de la dynamique des rapports de pouvoir et de domination.
FS : Ils partent du principe que, pour être entendus, ils doivent adopter un vocabulaire des droits humains, et pour ça, il faut qu’ils acceptent, ou aient l’air d’accepter, certains acquis féministes ?
MB : Exactement, et c’est toujours dans une logique de rapport de force. Que ce soit l’antiféminisme religieux, conservateur ou d’extrême-droite, selon l’orientation politique où se situent les masculinistes, ils vont tous s’arrimer au féminisme pour mieux le contester. Si l’on regarde du côté du Québec ou de la France, on observe qu’ils vont imiter des organisations telles que le Planning familial, qu’ils vont adopter leur vocabulaire, qu’ils vont par exemple parler de « liberté de choix » quant à la poursuite ou non d’une grossesse. Or, ce renversement est opéré pour convaincre de leurs bonnes intentions.
FS : Oui d’ailleurs, on note aussi que les pro-prostitution ont aussi adopté le vocabulaire pro-choix, puisqu’ils parlent de la liberté de se prostituer, des femmes qui sont prostituées par choix, c’est un de leurs arguments centraux…
MB : Peut-être, mais les masculinistes ne parlent pas vraiment de prostitution… Au Québec, on voit que les phases de développement du masculinisme accompagnent à tous les coups les avancées du mouvement féministe. Par exemple, on a vu dans les années 90 l’adoption de mesures plus coercitives permettant une perception obligatoire de la pension alimentaire, quand il a été établi que la grande majorité des pères ne la payaient pas. À partir de ce moment, on voit une multiplication des groupes de pères, au Canada et en Angleterre qui vont s’opposer à ces mesures législatives. Même chose aux Etats-Unis. Il y a toujours cette espèce de «tango conflictuel » où, à chaque fois que les féministes obtiennent certaines victoires, les masculinistes adaptent leur mode d’action et leur vocabulaire pour mieux les contester.
Même chose en ce qui concerne les violences faites aux femmes : on a eu des décisions politiques qui bonifiaient le financement des maisons d’hébergement pour qu’elles puissent accueillir plus de femmes et offrir plus de services. Au début des années 2000, le gouvernement du Québec considérait que c’était une bonne solution pour mieux lutter contre les violences faites aux femmes. A ce moment, on voit des organisations masculinistes se mettre à développer leur rhétorique sur ces violences. Et on voit le parallèle en France à propos de l’aliénation parentale. En France et au Québec, ils réclament la garde partagée au nom de « l’égalité », alors que des études mettent en évidence le fait que les pères réclament très peu la garde. En fait, ce n’est pas vraiment autour de la question de la garde des enfants que tourne le conflit en cas de séparation, mais autour de la pension alimentaire et du montant à verser.
FS : Il y a aussi des femmes qui se proclament anti-féministes (et elles sont très présentes dans les médias). On a ces femmes qui participent à la campagne « I don’t need feminism » sur les réseaux sociaux. C’est assez surprenant parce que je ne connais pas (ou très peu) de personnes de couleur qui déclarent « je n’en ai rien à faire de l’antiracisme, l’antiracisme, c’est nul ». Ces femmes sont-elles vraiment aussi antiféministes qu’elles le prétendent? Pourquoi rejettent-elles le féminisme?
MB : Parmi les analyses qui ont été élaborées pour essayer de comprendre les femmes anti-féministes…
FS : Il y a eu Dworkin (« Les femmes de droite »)…
MB : Oui, ce que dit Dworkin, c’est que ces femmes croient en la promesse patriarcale, la promesse de protection et de sécurité. Pour mieux comprendre les femmes de droite, il faut positionner ces femmes dans d’autres rapports sociaux pour mieux révéler leurs privilèges. Ce sont généralement des femmes blanches issues de milieux plus aisés. Quand on regarde les statistiques aux Etats-Unis notamment, les pourcentages de femmes africaines-américaines qui sont d’accord avec le féminisme sont plus élevés que ceux des femmes blanches des milieux bourgeois. Parce que ces femmes blanches des classes élevées vont s’associer aux hommes de pouvoir (dont leur père ou leur conjoint), elles vont notamment défendre leurs intérêts de classes tout en étant persuadées que le mérite individuel suffit pour obtenir sa chance en tant que femme. Alors que le féminisme vient déconstruire ce mythe libéral. Ces groupes de femmes ou ces femmes qui ont lutté contre le suffrage des femmes étaient généralement des femmes alliées d’hommes politiques, ou d’hommes de la bourgeoisie. Elles, les épouses, les mères de ces hommes, il leur suffisait de discuter avec eux pour tenter d’obtenir des avantages, ce qui n’était pas le cas de la majorité des femmes.
FS : Ce qui est amusant, c’est de voir que beaucoup des femmes antiféministes médiatisées qui prescrivent aux femmes de revenir à un rôle traditionnel et de rentrer la maison passent en fait beaucoup de temps sur les plateaux télé et dans les réunions politiques –pour leur dire de rentrer à la maison. Que pensez-vous de cette contradiction ?
MB : Tout à fait. Il y a Susan Faludi qui a parlé de ce phénomène, qu’elle appelle les « pod feminists ». Il s’agit d’une référence à un film d’horreur où des extra-terrestres invisibles prenaient possession des corps humains et les transformaient en extra-terrestres ni vu ni connu. Elle reprend cette métaphore pour parler de ces femmes qui se disent féministes pour mieux faire passer leur message anti-féministe dans les médias.
FS : Ces femmes anti-féministes profitent directement des conquêtes du féminisme, parce que, sans elles, elles n’auraient pas accès aux médias ni au pouvoir politique. Il y a une accusation qui est souvent faite à gauche, par des hommes de gauche, par des anticapitalistes et/ou antiracistes antiféministes, et qui est d’ailleurs très ancienne, c’est l’accusation de « féministe bourgeoise » et de « féministe blanche. A quoi sert cette accusation?
MB : Justement dans notre livre, il y a un article de Francis Dupuis Déri sur Proudhon, à savoir, comment Proudhon, « père » de l’anarchisme, développe une rhétorique très antiféministe et affirme l’infériorité des femmes.
FS : La rhétorique antiféministe de Proudhon vise la totalité du sexe féminin, je ne crois pas qu’il vise spécifiquement les féministes bourgeoises. Par contre, dans les années 50/60, le Parti communiste français (qui rappelons-le, était alors contre l’avortement et contre la contraception) avait développé des analyses comme quoi le féminisme était non seulement un produit idéologique de la bourgeoisie, dont les femmes prolétaires n‘avaient nul besoin étant donné que le communisme seul pouvait les libérer, mais en plus, était une importation de l’impérialisme américain en France (ce thème du féminisme comme néfaste importation étrangère est repris encore de nos jours.
MB : Ce discours n’est pas l’exclusivité du Parti communiste français. Il est présent un peu partout dans des groupes de gauche et d’extrême-gauche, et même s’il n’est effectivement pas nouveau, il persiste. Je pense que c’est une façon bien particulière de s’opposer au féminisme. Comme d’autres acteurs antiféministes, les hommes de gauche et d’extrême-gauche défendent leurs intérêts face au féminisme. Dans le cas des hommes de gauche, l’antiféminisme s’arrime surtout à leur intérêt lié à l’appropriation des corps, ainsi que la défense de leur capital militant. Considérant que les comportements sexistes persistent, tout comme les violences sexuelles, des femmes en viennent à les dénoncer régulièrement. Elles remettent ainsi en question leurs « camarades », qui vont souvent réagir en décrédibilisant les femmes qui osent parler. Et cette idée que le féminisme est quelque chose qui vient de l’extérieur, ça aussi s’est utilisé pour éviter de questionner ses propres intérêts.
FS : En France, les antiféministes dénoncent régulièrement l’influence du féminisme américain—avec ces histoires ridicules d’hommes qui n’osent plus monter dans un ascenseur avec une femme. Dans certains pays non-occidentaux (certains pays arabes par exemple), le féminisme est présenté comme purement occidental…
M B : Ceci alors qu’il y a des mouvements féministes très actifs dans les pays arabes. Mais pas besoin d’aller ailleurs. Au Québec, le fondateur du quotidien Le Devoir, Henri Bourassa, s’opposait au suffrage des femmes en prétendant que le féminisme était une création protestante et anglaise. Selon lui, il fallait s’opposer à cette « menace » anglaise pour mieux protéger le Québec francophone catholique contre cet envahisseur.
FS : Au centre de la thématique masculiniste, il y a la notion de « féminisme victimaire » : selon les anti-féministes, les femmes se plaignent sans cesse de discriminations ou violences plus ou moins imaginaires. Mais parallèlement à cette accusation, les groupes masculinistes cherchent à se « victimiser » en insistant sur les discriminations et les injustices subies par les hommes—à cause du féminisme (Enthoven en est un exemple). Que pensez-vous de cette contradiction ?
MB: Je n’ai rien à ajouter, c’est très juste. Et ça fait partie des tactiques qui leur permettent d’avoir accès à des ressources. Je m’explique : à partir du moment où on attire l’attention sur le fait que les hommes sont en crise, que ce sont eux qui souffrent de problèmes sociaux à cause des femmes et du féminisme, on exige des solutions. Dans les cas où les médias et les politiciens sont réceptifs au discours de la « crise de la masculinité », on obtient plus facilement des ressources financières par exemple. Au Québec, les hommes obtiennent ainsi des attentions particulières, des financements pour des programmes qui leur sont consacrés, notamment en prévention du suicide. La bonne nouvelle est que le suicide masculin baisse régulièrement. Mais puisque les masculinistes font croire qu’il s’agit d’un problème masculin, les campagnes de prévention ne s’adressent pas aux femmes (ni aux minorités de genre ou aux autochtones qui sont pourtant plus à risque) tandis que le suicide des femmes ne diminue pas de manière significative et que les tentatives de suicide sont plus nombreuses chez les femmes. C’est une réussite des mouvements masculinistes. Ils ont réussi à faire passer dans l’opinion publique l’idée que les hommes sont en crise d’identité, à cause des femmes et des féministes. Et ce n’est pas un discours minoritaire, c’est un discours largement répandu. À preuve, lorsque j’enseigne en études féministes, je dois constamment déconstruire les discours masculinistes, parce que bien des étudiants les ont intégrés sans se poser de question, entre autres parce qu’on leur enseigne au collège.
FS : Francis Dupuis Déri souligne très justement qu’on parle de « crise de la masculinité » depuis des siècles.
MB : Oui, il remonte même jusqu’à Caton l’Ancien !
FS : Dès que les femmes acquièrent un peu plus d’autonomie, les hommes sont en crise. Est-ce que vous pouvez parler du rôle que jouent les religions dans ce nouveau backlash ?
MB : Dans l’ouvrage, on a deux excellents textes qui traitent du rôle que jouent les religions dans l’élaboration d’un discours sur la théorie du genre et pour discréditer le féminisme. Et on voit comment ce discours a pu prendre forme et se mettre en actes, notamment dans les manifestations contre les conjoints de même sexe en France. On voit aussi comment le Vatican a réussi à « revamper » son discours traditionnel en s’inspirant du discours masculiniste. Il y a aussi des liens à faire entre les groupes chrétiens et les groupes masculinistes qui sont bien démontrés par Josselin Tricou dans l’ouvrage. Il montre que la droite chrétienne française s’inspire des « retraites pour hommes » organisées dans une approche masculiniste. Ces retraites visent notamment à retrouver le rôle du « Père » essentialisé à la manière des masculinistes (les femmes et les hommes ont des rôles différents et le père est le chef de la famille). Le tout saupoudré d’une approche chrétienne catholique, qui les différencient du masculinisme au sens où ces derniers s’appuient uniquement sur la « Nature » pour justifier la différence des sexes, tandis que les catholiques, reprennent certes ce discours naturaliste, mais y ajoutent un justificatif religieux. Ceci n’est toutefois pas exempt de contradictions. Par exemple, des pancartes dans la Manif pour tous disaient : « On ne veut pas du genre, on veut du sexe ! ». C’est assez drôle de voir ce type de message dans des manifestations organisées par des catholiques de la droite conservatrice française.
FS : Les catholiques et l’extrême droite sont absolument obsédés par la théorie du genre. C’est curieux cette obsession qu’ils ont. Vous l’expliquez comment?
MB : Premièrement, la théorie du genre, c’est une pure invention, ça n’existe pas. On peut parler des études de genre, on peut parler d’études féministes, mais l’expression « théorie du genre », c’est une invention de la droite catholique. Et cette obsession s’explique, pour plusieurs analystes, comme une peur de l’indifférenciation qui entraînerait la fin de l’humanité. Il s’agit d’une vision catastrophiste du féministe qui ne date pas d’hier. Ils croient que le féminisme mènera à la fin de l’humanité parce qu’il revendique la liberté en matière de sexualité. C’est la peur de la disparition de la famille traditionnelle, c’est aussi la peur du refus de l’enfantement. Enfin, selon eux, s’il n’y a plus de rôles sexués, comment les Français blancs pourront se reproduire et léguer leur héritage traditionnel ?
FS : Ils ont une peur panique de la confusion des genres, c’est-à-dire de la disparition d’une distinction bien nette entre les sexes, qu’il y ait une espèce d’indifférenciation sexuelle, de désordre, de grand chaos sexuel où il y aurait 36 genres différents, des non-genrés, des queers etc ; dès qu’on sort de cet ordre binaire masculin/féminin, ils sont dans la panique morale…
MB : Exactement j’ajouterais que si les genres « se mélangent », d’abord les hommes perdent leur place, comme pères, comme dominants et pourvoyeurs dans le système hétérosexuel.
FS : Je pense qu’ils fonctionnent sur une pensée qui a un besoin fondamental d’ordre, de limites et de repères. La liberté individuelle, qu’ils assimilent à la licence et au désordre, leur fait peur en soi. Et oui, ils ont peur qu’on ne fasse plus d’enfants—parce que les mouvances politiques autoritaires, sont par définition nationalistes, et que les nationalismes sont tous natalistes : pour qu’une nation soit forte, sa population doit être nombreuse et les femmes ont le devoir civique de procréer : Orban en Hongrie exige des femmes qu’elles aient au moins 3 enfants.
MB : Exactement.
FS : Il y a quelque chose qui est assez inquiétant : les associations pour la défense des droits des pères utilisent systématiquement des fausses statistiques visant à démontrer qu’il y a autant d’hommes battus par des femmes que l’inverse et que les femmes sont aussi violentes que les hommes. En cas de situation de violences conjugales, ils cherchent à substituer à cette notion celle de « conflit conjugal » et de « co-responsabilité des violences », avec concrètement le recours à une médiation avec l’agresseur. Cette approche est-elle dangereuse pour les femmes ?
MB : Oui, c’est dangereux. Isabelle Côté et Simon Lapierre traitent de cette dangerosité, mais aussi Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent. Après avoir fait une enquête auprès d’intervenantes qui oeuvrent dans les maisons d’hébergement pour femmes violentées, il a été observé que l’aliénation parentale – qui prétend que les femmes, dans un contexte de conflit conjugal, exerceraient aussi des violences en liguant les enfants contre le père – est de plus en plus utilisée contre les femmes victimes de violence masculine. Autrement dit, les accusations d’aliénation parentale vont être utilisées par des avocats, en cour de justice pour blanchir les hommes violents, ce qui augmente ainsi les risques de violences post-conjugales et le maintien du climat de violence après séparation.
Ce constat de risque accru pour la sécurité des femmes victimes de violences conjugales est aussi vrai dans les cas où les femmes elles-mêmes ont intériorisé le discours masculiniste voulant qu’elles perpétuent autant la violence à l’endroit de leur conjoint que l’inverse. Certaines d’entre elles choisissent de participer à des groupes visant à gérer leur propre violence, ce qui me semble extrêmement problématique. Elles pourraient être tentées de rester dans cette situation, pour voir comment elles peuvent cogérer cette violence–et donc courir le risque de subir de nouvelles agressions. Et chez les agresseurs, on constate aussi que certains s’inspirent de discours masculinistes pour justifier leur violence en prétendant « souffrir », comme ces hommes en « crise » de la masculinité. Dans les organismes qui interviennent auprès des hommes violents, la question de la souffrance des hommes est aussi mobilisée par des auteurs de violence pour justifier celle-ci : « moi j’ai souffert dans l’enfance, j’avais une mère comme ci, une mère comme ça … ». Lorsque le discours de la crise de la masculinité est porté par un homme violent, on est très loin d’une démarche de responsabilisation, menant à un véritable changement de comportement.
Il s’agit de conséquences au niveau interindividuel, mais parmi les effets du masculinisme auprès du réseau de soutien aux victimes, on compte les remises en question de la définition même des violences contre les femmes comme exercice de contrôle sur les femmes. Des intervenantes témoignent d’une « guerre définitionnelle » dans des instances politiques, des instances de santé et les services sociaux où on accuse les féministes de ne pas vouloir se mettre au goût du jour, de promouvoir une définition « archaïque » des violences, identique à celle des années 1970, alors que les recherches féministes sur les violences foisonnent. J’ajouterais que des outils développés pour mesurer la violence, largement utilisés par des masculinistes aujourd’hui, ont pourtant aussi été développés dans les années 70. Comme cette idée de la symétrie des violences permet de jouer sur la définition des violences, elle comporte un risque de recul en termes de crédibilité des savoirs féministes et de financements pour les structures d’hébergement pour les femmes victimes de violence, au profit d’organisations masculinistes venant en « aide » aux hommes « en difficulté ».
FS : Chez de nombreux masculinistes, comme Eric Zemmour, la déploration du déclin de l’Occident est associée à la dissolution du pouvoir masculin : la prétendue décadence des pays occidentaux serait due à leur féminisation. Derrière ce pessimisme décliniste, qu’est-ce qui se cache ? Peur de l’impuissance masculine ? Peur de l’autonomie féminine, en particulier sexuelle ? Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de presque psychanalytique là-dedans ?
MB : Oui, mais il y a aussi un paradoxe dans cette vision raciste de la masculinité. Le paradoxe, c’est que ces hommes, en premier lieu Zemmour dans « Le premier sexe », vont pointer le figure du jeune arabe de la banlieue, comme incarnant à la fois une masculinité forte et une masculinité dangereuse qui doit être domptée par l’homme occidental. C’est vraiment une guerre entre deux patriarcats : ces hommes blancs français observent ces hommes arabes et les voient à la fois comme source d’inspiration virile, comme incarnation d’une masculinité affirmée, et comme source de menace.
FS : Oui, parce qu’en fait, ces deux patriarcats se disputent le contrôle du corps des femmes, le corps des femmes est leur champ de bataille…
MB : L’idée aussi, c’est de voir que, dans le contexte français, ceux qui font la promotion du patriarcat de souche gauloise, ce sont plutôt les hommes blancs de milieux privilégiés. Du côté de Zemmour et compagnie, c’est intéressant de voir comment ils vont stigmatiser les jeunes hommes arabes par des caricatures racistes. Cette façon de les stéréotyper, c’est une façon de désigner une menace qu’on doit dompter. Et c’est aussi dans la façon dont ils parlent des Français « efféminés » et des Arabes virils », que s’exprime le mieux, disons de manière évidente, l’imbrication entre le racisme et le patriarcat.
FS : Il y a aussi cette hantise du « grand remplacement », le fait que la population française va être évincée par des populations d’origine étrangère. Et donc, dans le cadre de cette théorie, le contrôle du corps des femmes est essentiel, parce que ce sont elles qui sont, à leurs yeux, le vecteur de ce « grand remplacement », soit en refusant d’avoir beaucoup d’enfants, soit en ayant des enfants avec des hommes issus de l’immigration. Ce sont les femmes qui font entrer le loup dans la bergerie…
MB : Exactement. Présenter l’Autre, l’immigré, comme l’étranger, le barbare, c’est aussi une façon de contrôler les femmes blanches, de les ramener à la maison française blanche et idéalisée, de refuser la mixité, ou le désir des femmes blanches pour des non-blancs. Il y a aussi cette obsession du foulard. Ces corps voilés sont une source d’obsession pour la France, le Québec plus récemment. Ça me mystifie beaucoup. D’un même souffle, on reproche aux femmes qui portent le voile d’être à la fois victimes de contraintes religieuses et de faire preuve d’agentivité parce qu’elle choisissent de le porter. Une victime qui fait preuve d’agentivité, c’est clairement paradoxal dans l’imaginaire commun.
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