INTERVIEW DE VALERIE TENDER
Par Francine Sporenda
Valérie Tender est une militante féministe radicale abolitionniste québécoise, chanteuse (jazz, country etc.), vlogueuse, conférencière et artiste conceptuelle. Elle milite à la CLES (Concertation des Luttes contre l’Exploitation Sexuelle) et au CAFES (Collectif d’Aide aux Femmes Exploitées Sexuellement). Contact legaltendermontreal@gmail.com. Projet boutique militante https://www.facebook.com/centrecommunautairelegaltender/ Artiste militante https://www.facebook.com/legaltendermtl/ Chaîne youtube https://www.youtube.com/channel/UC6p5I7G4WKPHxhTkIcXpsUQ?view_as=subscriber&fbclid=IwAR2KbuuB75hfrRZ4A6Q8tA8cnAqMB16-2_L7IxyQe8G1c4w5rwUxNK_wK_c
FS : Peux-tu nous expliquer comment tu es entrée en prostitution?
VT : Je n’ai pas été abusée sexuellement dans l’enfance mais il y avait un cycle de violences psychologiques et physiques à la maison et mon sentiment de sécurité était régulièrement affecté. Il y a aussi des traumas intergénérationnels au sein de ma famille élargie. Je suis enfant unique.
J’étais rejetée, grassette avec des lunettes épaisses et souffre-douleur des filles cool à l’école. Je n’avais pas vraiment d’ami.e.s. À l’âge de 12 ans, on m’a fait évaluer en pédopsychiatrie et il a été conclu que je ne répondais pas à l’autorité, que j’avais un sens interne et mature du bien et du mal et que j’avais l’intelligence et la maturité d’une ado de 16 ans. Ça m’a marquée, j’ai toujours senti que j’habitais dans ma tête.
La première fois qu’un homme m’a offert de l’argent pour du sexe, j’avais 16 ans et j’étais dans ma ville natale de Baie-Comeau, une petite ville industrielle du nord du Québec. Je venais de me faire expulser du voyage de fin d’année de l’école à New York (la seule chose qui me retenait pour finir mon secondaire), il y avait les conflits et la violence de ma mère à la maison et je venais de vivre un avortement. Je n’étais pas heureuse là-bas et je rêvais de »foutre le camp à Montréal seule avec mon sac à dos et ma guitare ». Et c’est ce que j’ai fini par faire. J’avais aussi perdu pas mal de poids à cause de l’avortement et de la dépression. J’ai fait ce premier client deux fois pour avoir de l’argent pour fuir à Montréal.
Mon père m’a rejoint l’année suivante, suite à son divorce. J’ai toujours su que mon père avait été doorman (portier) dans un grand club de danseuses à Montréal avant de revenir travailler à Baie-Comeau et marier ma mère dans le but unique qu’elle lui fasse des enfants. Dans sa table de nuit, il y avait des faux billets de banque avec l’effigie de femmes du Redlight district à Amsterdam. Je savais que mon père avait fait le tour du monde et j’étais la petite fille adorée de papa. À la grande agitation et souffrance de ma mère qui ne recevait aucune attention de sa part.
Je voulais toujours être avec mon père et plusieurs soirs par semaine, on faisait une ballade qui aboutissait pour lui dans l’allée des revues porno de la pharmacie. À ce jour, je me demande toujours pourquoi un adulte n’a jamais rien dit. Moi je me souviens de voir, petite à côté de lui, les pochettes de ces magazines et quelque part, j’ai encodé que c’était ça la femme parfaite selon mon père, celle qui savait naviguer ces codes et ces références-là. Je n’ai bien sûr compris tout ça que bien des années plus tard en thérapie.
J’ai été dans l’industrie du sexe de 16 à 23 ans (la prostitution de 16 à 17 ans, puis danseuse nue de 17 à 23 ans) et mon père a été mon chauffeur une grande partie de ces années. J’en ai maintenant 39 au moment où l’on se parle et je ne lui parle plus depuis 4 ans environ.
J’ai toujours, d’aussi loin que je puisse me souvenir, été exposée et consciente de la »maladie » de mon père qui est accro à la pornographie et à la masturbation, mais tout ça ne m’est revenu que beaucoup plus tard, quand il est venu habiter chez moi avant qu’il n’ait son propre appartement à Montréal. Subtilement et sans que je m’en rende compte, tous mes mécanismes de défense d’enfance pour ne pas l’attraper en train de se masturber s’étaient remis en place, comme de faire du bruit avec mes pas dans les marches d’escalier en montant, de prendre mon temps et de faire du bruit avec la clé dans la serrure quand je rentrais… Sauf que là, sans ma mère pour lui imposer de la honte externe, il ne se cachait presque plus; pochette de film porno loué sur mon siège passager dans l’auto, ne même plus prendre la peine de mettre la vidéo sur pause quand j’appelle… On sortait même dans des soirées fétiche ensemble, chacun dans notre bulle d’ami.e.s à la même soirée mais tout le monde savait qu’on était père et fille. C’est fou comme vie mais j’étais fière et je me sentais cool et subversive.
Mon père n’a jamais eu de comportement sexuel envers ma personne; je ne représente pas ce qui l’attire du tout. Ni envers personne en fait, il n’est qu’un voyeur qui aime regarder un type très particulier de contenu pornographique et se masturber; une sexualité hautement immature au niveau clinique. Il n’a juste eu aucun fucking filtre avec sa fille et a voulu que je sois sa buddy (pote), sa partner in crime (complice), son billet pour des soirées cool et une vie pornifiée dans l’industrie du sexe. Il n’était pas rare qu’il entre avec moi dans le club où j’étais danseuse nue au moment de me déposer, jase avec le doorman, lui serre la main puis parte avant que je sois sur le plancher prête à »travailler », c’est à dire à me rendre sexuellement disponible pour des étrangers.
Je me souviens que, quand j’étais petite, mon père me couchait plus tôt dès que ma mère nous quittait pour aller au bingo–et elle y allait souvent car elle n’était pas heureuse–pour pouvoir mettre ses films porno. Imaginez avoir un mari qui se masturbe plusieurs fois par jour mais qui n’a jamais envie de vous toucher… La souffrance des 19 années de mariage de ma mère, de ne pas avoir été désirée et de voir le désir de connexion qu’elle offrait être remplacé par du porno, de la compulsion et de l’isolement, c’est celle de nombreuses femmes aujourd’hui. Mon père avait des magazines pornos cachés partout dans la maison, même dans ma salle de jeu d’enfant, dans une trappe pour la ventilation du chauffage. Même la porte intérieure de son casier au travail était tapissée d’images porno.
Je dis »maladie » entre guillemets puisque ma « lentille » actuelle, ma grille de décodage informée par le trauma-informed care (le soin tenant compte des traumatismes) me fait voir maintenant toutes les addictions (comportements, substances, troubles alimentaire, j’avancerai même la dysphorie de genre chez certaines personnes), comme un déplacement traumatologique, comme une stratégie d’adaptation face à une souffrance devant laquelle on est si impuissant.e, que, faute de pouvoir adresser directement cette souffrance, cet arrêt dans notre développement, on fait un déplacement vers une chose obnubilante qui nous permet au moins d’avoir du contrôle sur notre ressenti. Je recommande fortement les travaux des Drs. Gabor Maté et Lance Dodes pour mieux comprendre le trauma-informed care appliqué à la compréhension des addictions et bien sûr ceux de Muriel Salmona et d’Ingeborg Kraus pour les traumas de nature sexuelle, la dissociation et la psychotraumatologie de la prostitution.
Pour moi, de me comprendre et surtout de comprendre ce qui ne m’appartenait pas dans mon parcours, de déconstruire au contraire cette idée de choix, ça a été la meilleure chose possible. De comprendre ce qui n’était pas de ma faute m’a libéré : j’ai longtemps vécu avec l’idée que, comme je n’avais personne à blâmer pour m’avoir forcée à entrer en prostitution, j’étais en quelque sorte ma propre abuseuse sexuelle. Je pense que la conviction d’être maître de nos choix peut éventuellement être la plus grande source de souffrance et de refus de changer de « lentille », de grille d’analyse, quand on s’y cramponne. Les femmes qui défendent l’industrie du sexe sont allergiques à l’idée de se percevoir comme une victime; c’est pourtant ce qui m’a libéré de ma culpabilité; de comprendre qu’il y a avait tout un système, un conditionnement et une organisation sociale bien plus grande que moi au-dessus de moi qui facilitait et banalisait tout ça. Que j’étais juste le produit de ma vie.
Je sais que mon père a connu la période des pensionnats au Québec et qu’il a été abusé sexuellement, soit par les curés, soit par les religieuses. Quand j’ai voulu quitter l’industrie du sexe, il m’y a ramenée plusieurs fois quand je manquais d’argent, il m’a dit que je devais aller danser et m’a relancée avec des offres de travail dans des commerces appartenant à ses amis à plusieurs reprises après que je lui ai dit que j’avais besoin de quitter définitivement cette vie. C’est terrible de ne pas vouloir mieux pour sa fille… Mon père a failli à me protéger et à vouloir mieux pour moi.
Il n’y avait personne d’autre autour pour me dire que je valais mieux, que j’étais intelligente et je pourrais faire ce que je voulais dans la vie. Je suis retournée finir mon secondaire vers 23 ans, puis je suis allée directement à l’université en écologie. J’avais besoin de me prouver que j’étais capable d’étudier en sciences. J’ai aussi pris un cours de langue à chaque session et c’est comme ça que j’ai appris l’espagnol et le portugais.
Lorsque je suis arrivée à la CLES (Concertation des Luttes contre l’Exploitation Sexuelle) pour la première fois bien des années plus tard, en état de crise car je n’arrivais pas à couper totalement les ponts avec mon père, j’ai eu la chance d’avoir une intervenante qui a compris que, pour guérir, j’avais besoin de comprendre. Elle a su guider mes lectures et m’a initiée à la méthode d’intervention féministe qu’elle employait avec moi, en toute sororité non-hiérarchique. Le féminisme radical a été une révolution de la pensée pour moi. Du même ordre que le jour où j’ai compris la plus-value (le profit) comme étant du salariat (de la valeur crée) impayée par quelqu’un qui possède les moyens de production. Après l’industrie du sexe, j’ai donné dans l’intellectualité, comme pour rattraper le temps perdu et les failles dans ma confiance en moi, et je tenais un discours du genre »le sexe, c’est primitif ».
Dans l’industrie du sexe, mon énergie de résilience était perpétuellement sollicitée. J’étais écœurée de l’industrie et j’avais toujours tellement mal au dos, à cause des talons haut et du dos cambré/croupe ressortie »sexuellement disponible » que je devais arborer 8 heures par soir. Je commençais à vivre de grandes inconséquences entre les demandes de ma vie d’étudiante le jour et celles de ma vie de danseuse nue le soir. J’étais à bout.
Je ne buvais ni ne me droguais durant toutes ces années, ce qui fait que ma mémoire est très lucide : j’avais trop peur de ne pas avoir toute ma tête. La drogue du viol arrivait dans les bars et j’étais parano. Je buvais de l’eau et recapsulais ma bouteille entre chaque gorgée, puis je la mettais sous ma chaise. C’est un peu tout ça qui m’a sauvée de vivre pire dans la prostitution. Ma paranoïa, ma germophobie, et mes vies très compartimentées. J’allais au club et ne ramenais pas la vie du club dans ma vie à moi.
Ma mère a énormément cheminé suite à son divorce d’avec mon père, elle est allée en thérapie et a pu comprendre la violence qu’elle avait reçue de sa propre mère. Tout le monde dit d’elle qu’elle est maintenant une personne sereine. Nous nous parlons via messenger tous les jours. Je n’ai jamais douté que mon père m’aime profondément, mais il a failli à me protéger, ne manifeste aucune reconnaissance et préfère sa pornophilie à une relation avec sa fille.
FS : Quand tu étais en prostitution, est-ce que tu défendais le point de vue néo-libéral que la prostitution est purement un choix individuel, voire une source d’empowerment? Si oui, pourquoi, et qu’est-ce que tu penses maintenant de cet argumentaire?
VT : Le discours abolitionniste n’existait pas de mon temps et il est normal pour toutes personne vivant une réalité marginale au sein d’une contre-culture de se créer une identité qui la fait se sentir bien. Qui fait du sens. J’ai porté l’identité »travailleuse du sexe » quand je n’étais pas aussi politisée que maintenant. A l’époque, du haut de ma vision à court terme normale et accessible du ici et maintenant, je disais que ça serait mieux et plus sécuritaire si la prostitution était légale. Nous (les personnes prostituées) étions criminalisées à l’époque. Le modèle nordique a été adopté en 2014 au Canada mais la grande majorité des corps policier n’ont pas été formés (encore moins sensibilisés) à sa grille de lecture, ses objectifs et son application.
La proposition de ne décriminaliser complètement que les personnes en situation de prostitution, mais de criminaliser les clients et les proxénètes est révolutionnaire. C’est une révolution de la pensée, avec un objectif #GoalOriented ; la vision d’une société où la demande et les infrastructures qui permettent la revente d’autrui serait réduite n’existait pas de mon temps. On n’en était qu’à la réduction des méfaits, cette « lentille » utile mais à court terme et limitée qui ne juge tellement pas la ‘’travailleuse du sexe’’ qu’elle est vue comme incapable d’envisager un optimal humain (celui de ne pas être prostituée par les hommes). À chaque fois que je rencontre des travailleuses et des travailleurs d’organismes oeuvrant pour la réduction des méfaits (outreach workers), je leur pose toujours la question : est-ce qu’ils demandent aux femmes prostituées qu’ils contactent si elles aimeraient faire autre chose, en sortir ? Et toutes et tous me répondent que non car ils ont l’impression que juste demander ça comporte un jugement de valeur!! On ne peut même pas s’entendre sur un optimal humain de base : ne pas être prostituable. C’est ahurissant ! C’est un gros « fuck you » à la majorité de femmes en situation de prostitution qui veulent en sortir (85-95%).
Je me souviens très clairement d’être debout adossée contre le mur du Dunkin Donut au coin de la Main (St-Laurent/Ste-Catherine à Montréal), à l’époque le quartier redlight de Montréal, avec mes bottes de pute mi-cuisse en vinyle noir, stéréotype Pretty Woman, et de regarder les femmes normales passer devant moi et de me sentir supérieure à elles. De me dire qu’elles ne seraient jamais capables de naviguer cette réalité et les hommes comme je le faisais… Ma « lentille » et toutes mes rationalisations me faisaient sentir »empowered ».
Y’a plein de choses dont je suis encore super-fière durant mon passage au sein de l’industrie. Comme d’avoir réussis à travailler sur la Main sans proxénète à 17 ans, sans consommation ni besoin de drogue. D’avoir eu une marraine de rue qui m’a appris à »travailler », à me protéger, à positionner mon corps de manière sécuritaire par rapport au client… Je suis fière d’avoir réussi à me faire accepter par les autres femmes (j’aurais dit »sex workers » à l’époque) et à me positionner dans une niche de luxe à Montréal alors que je venais de Baie-Comeau et que j’avais été tellement rejetée à l’école et jugée pas désirable.
Une très grande majorité de femmes ont vécu des violences avant leur entrée en prostitution, ça frôle les 80%. Elles ont appris à se dissocier et à switcher leur sensations sur off souvent bien avant leur entrée dans l’industrie. Celles qui défendent le choix et l’identité de ‘’travailleuse du sexe’’ sont– je dois toujours le rappeler–une infime minorité des femmes en situation de prostitution (moins de 5%) et ce sont essentiellement des Occidentales : tu ne trouveras pas une »happy sex worker activist » au Nigeria ! C’est un phénomène bourgeois. Et il y a beaucoup d’hommes qui militent à leurs côtés.
Il est possible d’avancer que, pour plusieurs d’entre elles se disant empowered par la prostitution, celle-ci leur permet de revivre des situations stressantes très proches de leurs traumas initiaux, mais cette fois-ci, elles ont une impression de contrôle et d’en ressortir gagnantes. Surtout si elles jouent le rôle de dominatrice.
Le droit de se prostituer soi-même est déjà protégé par la loi, alors on parle de quoi là? Moi je ne veux plus rien entendre du lobby pro-prostitution. On a essayé la légalisation dans pleins de pays et ça ne rend mesurablement pas la prostitution meilleure, ça la rend plus systématique : il n’y a que dans un beau bordel légal que tu peux avoir plus de 20 hommes qui te passent dessus chaque soir. Légitimer les clients et les pimps, c’est just fucking non.
Le terme « traumatophilie » a même été avancé par les psychotraumatologues pour expliquer la prostitution « choisie », et j’adhère à cette analyse. Avec les cycles de rush d’adrénaline causé par le stress et le danger suivis d’endorphine et d’argent, on a un cocktail traumatophilique parfait et indéfiniment répété.
Dès qu’on les laisse parler un peu de leur enfance, plusieurs des »happy sex workers » rapportent elles-mêmes avoir été abusées et leur conclusion est que »si les hommes leur ont toujours pris ça gratuitement et sans permission quand elles étaient jeunes, au moins cette fois-ci, elles ont le contrôle, elles se font payer et en ressortent gagnantes ». Nos esprits de femme sont colonisés et, dans cette approche, on reste dans les codes de référence qui nous sont familiers. Le tout accompagné de la conception profondément ancrée que les hommes sont comme ça et seront toujours comme ça. Il faut se sortir de cette vision sordide, pessimiste et triste du monde !
C’est dur de s’en sortir quand ça a été notre seule normalité pendant longtemps. À quoi bon savoir naviguer ces codes de références pornifiés dans le vrai monde? Ça ne sert à rien sur un CV de savoir marcher avec prestance et équilibre sur des talons de 8 pouces… Il n’y a pas de compétences propres aux »fonctions et tâches » de la personne prostituée qui soient transposables à un autre emploi dans le vrai monde; au contraire, quand on en sort, on doit guérir notre relation à l’argent, à la valeur, à nous-même et aux hommes. Et de quel »métier » dit-on »en sortir » de toute façon ?
FS : Tu dénonces l’emploi de l’expression « travail du sexe ». Qu’est ce qui te gêne dans cette expression?
VT : C’est pourtant si évident que ce n’est ni un travail, ni du sexe. Si on prend la peine de tenter d’appliquer le code des normes du travail à la prostitution, un exercice que la survivante Shanie Roy s’est appliquée à faire dans un article publié dans une revue universitaire, l’absurde et la gymnastique mentale nécessaire sautent aux yeux à quiconque ne tente pas de sauver cette industrie à tout prix. Et si votre sexualité ne consiste qu’à abdiquer votre propre désir pour vous mettre à la disposition du désir de l’autre, j’ai pitié de votre sexualité! Et de celle d’une majorité de femmes de par le monde.
Je me souviendrai toujours de cette jeune femme qui était venue me voir, très ébranlée après une conférence que j’ai donnée dans un collège avec la CLES, la formule « une intervenante féministe et une survivante » étant un modèle de sensibilisation éprouvé. Elle m’avait prise à part pour me demander si le fait que son conjoint lui demandait du sexe en échange de son retard de loyer et de factures qu’elle n’arrivait pas à payer, comptait pour de la prostitution ? Oui ma belle, c’en est… Et dans ce monnayage intime, sa souffrance était évidente. Elle n’avait juste jamais pu le nommer ainsi, elle en était au point de se demander si elle était asexuelle.
Ce point de vue risque d’être controversé mais pour moi, tant qu’une personne a une sexualité traumatique ou opère à partir de traumas antérieurs non adressés, elle ne peut pas vraiment savoir si elle est »asexuelle » ou en réaction normale au trauma. Je n’ai jamais d’ailleurs rencontré de personne se disant asexuelle qui n’avait pas un profil de trauma et une relation au corps qui avait été aliénée par autrui. Ça se manifeste aussi souvent en dysphorie des caractéristiques sexuelles chez des femmes traumatisées qui écraseront leurs attraits et voudront les faire disparaître.
VT : Tu as écrit « l’opinion d’une femme « coincée dans la prostitution sur la prostitution « n’est pas aussi éclairée (insightful) que celle d’une femme qui en est sortie et qui a reconstruit son identité hors du service aux hommes ». Peux-tu nous expliquer pourquoi, à ton avis, l’opinion d’une femme sortie de la prostitution est plus éclairée que celle d’une femme qui est engagée activement dans la prostitution?
VT : Je comprends bien que ça puisse être interprété comme condescendant mais la croissance personnelle et l’évolution n’ont-elles pas un sens, une chronologie, un but vers lequel on chemine? De l’incompréhension vers plus de compréhension, de manquer de soutien à réussir à bien s’entourer, du désordre vers plus d’ordre, de l’aliénation et de la déconnexion de soi vers une reprise de pouvoir sur soi et ses objectifs de vie propre ? Une personne n’a-t-elle pas accès à plus d’outils pour se comprendre avec un accompagnement professionnel compétent, avec des lectures édifiantes, par des contacts avec d’autres survivantes qui partagent des conclusions tirées de leur parcours et durement acquises ?
La parole d’une femme en situation de prostitution est absolument valable pour elle-même et pour décrire ce qu’elle vit, quelle compréhension elle a de sa situation et ce dont elle pense avoir besoin dans l’ici et maintenant, mais elle n’a pas encore accès à toutes ses sensations, le trauma ne l’a pas encore rattrapée, elle n’a pas encore dû se reconstruire et se recréer une identité après la prostitution. J’irais même plus loin; tant que l’argent rentre, ça nous biaise et ça nous rend incapable de nous reconnaître comme victimes, encore moins de travailler pour nos sœurs vers la disparition (weaning out) de cette industrie mortifère.
Veut-on l’opinion d’une femme battue qui vit toujours avec son conjoint violent pour savoir comment sortir d’une relation toxique quand elle-même n’arrive pas à en reconnaître la toxicité et est toujours avec lui ? Veut-on l’opinion d’une personne avec une aiguille dans le bras pour savoir comment on se sort de la relation à l’héroïne et quel cadre législatif on devrait mettre en place ? Bien sûr que non. Nous voulons l’opinion de la personne qui en est sortie, qui a cheminé et a vécu les embûches de devoir se reconstruire. Celle qui peut nous informer des ressources et de l’approche dont elle aurait eu besoin, et qui manquait.
Le problème est que l’on ne reconnaît pas au niveau sociétal que la prostitution n’est pas un optimal humain et qu’elle est de l’exploitation. Point barre. Même dans des draps de satin, même à 300$, à 1000$ la passe… Cumulativement, dans le corps d’un être humain (oui oui, les femmes sont des humaines), il n’y a pas de bonne prostitution. On ramène toujours le débat au niveau du choix de la femme au lieu de se questionner sur le supposé droit des hommes de monnayer ce consentement. Encore une fois, je le répète, son choix à elle de se vendre est protégé par la loi. Les journalistes utilisent presque tous l’expression ‘’travailleuse du sexe’’ qu’ils croient plus polie que « prostituée ». Même les images qu’ils utilisent dans presque tous leurs reportages montrent toujours des jambes de femmes. Pourquoi ne pas montrer des mains d’hommes qui tendent de l’argent? Pourquoi le clients prostitueurs sont-ils toujours effacés de l’esthétisme de la prostitution ? Les médias, de Pretty Woman à la manière dont les news parlent de la prostitution, nourrissent et formatent la psyché collective.
La prostitution n’est PAS la conséquence des choix des femmes mais bien de celui des hommes de nous faire plier, de nous rendre disponible, de nous acheter. Il n’y a pas grand’chose de plus sordide que de la prostitution de fin de mois, quand une femme le fait par urgence, pour ne pas perdre le peu qu’elle a ou pour subvenir aux besoins de ses enfants. Qui y-a-t-il de plus sordide et de plus banalisé socialement? Pourquoi se fout-on que des femmes soient prostituées (dans le sens de quelque chose qu’on leur fait) par des hommes?
Je me souviens malheureusement trop bien de ce client qui habitait juste au coin de la rue où on se prostituait et qui ne sortait nous réclamer des passes que quand il y avait un froid d’enfer et que nous ne faisions pas d’argent. Il savait bien que l’une d’entre nous accepterait de faire la passe à 100$ pour seulement 40$ car nous étions toutes gelées et nous avions besoin de faire au moins une passe pour prendre le taxi et rentrer à la maison. Le salaud le savait trop bien. Il nous VOYAIT souffrir du froid et de la pluie et faire pitié depuis sa fenêtre, puis sa bite allait « magasiner » (faire du shopping). La prostitution ne fabrique pas des hommes bons.
Durant la Marche mondiale des survivantes 2019 en Belgique, j’ai su que certaines des vitrines dans ce pays pouvaient coûter aux femmes jusqu’à 250$ Euro PAR JOUR… Vous imaginez le nombre de clients gratuits qu’une femme doit faire chaque jour juste pour couvrir ça? Je suis certaine que ces passes feront partie de ce qui la hantera le plus une fois sortie de ce défilé de bitards à servir sans fin. J’avais beau être préparée à l’idée que j’allais voir des femmes dans des fenêtres en Belgique, ça demeure une des choses qui m’a le plus affectée. Le sentiment d’impuissance que j’ai vécu à ne pas pouvoir les mettre en garde de tout ce que je sais maintenant m’a fait pleurer ma vie le reste de cette journée. J’ai eu un mental breakdown.
Même le focus sur le supposé choix sans contrainte des femmes nous épuise et nous empêche de parler de ce qui se passe vraiment. Au départ, il y a le chemin de vie et le conditionnement sociétal qui nous rend capable d’accepter un monnayage anormal de notre consentement sexuel. À l’idée de se faire toucher sexuellement par un étranger, la réaction normale de n’importe quelle femme est le recroquevillement spastique de dégoût, un gros ‘’yark’’ spastique.
Quand j’étais en prostitution, je n’avais aucunement accès à l’information, à la perspective et surtout au calme auquel j’ai accès maintenant que j’ai des années de sortie derrière moi. La prostitution, même si je n’en étais pas consciente à l’époque, me maintenait à un niveau de stress et d’exposition au danger très élevé par rapport à une vie normale. Je devais en plus écraser beaucoup de mes réflexes normaux (peur, aversion du risque, dégoût, beaucoup de dégoût…).
Les gens qui vantent la prostitution comme un travail comme un autre demandent à la société de célébrer la capacité de dissociation des femmes comme une qualité, comme un talent spécial, au lieu de la voir comme un mécanisme de défense et d’adaptation au trauma, ce qu’elle est cliniquement. Être pro-travail du sexe en 2019, c’est au mieux un mécanisme de défense qu’une personne en situation de prostitution à besoin de mettre en place, une illusion dans laquelle elle a besoin de croire, au pire le message que le lobby pro-prostitution veut absolument que la société gobe. Parce que son libre jeu et sa pérennité en dépendent.
Une autre bêtise pas possible que j’entends de plus en plus est que certains disent ne pas avoir d’opinion sur la prostitution car ils se disent »non-concernés »… C’est insupportable et tellement paresseux intellectuellement. C’est ne pas comprendre que si la prostitution est tolérée et régulée, ça rend TOUTES les femmes prostituables … Et tous les hommes virtuellement prostitueurs? Tout le monde est capable de comprendre ce qu’est et ce que cause la prostitution. Le féminisme radical place les intérêts des femmes en tant que classe au centre de son analyse et de sa déconstruction du patriarcat et du capitalisme, et le fait sans demander la permission, sans inclure l’opinion des hommes. Ces personnes »non-concernées » (nous on les appelle des ni-ni; ni pour, ni contre…) se désolidarisent ainsi de toutes les femmes et de la responsabilité d’empathiser et de réfléchir. Pire, ils n’écoutent que la parole des très bruyantes et publiques »happy sex workers » qui ne représentent même pas 5% du panorama prostitutionnel. Et on a beau expliquer que toutes les études démontrent que la majorité (entre 85 et 95%) des femmes en situation de prostitution disent vouloir en sortir si on leur demande vraiment, mais disent aussi ne pas savoir comment… Mais ce que les survivantes abolitionnistes, leurs allié.e.s et les psychotraumatologues ont à dire est nettement moins sexy que les lunettes roses que vendent le lobby pro sex-work’’, que nous préférons renommer le lobby pro-proxénète par honnêteté intellectuelle.
(à suivre)
Les opinions exprimées par les auteur-es ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction
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