INTERVIEW DE FRANCOISE SOLDANI
Par Francine Sporenda
Françoise Soldani a fait ses études universitaires à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, puis à la Sorbonne, où elle a étudié les questions ayant trait à l’égalité entre les femmes et les hommes, et les études de genre. Elle dispense des formations ayant trait à ces questions ainsi que la sociologie de la famille et des modes de vie au sein de différentes structures. Elle a publié « La Voix des femmes » (Éditions Le Bateau ivre).
FS : Dès la naissance, les parents traitent les bébés filles et les bébés garçons différemment. Peux-tu nous expliquer ce qu’est la socialisation différenciée des sexes »?
FSP : La socialisation est un processus qui permet d’intérioriser des normes et des valeurs transmises par différentes instances de socialisation (famille, école, groupe de pairs) et des agents périphériques de socialisation (médias, publicités, jouets, vêtements…) et de s’intégrer dans le monde social. C’est un processus d’entrée en société qui commence dès la naissance, par la socialisation primaire.
Tout comme la socialisation est différenciée selon le groupe social auquel on appartient, elle est différenciée selon le sexe, cela signifie que les filles et garçons sont soumis.e.s à des normes et des valeurs genrées, qui naturalisent des différences entre filles et garçons, au nom de leur appartenance sexuée.
Par exemple, dès la naissance, les pleurs des bébés ne sont pas interprétés de la même manière, ni par les parents ni par les professionnels de santé. Les pleurs des filles sont souvent assimilés à du chagrin, du mal-être, les pleurs des garçons à de la colère, de la force de caractère. Les parents qui ont eux-mêmes intégré cette pensée de la différence vont transmettre des stéréotypes descriptifs « Les filles sont calmes, les garçons sont turbulents » et des stéréotypes prescriptifs « Les filles doivent être discrètes, les garçons doivent s’affirmer ». Les habitus transmis aux filles et aux garçons les préparent à avoir des comportements, des goûts, des rôles qui sont attendus et qui déterminent ce que doit être une fille, ce que doit être un garçon.
FS : D’après ce que j’ai lu, les enfants et les adultes intérioriseraient profondément les stéréotypes genrés –au point de douter de ce que voient leurs propres yeux si ce qu’ils voient contredit ces stéréotypes. Peux-tu commenter?
FSP : Les stéréotypes véhiculent des normes sociales, qui en matière de socialisation différenciée sont des injonctions de genre. Ces normes sociales sont non seulement attendues, mais valorisées et elles font consensus, car elles permettent à l’ordre sexué de se reproduire. Faire le constat qu’un stéréotype ne correspond pas à la réalité, c’est aller à contre-courant de ce que la socialisation a transmis. La socialisation permet de faire société, et les stéréotypes fortement ancrés par les socialisé.e.s sont légitimés par le groupe social, ils disent ce que doit être un homme, une femme. Le constat d’erreur est très inconfortable socialement, car c’est courir le risque de se mettre hors société, hors appartenance au groupe, et hors appartenance sexuée légitimée. Dès lors, l’erreur ne peut pas venir du groupe social qui d’ailleurs rappelle très vite à l’ordre, elle ne peut venir que de l’individu.
FS : Dans les réunions féministes mixtes, les hommes pro-féministes, bien qu’ils prétendent être dans une démarche égalitariste, continuent à interrompre les femmes, à parler à leur place et plus longtemps qu’elle. Est-il difficile de déconstruire cette socialisation genrée, et de s’en débarrasser? Pourquoi?
FSP : Il est difficile de déconstruire la socialisation différenciée, car elle s’inscrit dans le jeu social et dans ses règles, ainsi que dans un entremêlement de dominations et d’injonctions de genre. Il faudrait pouvoir travailler sur ces stéréotypes dès la naissance et sans relâche, et bien sûr être conscient.e.s de ce qui rend une socialisation indifférenciée ardue. Comme l’analyse la politiste Armelle Le Bras-Chopard, c’est l’homme en tant qu’humain, mais aussi en tant que mâle qui se définit comme le point d’ancrage du fonctionnement social, et l’organisation sociale est construite autour de cette référence masculine. Cela explique que même en présence d’hommes pro-féministes, une forme de domination se recompose, dans le temps de parole, la prise de parole intempestive et le mansplaining, car nous sommes confronté.e.s à un fonctionnement dominant légitime socialement et historiquement. On en finira avec la socialisation différenciée lorsqu’on sera clairvoyant.e.s sur ce qui rend l’égalité réelle impossible. La bonne intention ne suffit pas pour fonder une démarche égalitariste, sans une pensée construite sur les rouages de la hiérarchie entre les sexes, c’est la pensée de la différence, donc de la supériorité d’un sexe sur l’autre qui continue.
FS : Certaines personnes (Peggy Sastre) pensent que ces comportements différenciés selon les sexes ont une base biologique (sont « naturels »), que réponds-tu à ça?
FSP : Depuis les années 2000, un réseau international en neurosciences, Neurogendering, travaille et publie sur les questions liées au genre. Les représentant.e.s des différentes disciplines, neurobiologie, philosophie, biologie, sociologie des sciences, psychologie en attestent : ce qui diffère dans les fonctions du cerveau entre les garçons et les filles, ce sont les fonctions qui contrôlent la reproduction. Chez les filles et les garçons de 0 à 3ans, les études montrent que leurs fonctions cognitives sont semblables (mémoire, attention, intelligence, repérage dans l’espace, raisonnement…). C’est l’environnement qui agit sur ces capacités innées. Les observations de terrain, les travaux montrent par exemple que les garçons font davantage l’objet d’interactions physiques, les filles de communication verbale. Les garçons vont pouvoir développer des compétences spatiales, analytiques et les filles des compétences verbales et de communication. L’esprit de compétition est sollicité chez les garçons, beaucoup moins chez les filles. Il n’y a rien de biologique dans le conditionnement et la naturalisation des aptitudes, des goûts, des dispositions d’esprit, c’est un leurre. À ce titre, il a été proposé à des professionnel.le.s de la petite enfance d’être filmés dans leur quotidien auprès des enfants. Toutes et tous disaient traiter indifféremment filles et garçons. Il s’est avéré que les garçons étaient davantage sollicités pour des activités motrices, les filles pour des jeux calmes, les garçons incités à ne pas pleurer « parce qu’un chevalier, ça ne pleure pas », les filles complimentées pour leurs vêtements… » Ces normes sont peu à peu intégrées et décrétées naturelles, or les compétences et les centres d’intérêt n’ont pas de sexe.
FS : J’ai lu une interview intéressante qui soulignait que nos représentations du biologique sont aussi socialement construites (les récits donnés de la fécondation ovule/spermatozoïde qui racontent cette rencontre selon le schéma « Belle au bois dormant »: l’ovule, immobile, tranquille, passif attend tandis que le spermatozoïde nerveux, mobile nage vigoureusement vers lui). En fait, c’est faux scientifiquement, l’ovule n’est pas du tout passif. Que penses-tu de cette notion de nos représentations de ce qui est « naturel » comme socialement construites?
FSP : Le « naturel » et ses interprétations sont élaborés par le système de pensée humain. C’est justement parce que les humains sont capables de penser que le « naturel » répond à une interprétation et à une vision du monde qui naturalise et légitime la hiérarchie entre les sexes. Le biologique n’échappe pas à la construction sociale, et aux interprétations hasardeuses. Au début du vingtième siècle, des médecins anatomistes (des hommes) avaient conclu que le cerveau des hommes pesant en moyenne 150 grammes de plus que le cerveau des femmes, les hommes étaient plus intelligents que les femmes. En réalité, c’est la qualité des connexions entre les cellules nerveuses qui régit les capacités cognitives, pourtant cette idée de supériorité naturelle, socialement construite, perdure même dans les milieux scientifiques. La représentation du « naturel » est socialement construite, car elle permet de véhiculer le mythe d’un ordre sexué incontournable, car voulu par la nature, et le mythe a pour finalité d’immobiliser le monde.
FS : Il y a à droite une tendance à systématiquement naturaliser les comportements assignés aux femmes et aux hommes socialement. Pourquoi les idéologies de droite cherchent-elles systématiquement à naturaliser les différences de comportement entre les sexes et sont même obsédées par ces différences? On dirait qu’ils ont peur que les différenciations sexuelles disparaissent. Pourquoi cette peur de l’indifférenciation sexuelle?
FSP : Les idéologies de droite conservatrices, naturalistes et religieuses érigent la pensée de la différence entre les sexes comme étant voulue par la loi divine et par la nature. L’ordre sexué serait le fondement du monde et des sociétés, dont l’organisation sociale et politique reposerait sur la différence entre les sexes. L’indifférenciation sexuelle–et on l’a vu lors des débats et manifestations contre le mariage pour les personnes du même sexe–mettrait en péril l’organisation sociale et l’hétéronormalité. En effet, revendiquer l’indifférence aux différences, c’est ne plus vouloir de la hiérarchie entre les sexes et d’une idée de complémentarité qui légitime cette hiérarchie. C’est une remise en question de la domination masculine, et l’histoire en témoigne, elle suscite chez ses opposant.e.s une peur viscérale des avancées de l’égalité, de l’émancipation des femmes, et des mêmes droits pour tous et toutes, quelle que soit l’orientation sexuelle. Ne l’oublions pas, les premières grandes victoires des féministes ont eu pour réponse les masculinismes des idéologies fascistes et nazies dans les années 30, et la volonté de maintenir le patriarcat en position de force.
FS : Au XIXème siècle, les hommes disaient que les femmes étaient incapables de faire des études supérieures, leur cerveau trop faible et trop petit le leur interdisait. Certain-es croient encore que les hommes réussissent mieux en maths que les femmes pour des raisons génétiques. Comment s’explique une telle différence (disparue dans des pays scandinaves) selon toi?
FSP : L’idée d’un déterminisme biologique des compétences qui prédisposerait les hommes aux maths perdure. En France, le CNRS compte dans ses rangs environ 16 % de mathématiciennes pour 84 % de mathématiciens. Dans les universités ce n’est guère mieux. Contrairement aux pays scandinaves, il n’y a pas un réel engouement pour une pédagogie neutre en France, qui est un projet politique et qui s’attache fermement à barrer la route aux injonctions de genre et aux préjugés. Au contraire, cette pédagogie suscite de fortes réactions toujours animées par la crainte de la confusion entre les sexes. Les croyances essentialistes ont la vie dure au pays des Lumières, car nous avons pour héritage le mythe de la complémentarité des sexes, source d’asymétrie entre hommes et femmes, et d’une place subalterne pour ces dernières. Nous en revenons toujours à une vision androcentrée de la société, qui attribue le concret, la logique et l’esprit scientifique à la nature des hommes au nom de la naturalisation des compétences.
FS : Les parents et la société admettent assez bien qu’une fille (dite « garçon manqué ») adopte des comportements et des activités de garçon–jouer à des jeux vidéos, pratiquer certains sports–mais très mal qu’un garçon adopte des comportements et des activités de fille –prendre des cours de ballet, jouer avec des poupées, etc. Comment analyses-tu cette différence de traitement? Pourquoi cette peur sociale du « garçon efféminé »?
FSP : La peur sociale du « garçon efféminé » est liée à la peur et au rejet de l’homosexualité. La médecine a longtemps considéré qu’un garçon « efféminé » souffrait d’une pathologie, son développement était inachevé, donc féminin. Nous sommes passés du registre de la pathologie médicale au registre de la pathologie sociale, même si la France a dépénalisé l’homosexualité en 1982, les craintes demeurent. Elles révèlent la peur que l’homosexualité fait peser sur les valeurs des sociétés qui défendent une conception hiérarchisée de la sexualité. Cette conception est construite sur l’hétérosexualité, et les comportements sociaux fondés sur la différence entre les sexes. Un garçon aux goûts et comportements dits de fille prend une posture d’infériorité, car ce qui est attribué aux filles relève du registre de l’infériorité. On ne parle jamais de « fille manquée ». C’est toujours la peur de la confusion entre les sexes qui revient et la crainte pour la position dominante du masculin.
On peut remarquer que cette crainte sociale ne concerne pas ou peu les filles qui ont des jeux ou des comportements attribués aux garçons. Dans un contexte de domination masculine, il y a un traitement différent de la transgression de la norme de genre. Ce qui est attribué aux garçons, d’une part est valorisé, et d’autre part ne menace pas leur position dominante.
FS : Des mères disent que leurs fils ne seront pas de petits machos parce qu’elles les éduquent de manière féministe. Est-ce que l’éducation non sexiste donnée par une mère peut contrer efficacement cette socialisation différenciée transmise par l’ensemble de la société?
FSP : Les mères peuvent agir sur la socialisation primaire de leurs fils de manière non sexiste, mais cela ne suffira pas à déconstruire l’ordre sexué et la domination masculine. La socialisation secondaire qui dure tout au long de la vie fait intervenir d’autres instances de socialisation (environnement scolaire, professionnel, religieux, sportif, groupes de pairs) et s’inscrit dans un contexte social où la pression normative existe. Il y a également plus d’intérêts à être du côté des dominants que des dominées, même si on a eu une mère féministe, et les exemples d’hommes élevés par des femmes féministes qui sont sexistes et machistes ne manquent pas.
L’éducation individuelle, par le biais d’une socialisation non sexiste ne peut pas, à elle seule, s’opposer au socle du sexisme et des multiples formes de domination des hommes envers les femmes. Il faudra bien plus que de bonnes intentions éducatives féministes, même louables et nécessaires, pour en finir avec le patriarcat et sa recomposition permanente. C’est d’un projet de société féministe dont nous avons besoin.
Les opinions exprimées par les auteur-es ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction
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