INTERVIEW DE CHRISTINE DALLOWAY

1ère partie : quand la vulnérabilité rencontre la porn culture

 

La prostitution dans les quartiers populaires est abordée régulièrement dans la presse, comme un fait divers, sans véritable analyse systémique. Révolution Féministe tend le micro à Catherine Goldmann et Frédéric Boisard de la Fondation Scelles pour avoir leurs avis sur un phénomène récent et terrible.

 

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CD : Les jeunes filles issues des quartiers populaires qui se prostituent sont pour la moitié environ des mineures qui semblent avoir un rapport très détaché à leur corps, elles ne réalisent pas ce qui leur arrive, y sont comme indifférentes, sont souvent consentantes au départ. Comment expliquez-vous cela ?

FB : Nous, on voit ça de loin, avec nos yeux d’adultes. On n’appartient pas à cette génération-là, c’est difficile de se mettre dans leurs têtes. On a notre vision, nos constructions sociales à nous.  Et ce qu’on voit avec du recul, c’est une société hypersexualisée. Les images,tous les outils culturels (ou qu’on appelle culturels) dont on nous abreuve,cette espèce d’orgie de télé-réalité, tout fait croire que le but de la vie ça peut être la célébrité. Je pense qu’il se joue quelque chose de cet ordre aujourd’hui auprès des jeunes, dans leur rapport à la vie, dans leur rapport à la société et à l’échelle sociale… On assiste à une accentuation de la pauvreté en France, en tout cas des écarts sociaux entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Dans ce contexte, la prostitution peut être perçue par ceux qui n’ont pas  comme un moyen d’accéder à des biens matériels, d’une manière dont on se dit qu’elle est rapide et plus facile qu’une filière scolaire normale où il faut faire des efforts pendant des années pour réussir. Quand vous voyez que la télé vous dit que c’est comme ça qu’il faut faire, que la presse vous dit que c’est comme ça qu’il faut faire et que finalement, globalement, on pourrait croire qu’il n’y a pas de danger dans tout ça, et bien on y va. Après je pense qu’il y a d’autres explications, certainement, je ne suis pas exhaustif dans ce que je dis, mais moi je le vois comme ça, en tout cas aujourd’hui.

CG : C’est vrai qu’on a un regard d’adulte, et qu’il est difficile de comprendre ce qui peut leur traverser l’esprit. On n’a pas des discours qui leur correspondent. Donc comment comprendre ce détachement ?  Et le poids de l’argent évidemment, parce que c’est vrai que les médias ont ce côté hypersexualisé, etc… Mais il y a aussi cette espèce d’impact de l’argent et que sans l’argent de toute façon, on n’arrivera à rien, qu’il faut de l’argent et qu’il faut les produits à la mode, et que pour l’obtenir finalement tous les moyens sont bons, il y a un pas qui se franchit comme ça.

FB : J’ajoute aussi qu’on n’a pas affaire à un ensemble homogène, tous les jeunes n’ont pas recours à la prostitution, les situations sont très diverses. Certains jeunes, filles et garçons, sont en mesure de réfléchir par eux-mêmes et d’avoir du recul, en tout cas de se construire aussi par rapport à ça et de faire la différence entre un porno et la vie, par exemple. Je pense justement par rapport au porno qui est omniprésent, à travers internet et à travers tous les outils de communication qu’on utilise à longueur de journée, et à fortiori les jeunes générations encore plus que nous puisqu’ils grandissent avec, je pense que même malgré ça, on peut avoir du recul. On peut aussi compter en partie sur eux pour avoir ce recul. Ils ne vont pas tous tomber dans le panneau de la réussite sexuelle sociale qui dit : « Il faut que je baise comme ça pour être un grand garçon. » Je pense que ce sera très dur d’interdire le porno parce que les lobbys sont encore plus forts que ceux qu’on a combattus par rapport à cette loi, pour l’industrie du sexe. De manière globale, on aura du mal en France à mon avis à interdire le porno, en tout cas aujourd’hui, je ne vois pas comment, en revanche ce qu’on peut faire c’est leur parler, et on ne le fait pas assez. Un volet de la loi d’avril 2016 prévoit des actions de prévention et de sensibilisation sur le thème « Qu’est-ce que c’est qu’une relation consentie ? Qu’est-ce que c’est qu’une relation saine entre deux personnes ? » Voire plus à la limite, pourquoi pas. Sur tout ça, il faut échanger avec eux, ça va aider, quand je dis qu’il faut compter sur leur propre réflexion, c’est bien aussi de leur donner des outils pour l’avoir cette réflexion-là et ça on ne le fait pas assez. C’est aussi ça qui peut faire que cette loi pour laquelle on s’est battus pourrait être un échec, c’est que finalement les mentalités n’évoluent pas dans le sens où nous on le souhaiterait, et donc pour ça et bien il faut dialoguer. Après, la réflexion vient d’eux : « Je te donne les outils, je te dis ce que ça peut impliquer d’acheter quelqu’un, de violer quelqu’un, d’avoir une relation avec quelqu’un par l’argent, ou par autre chose. Maintenant à toi de voir si tu veux quand même participer à ça, si tu veux quand même alimenter ce cycle infernal de l’exploitation. » Il faut leur parler, ça vaut le coup, et leur dire : « Les relations, ce n’est pas comme dans un film porno où les relations sont ultra violentes, où les femmes sont toujours exploitées. Ce qui compte, ce n’est pas la performance, mais plutôt le bien-être de deux personnes. » Voilà, c’est ça aujourd’hui qui peut faire qu’il y a de plus en plus de mineurs impliqués dans la prostitution.

 

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CG : Il y a quand même dans le phénomène, de manière globale, une dimension de manipulation des jeunes. C’est-à-dire que tout commence probablement par un jeu de séduction comme les lover boys aux Pays-Bas. Les lover boys sont plus âgés peut-être que les petits proxénètes qu’on a en France, ils peuvent avoir la trentaine, il y a un effet de séduction d’un homme plus âgé sur une adolescente qu’on n’a peut-être pas en France, mais il y a quand même la séduction au départ. Donc tout commence dans la douceur, dans quelque chose de sympathique et après ça tourne mal. La deuxième saison de « Top Of The Lake » (série écrite par la réalisatrice Jane Campion), qui raconte l’histoire d’une jeune ado amoureuse d’un proxénète en Australie, montre très bien  la façon dont il l’amène progressivement à accepter l’idée qu’elle pourrait se prostituer. Tout est dans la manipulation, il n’y a pas de violence.

CD : Quel est le profil-type de ces jeunes femmes (rupture familiale et scolaire, etc.) ?

CG : Rupture familiale, des jeunes filles en fugue, à un âge d’adolescence, de fragilité, de vulnérabilité qui font d’elles des proies faciles.

FB : J’ai participé à la commission organisée par le député Mustapha Laabid sur la prostitution des mineurs en France, il y avait plusieurs directeurs et directrices de foyers de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), qui étaient désemparés face à l’ampleur du phénomène : il y a de la prostitution de mineurs partout, y compris dans des foyers de l’ASE, dans les établissements scolaires, et, sans tomber dans le systématisme évidemment, cela semble très répandu. En face, Et aujourd’hui il n’y a pas assez de moyens pour aider les travailleurs sociaux et aussi, des résistances énormes. C’est un sujet qui a encore beaucoup de mal à entrer dans la tête des milieux de l’éducation. Il y a du déni, il y a des réactions du type « Je ne m’en rends pas compte », ou « Je ne veux pas en parler parce que je ne veux pas que mon établissement ait une sale réputation». Pourtant, il y a de plus en plus de témoignages d’infirmières scolaires, ou d’éducateurs spécialisés sur ce que nous appelons de la prostitution (mais qu’eux n’appellent pas comme ça), qui est liée à des échanges économico-sexuels. Ça commence par : « Je vais faire un selfie, je vais montrer ma poitrine, en échange tu vas me filer je ne sais pas quoi… » Et puis on passe à un autre stade, c’est une porte d’entrée. Après, n’oublions pas que derrière tout ça, il n’y a pas que de la prostitution qui se construit dans ce rapport-là, il y a aussi les réseaux, tous les rabatteurs, tous ces gens sont là, dans les affaires de prostitution de mineurs par exemple qui concernent les plateformes internet, où il y a des photos avec des annonces, comme c’est le cas avec l’affaire Vivastreet dans laquelle la Fondation Scelles est partie civile. C’est un papa qui a retrouvé sa fille en photo sur un site comme ça. Ces photos-là sont rarement postées par les gamines, elles sont postées par des tiers, c’est-à-dire le réseau. Quand je dis réseau, ça peut être le gros réseau oui, mais ça peut aussi être la famille, souvent le petit copain, c’est lui qui va poster la photo. Là on est clairement dans l’organisation de la prostitution. Donc tout comme on constate un rajeunissement des victimes, on assiste aussi à un rajeunissement des auteurs. Dans les dernières affaires, on n’a pas que des jeunes filles prostituées mineures, on a aussi des proxénètes mineurs, avec en partie la même inconscience. En revanche ce qui me pose encore plus problème, c’est qu’il y a quand même des gens pour acheter, sinon il n’y aurait pas tout ça. Où faut-il taper ? On le sait, on ne le fait pas. Il y a des gens que ça intéresse, les mineurs… Vous postez une annonce avec un mineur sur le web… Nous, (la Fondation Scelles) on a fait une expérience comme ça : on a publié une fausse annonce de prostituée sur un site mais on ne sous-entendait pas qu’elle était mineure ; au bout de 24 heures on avait déjà des demandes, demande de prestations, demande de tarifs… Il y en a eu beaucoup. Il y a même des types qui donnaient leurs adresses… On peut s’y attaquer si on le veut, mais il faut s’en donner les moyens.

CD : Vous pensez qu’il y a un manque de volonté politique de s’en prendre aux clients de la prostitution des mineurs ? Ou est-ce un échec des politiques actuelles ?

 

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FB : Ce n’est ni tout à fait l’un ou l’autre.

CG : Quand la police fait une enquête, elle est axée sur le démantèlement d’un réseau plus que sur la question du client, elle n’a pas les moyens de s’occuper de tout.

FB : Je ne pensais pas à une absence de volonté politique, il faudrait que nous les associations on mette plus de pression.

CD : Pourtant beaucoup d’associations se battent sur ce sujet, il y a des informations qui remontent du terrain…

FB : J’ai participé à une audition sur la pénalisation du client, organisée par la Mission Interinspection de l’IGAS, chargée de l’évaluation de la loi du 13 avril  Et il m’a semblé lors de cette audition que les inspecteurs n’avaient pas pris conscience de l’ampleur du phénomène de la prostitution des mineurs. Ils savent que le phénomène existe. Mais ils n’ont pas idée des moyens qu’il faudrait mettre en œuvre pour lutter contre ça.

CG : Il y a peut-être aussi un cliché, très présent dans les esprits, c’est que la « vraie prostitution », c’est la rue.  Ce qui se passe ailleurs n’est peut-être pas forcément associé à la prostitution.  Là, il y a quelque chose à faire évoluer. Le fait d’utiliser des mots différents suggère des réalités différentes. Quand les médias parlent d’escorting, ils diffusent l’idée qu’il existe autre chose que de la prostitution, qu’il y a de l’escorting, si on commence à faire des distinctions, effectivement pour les jeunes c’est aussi différent, pour eux ce n’est pas de la prostitution. Pareil pour les jeunes garçons proxénètes : ce n’est pas du proxénétisme, c’est une sorte de marchandage abstrait.

Et puis, au cours des procès de prostitution de mineures, on a quand même parlé parfois du « consentement » des jeunes filles. Cela ne devrait même pas se poser en ces termes, mais l’idée de consentement revient périodiquement, comme si ça excusait tout le reste et que cela justifiait un certain silence. Là aussi, il y a quelque chose à faire évoluer.

CD : Les proxénètes de cités sont souvent très jeunes (12, 6% sont mineurs), ils viennent de la petite délinquance (petits dealers, etc…). Pourquoi le proxénétisme est-il plus rémunérateur, plus facile à organiser et moins dangereux que le trafic de drogue ou autres formes de délinquance ?

FB : La réponse est dans la question. Effectivement,  si on regarde l’échelle des peines, même s’il y a des évolutions positives parce que les magistrats deviennent plus sensibles à cette violence-là auparavant, les peines ne sont pas les mêmes. On voit régulièrement des proxénètes condamnés à du sursis, y compris quand il y a eu de la violence, ou à un an, 2 ans. Certains continuent même de gérer tranquillement leur réseau depuis la prison. En plus, quand les peines sont aussi financières et qu’ils sont condamnés à verser une somme d’argent à la partie civile, ils s’arrangent la plupart du temps pour organiser leur insolvabilité, c’est-à-dire qu’ils investissent dans des biens immobiliers par exemple. C’est souvent le cas dans des affaires de traite des êtres humains en Roumanie. Là, la confiscation des avoirs criminels ne fonctionne pas : vous saisissez la maison, la maison qui est dans la rue où il n’y a que des maisons de proxénètes, donc personne ne va l’acheter, vous ne pouvez que la démolir au bulldozer. Du coup, la saisie des avoirs criminels ne marche pas. C’est en train de changer, c’est en train de s’améliorer. Mais, souvent, les proxénètes sont condamnés à un euro symbolique, ou ils ne peuvent pas verser l’argent parce qu’il n’y a plus rien sur leur compte. Tout cela est problématique.

Donc, oui, il y a ce calcul du risque chez les proxénètes. Et puis il y a la facilité. J’ai vu l’interview d’un proxénète qui disait : « Vous ne vous rendez pas compte à quel point c’est simple, à quel point c’est facile. Tu postes une annonce, et ça démarre. L’argent rentre ». Il n’y a pas de gros investissement, la marchandise est sous la main, et ça rapporte. Jusqu’à environ 150 000 euros par an et par victime en Europe de l’Ouest, c’est beaucoup d’argent. Et puis il y a de la demande. Et c’est moins risqué que le trafic de la drogue et des armes. Quand il y trafic d’armes, la police cherche et trouve ; alors que sur la prostitution, les moyens sont limités : on a l’OCRTEH (Office Central de la Répression de la Traite des Êtres Humains) une trentaine de personnes, un budget de 12 millions d’euros à l’année, alors que la prostitution en France rapporte environ 3.5 milliards par an. On voit le problème : c’est vraiment la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Il faut pénaliser lourdement le proxénétisme, et puis s’attaquer à ceux qui achètent.

CG : Il faut sensibiliser aussi. La Fondation Scelles, par exemple, fait des formations auprès des jeunes magistrats, à l’ENM (Ecole Nationale de la Magistrature). Nous organisons aussi les Prix Fondation Scelles à destination en particulier des jeunes professionnels (journalistes, avocats, magistrats…). En sensibilisant les jeunes et les jeunes professionnels, par des formations, par des opérations multiples pour essayer de leur faire découvrir cette réalité dont ils n’ont pas conscience, on pourra faire évoluer les choses.

 

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FB : C’est un sujet où, malgré tous nos discours, malgré tout ce qu’on peut dire, ce sont encore les clichés qui l’emportent. Je co-anime les stages de clients de la prostitution à Paris et à Pontoise. On voit bien qu’il y a un décalage entre notre perception et la réalité de la prostitution, ce que ça implique sur les victimes, ce que ça implique dans le système prostitutionnel le fait d’acheter quelqu’un pour un acte sexuel. Ces types, quand ils arrivent le matin au stage, pendant le 1er tour de table, n’ont pas du tout, pour la majorité d’entre eux, la conscience de ce que ça implique. Ils sont dans leurs fantasmes, dans leurs rituels, ils n’ont pas du tout l’impression d’être violents, ils n’ont pas du tout l’impression que les jeunes femmes et filles sont sous contrainte, ils n’ont pas du tout l’impression que peut-être ils ont eu affaire à des mineures sans le savoir, et que cela peut constituer une circonstance aggravante, et qu’ils peuvent risquer très lourd. On voit bien ce décalage dans les visions, entre la nôtre et la leur, et tout ce qui manque peut-être de campagnes d’informations…

CD : Ils n’ont pas conscience d’avoir commis des viols sur des enfants ?

FB : Si par hasard vous prononcez le mot viol, vous les perdez pour la journée. Ils répondent: « Mais non, je ne suis pas un violeur, ce n’est pas possible, on ne peut pas me mettre dans cette case-là ! » Donc on est prudents, on parle d’actes sexuels répétés non désirés, alors que la majorité sont pères de familles, ont des enfants, certains ont même des filles. Ils prétendent être gentils, rendre service aux femmes et aux filles en situation de prostitution, toutes ces bêtises-là. La déconstruction n’est pas simple. En plus, ils ont vu Zahia Dehar dans les médias, ça les a influencés. On n’est pas dans une phase d’évolution ou de changement, c’est un long chemin. Certains admettent qu’ils ne sont « pas mieux après » ou qu’ils savent que « ce n’est pas bien », mais on est loin du compte.

CG : C’est vrai que le grand modèle en matière d’abolition, c’est la Suède. Or, quand la Suède a adopté sa loi, elle était à un niveau de féminisme que la France n’a pas encore atteint aujourd’hui. Il y a beaucoup de chemin à faire. Il faudrait pouvoir lancer des campagnes, pouvoir parler aux jeunes, aux clients de manière un peu plus large que dans des stages où ils sont une dizaine.

FB : Aujourd’hui, on compte à peu près 40 000 personnes prostituées en France ; il y a environ de 300 parcours de sortie, et autour de 5 000 verbalisations de clients. Tant qu’il n’y aura pas de changements majeurs, on continuera comme ça. Par exemple, au cours d’un stage, un client m’a dit : « Ce n’est pas juste, la sanction est tombée sur moi, alors qu’il y a tant d’autres clients qui n’ont jamais été sanctionnés. C’est une autre injustice que vous avez fabriquée ! » Il y a aussi le discours de clients qui disent : « Votre loi est bien gentille, on a bien compris le mécanisme de l’inversion de la charge, mais vos 150 euros de stage, et vos 200 euros d’amende ce n’est rien, ce n’est pas dissuasif ! ». Ils ont peut-être aussi conscience pour certains que les peines sont peu sévères, je ne sais pas, la question reste posée. La pénalisation des clients est toujours très discutée et elle n’est pas encore acceptée globalement dans l’opinion. Si on faisait un sondage à ce sujet, je ne suis pas sûr qu’on arriverait à un gros pourcentage d’avis favorables.

CD : Cette vision du corps des femmes et des filles comme objets de marché est-elle partagée par les clients ?

FB : Chez certains oui. Le rapport à la personne prostituée est perçu par les clients comme « plus simple » que celui à la maîtresse, parce qu’il n’y a pas d’investissement : « C’est fini quand je rentre chez moi, ça me coûte juste le prix de la passe ». On entend tout ça pendant la journée de stage clients, parmi les clichés, dans les représentations. Alors oui, on pourrait parler d’objectification même s’ils n’emploient pas ces termes-là. Je pense d’ailleurs que ce n’est pas tellement perçu comme ça. Ils ne mettent pas le mot « objet »; c’est plutôt « une population à disposition de », ils le vivent plus comme ça. Ce que nous essayons de faire, c’est d’incarner, de personnifier cette victime au fur et à mesure que la journée de stage avance, pour qu’ils la perçoivent de plus en plus clairement, pour qu’ils réalisent qu’il y a quelqu’un en face d’eux. Voilà ce que ça implique : elle, elle souffre, même si elle te sourit, elle a mal, elle ne te le dira pas. C’est ça qu’on essaie de faire exister, alors qu’eux ont vraiment l’impression d’être de « gentils clients », de ne pas avoir été violents.

 

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CD : Qui essaient-ils de convaincre quand ils tiennent ce discours ? Parmi les clients il y a des hommes de CSP favorisées, diplômés, qui ont les moyens de payer, et qui sont intelligents… Ce n’est pas de l’inconscience…

FB : Les groupes ne sont pas homogènes. Ce sont plutôt des personnes diplômées, en activité, y compris dans le tertiaire. La semaine dernière par exemple, il y avait un chef d’entreprise dans le groupe. On est vraiment dans les représentations, on entend beaucoup de discours sur la réglementation des bordels : ils citent l’Allemagne en exemple, comme un modèle plus sûr, plus protecteur pour les personnes prostituées.

CG : Ils ne comprennent pas pourquoi l’achat est interdit, et la vente autorisée.

FB : La réflexion qui revient le plus souvent c’est : « Pourquoi on ne s’en prend pas à elles (aux personnes prostituées) ? ». Ils ont le sentiment d’avoir été piégés, ils reconnaissent leur culpabilité, mais accusent aussi les personnes prostituées. C’est le premier truc qui ressort des échanges.

CD : Un peu une culture de l’excuse.

FB : Oui.

 

 

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CG : Est-ce qu’ils parlent de ce qu’ils retirent de la relation prostitutionnelle ? De leur sentiment de frustration ?

FB : Un sentiment de frustration, il y a beaucoup de ça. IIs ne se sentent pas mieux après l’acte, ils s’aperçoivent que ce manque qu’ils se sont fabriqués est toujours là. La survivante de la prostitution qui anime le stage avec moi leur explique que, quelque part, eux aussi sont victimes de quelque chose, eux aussi ne vont pas bien. Elle leur dit qu’ils enrichissent finalement tous ceux qui sont autour de la prostitution et en tirent profit (les rabatteurs, les surveillants, les proxénètes…), que c’est à eux qu’ils donnent de l’argent. Elle est dans une position qui n’est pas empathique, car ils doivent effectuer une peine, on ne perd pas le fil. Mais on considère effectivement qu’ils ne vont pas bien, on ne peut pas les laisser non plus sans réponse, donc on essaie un peu de travailler aussi là-dessus. Ça les amène à s’interroger. Globalement, le discours des clients évolue tout au long de la journée, au fil des témoignages ; cela ne les laisse pas indifférents pour la majorité. J’en ai vu certains qui arrivent au début du stage le matin en se présentant comme de gros durs, qui revendiquent haut et fort d’être clients de personnes prostituées, d’avoir des maîtresses tout en étant mariés, et en ayant des enfants, et d’en avoir besoin ; ils font état d’une « surconsommation sexuelle ». Puis, finalement, après avoir entendu des témoignages de victimes, ils finissent par verser une larme et par admettre qu’ils sont conscients de ne pas aller bien. Les choses peuvent évoluer positivement sur la journée de stage, mais cela ne nous donne pas la certitude qu’ils ne retourneront pas vers la consommation de prostitution. Je n’ai pas de certitudes là-dessus. En tout cas, on leur aura donné l’information.