Par FRANCINE SPORENDA
Dans le mouvement féministe, une controverse fait rage actuellement autour de la notion d’inclusion. Certaines mouvances féministes non seulement se déclarent inclusives mais affirment que l’exigence d’inclusion serait absolument intrinsèque au féminisme : ce mouvement devrait obligatoirement inclure les hommes et les trans mtf, défendre leurs droits, voire même se battre pour à peu près toutes les catégories défavorisées. Face à cette revendication d’ouverture, qui se donne comme démocratique et progressiste, il est nécessaire d’analyser dans quelle mesure cette position sert (ou dessert) les objectifs féministes et pour ce faire, d’évaluer sa compatibilité avec les fondamentaux du mouvement.
MIXITE ET SOCIALISATIONS GENREES
Dès la naissance, la possession d’un pénis offre à certains une carte de membre à vie dans la catégorie dominante, et le fait d’avoir des organes génitaux féminins place les autres à vie dans la catégorie dominée. A partir de ce triage initial, la socialisation genrée, qui commence très tôt, va apprendre aux enfants les comportements correspondant à leur catégorie de sexe, via leur exposition à toutes sortes de contextes: famille, institutions (en particulier l’institution scolaire), etc. (1). Les conditionnements produits par ces socialisations genrées sont si profondément internalisés qu’ils sont inconscients, de telle sorte que l’activation de ces comportements genrés s’effectue sans intervention de la volonté, sous forme de réflexes et d’automatismes qui se manifestent en particulier dès que femmes et hommes sont ensemble : la simple mise en présence suffit à les déclencher. Et ils peuvent se déclencher même chez des individu.es qui rejettent ces stéréotypes.
Les comportements inculqués aux garçons sont ceux qui sont nécessaires à l’exercice de leur futur rôle de dominants : ils doivent s’affirmer, être partout le centre d’attention, occuper plus d’espace physique et discursif que les femmes, exprimer leur autorité par la parole et la gestuelle dans les interactions, adopter des comportements d’agression, de compétition et de leadership. Persuadés précocement qu’ils sont plus importants, plus compétents, plus intelligents que les membres de l’autre sexe, ils attendent qu’on s’incline devant leurs vues et leurs décisions et trouvent normal de les imposer.

Dans un groupe mixte, cette socialisation virile pousse les hommes à appliquer des stratégies de silenciation et de dévalorisation de la parole féminine afin de toujours être en position dominante dans les discussions (2) telles que : intervenir plus souvent et parler plus longtemps que les femmes (3), donner la parole plus souvent aux hommes, ne pas écouter quand ce sont des femmes qui parlent, ne pas s’intéresser à ce qu’elles disent, ne pas s’adresser à elles, ne pas répondre à leurs questions, les ignorer systématiquement, couvrir leur voix en parlant plus fort qu’elles, parler à leur place, les interrompre fréquemment (manterrupting) (4), ne prendre une opinion féminine en considération que quand elle est reprise par un homme, faire du mansplaining et du manspreading, ramener constamment les conversations et les discussions sur les sujets d’intérêt masculins. On parle de « style d’interaction masculin » basé sur l’affirmation de soi, l’autorité, l’individualisme, la compétition pour prendre la parole (la prise de parole étant une prise de pouvoir, la durée plus ou moins importante du temps de parole est un indicateur assez exact du pouvoir détenu par une personne), le sense of entitlement, une moindre recherche du consensus. La plupart des femmes sont rebutées par ce style d’interaction masculin égocentré, agressif et compétitif qui peut les dissuader d’intervenir dans un débat.
Corrélativement, en présence des hommes , les femmes sont socialisées à leur laisser la place, à s’effacer devant eux, à occuper moins d’espace physique et discursif, à accorder plus de poids à ce qu’ils disent, à les trouver plus compétents, plus intelligents, plus convaincants qu’elles, à se rallier à leurs opinions et à leurs décisions, à leur laisser les rôles de leadership, à se montrer conciliantes pour éviter les conflits, à sourire fréquemment, à faire preuve de déférence voire de servilité avec eux, à se mettre en mode soignant et maternant dès qu’elles sont en leur présence, à voler à leur secours dès qu’ils sont en difficulté ou attaqués, à chercher à leur plaire et à rechercher leur approbation.

LA MIXITE BAILLONNE OU CENSURE LA PAROLE DES FEMMES
Dans leur étude « The Silent Sex » sur le caractère genré de la prise de parole en public, les auteur.es ont mis en évidence que, suite à ces socialisations genrées, non seulement les temps de parole des hommes seront toujours plus importants que ceux des femmes dans les groupes mixtes mais que les sujets abordés seront essentiellement ceux qu’ils veulent voir inscrits à l’ordre du jour, et les décisions prises par le groupe seront souvent celles qu’ils préconisent : inévitablement, c’est eux qui parleront le plus et c’est surtout d’eux qu’on parlera—la communication dans ces groupes sera inévitablement androcentrée.
Et la dynamique de groupe jouera contre les femmes : plus il y a d’hommes dans un groupe, plus le temps de parole féminin diminuera, moins la parole féminine sera prise en considération, plus les femmes auront le trac et perdront leurs moyens devant une assistance indifférente, peu attentive ou hostile, moins elles se montreront convaincantes dans leur communication et capables d’influencer leur audience (les hommes n’aiment pas être influencés par les femmes, surtout publiquement), moins elles parleront de problèmes spécifiquement féminins et féministes. Etant socialisées à éviter les conflits, et ayant été maintes fois confrontées aux explosions de rage et aux représailles parfois violentes qui s’abattent sur elles si elles osent contredire un homme et lui tenir tête, les femmes en groupe mixte hésiteront à faire connaître leurs opinions, n’oseront pas exprimer frontalement un désaccord, s’auto-censureront ou se croiront obligées de faire des efforts diplomatiques exténuants pour ménager le fragile ego masculin. Et finalement se tairont : dans un groupe mixte, y compris féministe, les inégalités sociales face à la prise de parole sont reproduites (5) dans le sens où le silence est proportionnel à l’absence de pouvoir, et inversement (6).
Il a été également observé que les femmes face à une audience mixte redoutent davantage les réactions négatives et les interruptions déstabilisantes (les interruptions négatives sont pour les hommes une façon de réaffirmer leur autorité, la quasi-totalité des interruptions négatives sont le fait des hommes) (7), et appréhendent d’affronter une hostilité masculine plus ou moins ouverte, pouvant aller jusqu’aux invectives et au clash (8 ). Tous ces problèmes disparaissent ou sont fortement réduits dans un contexte majoritairement ou totalement féminin, environnement qui offre les conditions les plus favorables à l’expression des préoccupations féminines : «les personnes ayant peu de pouvoir ont besoin d’échanger entre elles pour former leurs opinions sans que celles-ci soient contaminées par l’influence coercitive ou insidieuse de la majorité dominante » (9). Représentants de la majorité dominante dans des groupes féministes, les hommes y sont censés lutter contre la domination masculine tout en se comportant en dominants : en ce qu’elle exige la mise en présence d’une catégorie d’opprimées avec ceux qui les oppriment– dans le mouvement même destiné à combattre cette oppression– la revendication d’inclusion des hommes dans le féminisme est une injonction paradoxale.

LA MIXITE ENTRAVE LA DENONCIATION DES VIOLENCES SEXUELLES
Il est de plus problématique pour des femmes victimes de violences sexuelles de parler de ces violences en présence d’hommes : faire ce genre de révélations intimes, toujours embarrassantes et humiliantes, devant des individus appartenant à la classe de sexe de leurs agresseurs, ne peut que susciter l’appréhension, la peur et la honte. Craignant à juste titre que ces révélations puissent être source d’excitation sexuelle chez ceux qui les écoutent, ces femmes choisiront aussi de se taire. Si même en présence de femmes, il leur est difficile de parler de ce qui leur est arrivé, et que cela ne leur est possible que dans un environnement parfaitement safe et rassurant, il est évident que la mixité ne permet pas d’assurer ces conditions. Ou encore, dans des réunions mixtes, pour ne pas vexer ou fâcher les hommes présents, certaines femmes tendront à dérailler toute discussion sur ces violences et feront passer la préservation de l’image masculine avant leur dénonciation.
Or ces témoignages sur les violences sont un moment crucial de la prise de conscience féministe: c’est en les écoutant et en réalisant qu’ils racontent les mêmes expériences que les femmes peuvent comprendre que les agressions masculines qu’elles ont subies ne relèvent pas d’agissements purement individuels et exceptionnels mais sont des comportements systémiques jouant un rôle essentiel dans le maintien de leur situation d’oppression. La mixité, en ce qu’elle édulcore ou musèle la parole des femmes sur leur expérience d’opprimées, tend à entraver leur prise de conscience du fait qu’elles partagent une situation commune d’oppression face à une catégorie commune d’oppresseurs.
Dans une société où les points de vue masculins fondent les lois, les normes et les croyances, la parole des femmes a peu de poids, est découragée, marginalisée, et son expression se heurte à des résistances sociales considérables. Face à ce refus social de la parole féminine, le mouvement féministe doit être un lieu où cette parole peut s’exprimer sans se heurter à ces résistances, à ce déni, à ces accusations de mensonge qui sont notre lot quand nous parlons de ce que nous vivons—en particulier des violences masculines—et où les femmes n’aient pas à entrer en compétition avec une parole masculine habituellement envahissante pour arracher (et garder) la possibilité de s’exprimer.
LA MIXITE EXPOSE LES FEMMES AUX VIOLENCES SEXUELLES
Evidemment, la mixité dans les mouvements féministes pose la question de l’exposition des femmes au harcèlement sexuel et aux violences sexuelles. Les féministes averties le savent : pour certains hommes se présentant comme alliés, le mouvement féministe les intéresse essentiellement comme terrain de drague particulièrement fructueux (10): nombre de militantes dans ces mouvements ont adhéré au féminisme suite à des expériences d’agressions sexuelles répétées, entraînant des syndromes de stress post-traumatique sévères. Les failles psychologiques résultant de ces violences font de celles-ci des proies faciles face aux manœuvres d’approche de ces prédateurs : jouant sur le syndrome de répétition, ceux-ci trouvent chez elles un terrain propice car préparé par le grooming et l’emprise des précédents agresseurs. Se présentant comme défenseurs de la cause féministe, ils bénéficient de plus d’une image « d’homme bien » qui donne confiance, rassure leurs proies et amène celles-ci à baisser leur garde. Certains poussent même la perversité jusqu’à créer leur propre groupe féministe (comme Tariq Ramadan qui vient de fonder sa propre «école de féminisme »), s’assurant ainsi l’admiration éperdue d’une cour de groupies qui leur fournissent une abondante nourriture narcissique.
Les féministes se repassent entre elles les noms de ces gourous qui sévissent dans le mouvement, et dont l’emprise sur certaines résiste à toutes les dénonciations. Parce qu’en effet, que se passe-t-il quand des victimes ou des témoins dénoncent ces manipulateurs pervers pour qui « pécho une féministe » représente le challenge par excellence, le summum de la confirmation virile: on a l’exemple de groupes d’extrême-gauche où non seulement de telles dénonciations n’ont été ni entendues ni crues par les femmes du groupe, mais où certaines d’entre elles, non contentes de décrédibiliser la parole des dénonciatrices, se sont rangées du côté du prédateur au point d’exclure ses victimes. Il y a eu des dénonciations de harcèlement et de violences sexuelles dans tous les mouvements de gauche ou d’extrême-gauche (et évidemment dans les mouvements de droite, mais les féministes militent peu dans ces mouvements). Quelques affaires de ce type ont fait la une des journaux, mais pour quelques cas dénoncés et médiatisés (DSK, Baupin), beaucoup restent non sanctionnés.

LA MIXITE FAVORISE LES DIVISIONS INTERNES
L’activation involontaire de ces comportements genrés entraîne de plus des effets clivants à l’intérieur d’un groupe mixte où la présence masculine va fréquemment polariser les femmes présentes et les diviser en groupes antagonistes : si les actions ou les paroles d’un homme sont jugées misogynes ou sexistes par certaines, inévitablement d’autres femmes prendront sa défense, espérant ainsi s’attirer ses bonnes grâces. Leurs réflexes de maternage s’activeront, elles lui donneront raison, excuseront et justifieront ses comportements et s’en prendront à celles qui les critiquent.
Tandis que les unes seront jugées injustes et misandres face à ces « hommes bien » qui ne demandent qu’à s’informer sur le féminisme et qui font des efforts touchants pour se déconstruire, d’autres se rangeront dans leur camp et justifieront leur choix en rappelant qu’on ne pourra pas faire avancer les Droits des femmes et reculer les violences sans leur participation, et que les revendications féministes seraient davantage entendues si elles étaient portées par eux. A la limite, si les mouvements féministes étaient plus masculinisés, avec à leur tête un leader aux yeux clairs et à la mâchoire carrée, est-ce que ceux-ci n’obtiendraient pas davantage de résultats?
LA MIXITE FAIT OBSTACLE A LA SORORITE
D’une façon générale, l’expérience des femmes qui ont milité dans des mouvements féministes mixtes met en évidence que la présence d’hommes dans ces mouvements tend à exacerber les rivalités entre femmes et à attiser les comportements d’hostilité horizontale cultivés par la masculinité hégémonique selon la stratégie classique du « diviser pour régner ». Comme telle, la mixité, parce qu’elle amplifie les antagonismes et divisions internes dans les groupes féministes, tend à rendre plus difficiles l’établissement, déjà problématique, des solidarités et alliances entre femmes qui conditionnent l’efficacité et l’existence même du féminisme.
Et on note de nouveau que cette demande d’inclusion ne concerne que le féminisme : de même qu’on reproche fréquemment aux féministes d’être blanches et bourgeoises, alors que ce reproche n’est jamais fait aux grandes figures du marxisme et du socialisme, cette demande d’inclure leurs oppresseurs dans leur mouvement de libération ne vise qu’elles : il ne viendrait à l’idée de personne d’exiger des syndicats qu’ils incluent des représentants du MEDEF, ni de réclamer aux écologistes d’accueillir des émissaires de Monsanto.
L’inclusion d’individus dont les intérêts de classe de sexe s’opposent aux objectifs féministes ne peut qu’aboutir à des contradictions et tensions internes plus ou moins latentes. Tôt ou tard, ces divergences d’intérêts se manifesteront, obligeant les féministes dans ces groupes à faire des choix cornéliens. Ces situations étant évidemment encore plus fréquentes quand des féministes s’engagent dans d’autres mouvements progressistes : quand on est adhérente d’un mouvement de gauche/anti-raciste, comment choisir entre la défense des femmes victimes d’agressions sexuelles et celles d’hommes racisés agresseurs—comme dans le cas des événements de Cologne ? Choix d’autant plus ardu que l’extrême-droite instrumentalise politiquement les agressions sexuelles commises par des hommes racisés. Comment se positionner, entre féminisme et écologie, quand des mouvements écologistes soutiennent (et ont fait passer comme en Allemagne et en Hollande) des lois légalisant la prostitution ? Où se situer, dans certains mouvements anti-racistes, entre critique du voile et lutte contre le « racisme anti-musulman »? A noter que, dans toutes les situations de contradiction interne ci-dessus, c’est le positionnement correspondant aux intérêts masculins qui a prévalu.
INSTRUMENTALISATION DU FEMINISME
Un des arguments des pro-inclusion est que les hommes, étant aussi victimes du patriarcat, ont également besoin du féminisme : la socialisation virile est cause de souffrance pour eux, elle les amputerait de leurs émotions (uniquement de leurs émotions empathiques, manifestement pas de la colère) et ils devraient pouvoir se montrer vulnérables sans être stigmatisés, etc. : « le féminisme est pour tout le monde » disent les libfems. S’il est en effet possible que le féminisme puisse libérer les mâles de certains inconvénients de la virilité, ces inconvénients ne sont que le prix à payer pour les innombrables et très substantiels privilèges qu’ils en retirent : dire que les hommes sont opprimés par le patriarcat revient à dire qu’ils s’oppriment eux-mêmes–avec tout de même, puisqu’ils en sont les auteurs, la possibilité de changer le système si la majorité d’entre eux le désirait vraiment, ou au moins de le refuser individuellement—option que n’ont pas les femmes (11). Et on ne peut s’empêcher d’entendre dans certaines de ces plaintes sur le thème « dur dur d’être un homme » une indécence typique de privilégiés : les colons occidentaux aussi se plaignaient du « fardeau de l’homme blanc ». Si le féminisme peut comporter certains bénéfices pour les hommes, à titre d’« effets secondaires » tant mieux ; mais ces bénéfices ne peuvent en aucun cas figurer parmi ses objectifs : ce n’est pas aux dominé.es de se charger de la réhabilitation politique et morale de ceux qui les oppriment.

Enfin, pourquoi faudrait-il nécessairement que les hommes tirent profit des luttes féministes pour qu’ils les soutiennent ? Parce que, contrairement aux femmes, ils ne sont jamais censés travailler gratis, ils auraient droit à une contrepartie matérielle en échange de leur soutien? Parce que les femmes les servent, le féminisme devrait aussi les servir, et leur servir? Les traiter ainsi en VIP, c’est de nouveau reconduire leur position de dominants dans le mouvement et valider leur sense of entitlement. Il n’y a qu’aux féministes qu’on demande d’offrir un bonus aux hommes pour les attirer dans leur camp : les mouvements anti-racistes ne promettent pas de cadeau aux Blancs qui les soutiennent, qu’il s’agisse de soutenir la lutte pour les droits d’une catégorie opprimée doit suffire.
Dans tous les cas, des heures seront passées à l’écoute des difficultés et des souffrances masculines, des trésors de patience et de pédagogie bénévole seront prodigués pour convaincre les incrédules et enseigner les rudiments du féminisme à ces « hommes de bonne volonté »—alors qu’il leur suffirait d’ouvrir quelques livres pour les acquérir. Et pendant qu’elles travaillent à l’hypothétique conversion au féminisme de ces néophytes, ces femmes ne s’occuperont pas d’elles-mêmes, de leurs problèmes et de leurs objectifs, feront passer une fois de plus en premier la satisfaction des exigences masculines– et se rapprocheront dangereusement du burn out.
Vu l’inévitabilité de ces comportements genrés, la mixité entraîne nécessairement l’importation dans le mouvement de l’appropriation masculine du soin, du travail émotionnel et du temps des femmes, les détournant ainsi de la poursuite de leurs propres revendications et augmentant leur fatigue militante.
LA REVENDICATION D’INCLUSION, RELOOKAGE « FEMINISTE » DU DROIT D’ACCES PATRIARCAL
Comme on le voit, cette revendication d’inclusion sert trop parfaitement les intérêts masculins pour qu’on ne s’interroge pas sur son caractère prétendument progressiste. En réalité, il s’agit au contraire du recyclage d’un principe séminal de tous les systèmes de domination : « les dominants n’acceptent pas qu’un espace leur soit interdit » signale Christine Delphy (12). Ils détiennent plus largement un droit d’accès inconditionnel et permanent aux dominé.es, à leurs corps, à leur travail, à leur temps, et ce droit est vital car il conditionne la possibilité même de leur exploitation (13). Ce droit ne doit jamais être suspendu, et qu’il le soit ne serait-ce que quelques heures, est perçu par les dominants comme une menace pour leur pouvoir : à leurs yeux, que des femmes se réunissent entre elles hors de toute surveillance masculine relève déjà d’un projet subversif.
L’inverse n’étant évidemment pas vrai : comme le rappelle Christine Delphy, les hommes continuent à interdire l’accès de leurs boys clubs aux femmes (ou ne les y tolèrent qu’à titre de token woman) et, tandis qu’ils protestent bruyamment contre l’outrage antidémocratique que constituerait la non-mixité féministe, ils s’accordent pour maintenir un entre-soi masculin presque total aux échelons les plus élevés du pouvoir : des entreprises, administrations, universités, partis, syndicats et gouvernance politique jusqu’aux groupes de skate et aux « clubs de gentlemen » style Traveller’s club (14).

Cette exigence d’entrée des hommes dans les mouvements féministes n’entraînant à leurs yeux aucune obligation de réciprocité, on peut considérer que le mot d’ordre d’inclusion actuellement propagé par certaines mouvances n’est que le relookage prétendument féministe d’un objectif de contrôle patriarcal: si l’accès des hommes aux dominées ne doit jamais être interrompu, c’est pour que celles-ci fassent l’objet d’une surveillance constante, de telle façon qu’elles ne puissent jamais échapper à l’emprise masculine–emprise qui fait psychologiquement obstacle à toute remise en cause radicale du pouvoir masculin. Rappelons que les Codes noirs en vigueur durant la période de l’esclavage aux Etats-Unis interdisaient pareillement tous les rassemblements d’esclaves—sauf en présence d’hommes blancs (15).
Objectivement, l’inclusion à sens unique fonctionne comme une stratégie d’infiltration et de récupération au bénéfice des dominants qui, sous prétexte de démocratie et d’ouverture, vise à rééquilibrer le rapport de force en leur faveur, tirant ainsi ces groupes du côté du consensus, des compromis, du reniement théorique et de la collaboration de classe (diraient les marxistes), de telle façon qu’ils soient inopérants contre l’oppression qu’ils sont censés combattre.
WOMEN CENTERED
Mais l’argument numéro un des féministes contre la mixité militante tient à un principe qui condense la définition même du mouvement : le féminisme est women centered. Contrairement à la socialisation à la féminité qui inculque aux filles l’idée qu’elles ne sont pas assez importantes pour se préférer et qu’elles sont un « sexe pour les autres » voué à ne vivre que par procuration à travers leur relation aux hommes et aux enfants, le féminisme inverse ce schéma et donne aux femmes le droit moral de se prioritiser, de s’auto-centrer, de s’auto-définir et d’être à elles-mêmes leur propre fin. Il dénonce surtout ce conditionnement pernicieux à l’altruisme qui, en les assignant à des fonctions de soutien logistique, en leur faisant assumer la prise en charge des besoins matériels et émotionnels d’autrui comme vocation féminine par excellence, en leur faisant honte si elles prétendent s’y soustraire (stigmatisation des femmes qui refusent le mariage et la maternité), en ne validant chez elles que les qualités qui font les bons serviteurs–sacrifice, abnégation, oubli de soi, loyauté, fidélité, docilité—les assigne à la servitude. Toutes qualités définissant une « morale d’esclaves » calquée sur les intérêts masculins au nom de laquelle les femmes sont censées assumer docilement des milliers d’heures de travail de soin non salarié faute d’être décrétées mégères ou sorcières. Dans ce contexte, l’inclusivité, parce qu’elle prescrit le contact permanent des femmes avec ceux qu’elles sont vouées à servir, active leurs réflexes sacrificiels et entretient leur centrage masculin. Au niveau des fondamentaux mêmes du mouvement, elle est donc radicalement incompatible avec le féminisme.

(AUTO)-CONTRAINTE A L’ALTRUISME
Le sexe qui assure la reproduction des individus de sexe masculin et qui crée les conditions matérielles et psychologiques de leur production sociale est du fait même rendu incapable de produire et de créer lui-même : les hommes ne peuvent créer que dans la mesure où les femmes en sont empéchées. Quand Eric Zemmour développe sa théorie misogyne de l’incapacité créatrice des femmes, qu’il démontre en soulignant que tous les grands écrivains, les artistes inspirés, les scientifiques géniaux dont les contributions « font date dans l’histoire de l’humanité » sont des hommes, en plus d’escamoter les grandes figures historiques de femmes créatrices (l’effet Mathilda), le polémiste oublie de mentionner que c’est parce que la société contraint les femmes à renoncer à leur créativité en leur assignant le rôle de support cast des hommes que ceux-ci peuvent exprimer la leur : derrière chaque philosophe, écrivain, artiste, savant, il y a des femmes ignorées qui lavent ses chaussettes. Le soi-disant « deficit de créativité » des femmes, comme autrefois l’infériorité intellectuelle qui leur était imputée alors que l’éducation leur était refusée, est produit par les conditions matérielles et symboliques que la domination masculine leur impose : exigeant d’elles qu’elles renoncent à toute forme d’accomplissement personnel au nom de l’obligation d’altruisme, et ensuite leur reprochant de n’avoir rien accompli ; d’une façon générale, le système patriarcal fonctionne de telle façon qu’il crée délibérément chez les femmes les « infériorités naturelles » qu’il leur attribue.
Ce que le féminisme dévoile aux femmes, c’est que si la domination masculine s’approprie leur indispensable labeur de care non rémunéré, sans le reconnaître comme travail précisément parce qu’il n’est pas rémunéré, et sans même devoir recourir à la violence pour le leur extorquer, c’est parce qu’elles ont internalisé ce conditionnement à l’altruisme subi dès l’enfance (avec les « jeux de filles », poupées, panoplie d’infirmière, de ménagère, d’hôtesse de l’air, etc.): rendues incapables de se penser comme sujets autonomes parce qu’elles ont été socialisées à se définir par le soin des autres, elles sont du fait même incapables d’y échapper. Nous connaissons ces femmes qui arrachent l’aspirateur des mains de leur compagnon dès qu’il s’en empare et se précipitent pour faire tourner une machine à sa place, et nous nous étonnons de ce désir de servitude—mais ce qui motive ces femmes est en réalité un sentiment de dépossession identitaire : elles ont l’impression de ne plus servir à rien si elles ne peuvent servir autrui. Plus encore : en ce qu’il les pousse à sacrifier leurs besoins vitaux (sommeil, nourriture, confort, etc.), pour satisfaire ceux d’autrui, l’impératif d’altruisme sans réciprocité menace leur santé et leur vie même : amputées de ce minimum d’égoïsme nécessaire au soin de soi, dépouillées du sens le plus élémentaire de leur propre intérêt, il les enferme dans un déni de soi pathologique et un masochisme auto-destructeur.
Cette socialisation à l’altruisme constitue, avec le mythe de l’amour romantique, une des supercheries idéologiques indispensables au fonctionnement du système patriarcal : dans les deux cas, des relations d’exploitations sont dissimulées derrière des « sentiments » : tu m’aimes, donc tu dois travailler gratis pour moi. Cette assignation de l’amour et de l’altruisme aux femmes, mise en œuvre par la religion, la presse féminine, les romans Harlequin etc., fait partie des conditionnements à l’impuissance (16) qui font d’elles les agents de leur propre aliénation –de telle sorte que les hommes n’aient même pas à s’en charger.
SOYONS EGOISTES
Face à cette inculcation d’une pseudo-éthique de l’oblation qui est le vecteur de leur auto-aliénation, le message féministe est que les femmes doivent se libérer de leur saboteur intérieur, l’obligation d’altruisme à sens unique (les hommes s’en dispensent entièrement sauf dans de rares actes de bravoure et d’héroïsme), cette obligation d’altruisme étant elle-même une sorte de sous-produit symbolique de la réduction patriarcale de la féminité à la maternité : c’est parce que les femmes sont automatiquement assimilées à des mères, donc « naturellement » vouées au soin gratuit des enfants que, par extrapolation, elles se retrouvent assignées au rôle de mère universelle vouée au soin gratuit d’absolument tout le monde : la maternité est le sacrifice prototypique féminin qui sert de modèle à tous les autres. Les femmes se retrouvent ainsi investies de la lourde charge de dispensatrices et protectrices de la vie, tandis que les hommes détiennent celle, moins astreignante et (à leurs yeux) plus excitante, de dispensateurs de la violence et de la mort—chacun.e à sa place, les femmes entretiennent et réparent ce que les hommes abiment ou détruisent–cette division genrée du travail est à l’origine du patriarcat, et elle est toujours en vigueur. Et c’est ce sacrifice féminin qui, en compensant l’entropie de la machine patriarcale, permet qu’elle continue à fonctionner sans s’auto-détruire: sans altruisme féminin, pas d’égocentrisme masculin, et c’est paradoxalement par nos qualités d’empathie que nous sommes complices (involontaires) du système.

Une mise à jour récente de ce logiciel de la maman universelle vouée « naturellement » à la production et l’entretien des êtres vivants est propagée en lien avec les inquiétudes justifiées par la destruction de l’environnement : le patriarcapitalisme étant en train de la détruire, ce serait aux femmes de sauver la planète en éduquant les destructeurs. Donc si le massacre planétaire continue, finalement ce sera de notre faute : nous ne nous serons pas suffisamment sacrifiées pour éduquer les hommes–nous n’aurons pas été assez altruistes. Et ce sont des éco-féministes qui recyclent ces schémas patriarcaux séculaires !
La première étape de la libération féminine consiste donc à nous réapproprier cet égoïsme que les hommes nous interdisent, à nous dégager de notre identité d’«être pour les autres », à cesser de nous réaliser exclusivement à travers eux (la mère qui se sacrifie pour que son fils devienne médecin, l’épouse qui renonce à sa carrière pour se consacrer à celle de son mari etc.), à faire la grève du sacrifice, en bref, à répudier ce rôle de « mère universelle » qui nous est prescrit (le problème n’étant évidemment pas le travail de care en soi, mais le fait qu’il est imposé aux femmes et n’est imposé qu’à elles).
MIXITE DANS LES MOUVEMENTS PROGRESSISTES
Dans les mouvements progressistes, les problèmes ci-dessus liés à la mixité se retrouvent à la puissance dix. Inévitablement, ces mouvements progressistes reproduisent les normes sexistes en vigueur dans la société, en particulier celles de la division genrée du travail: aux militants les fonctions « nobles » : leadership, charisme, prises de parole publiques, réflexion théorique et exposition médiatique ; aux militantes, les travaux ingrats, obscurs et répétitifs : secrétariat, responsabilités administratives et soutien logistique : on constate dans ces mouvements une division sexuée du travail militant. Et si ces tâches sont parfois rémunérées pour les hommes (statut de permanent), elles sont presque toujours non rémunérées pour les femmes : l’extorsion de travail gratuit féminin au bénéfice des hommes continue sous forme de bénévolat dans les mouvements progressistes et humanitaires où les femmes sont souvent majoritaires en tant que « militantes de base » mais minoritaires dans les positions de leadership.
Au-delà de leurs objectifs politiques affichés, et comme toutes les structures mixtes, ces organisations servent aussi à ne jamais laisser les femmes se réunir et s’organiser entre elles, à les garder sous contrôle masculin, à les empêcher de s’autonomiser et à les détourner de s’investir totalement dans la défense de leur propre cause : il est peu douteux que les dominants soient secrètement ravis quand des militantes féministes s’engagent, à la limite de leurs forces, dans des mouvements d’extrême-gauche, antiracistes, écologistes, humanitaires, etc. car en se dispersant dans ces bénévolats multiples, elles se conforment à la norme féminine d’altruisme que le patriarcat leur impose et continuent à fournir le travail de care universel et gratuit qu’il exige d’elles.
Mais des femmes engagées dans ces mouvements nous disent : « nous ne pouvons pas rester sans rien faire face aux destructions du néo-libéralisme, aux conséquences désastreuses de la globalisation, à toutes les dégradations planétaires engendrées par le capitalisme sauvage. Certes.
Mais quel immémorial système d’oppression a pour principe fondateur la colonisation et l’exploitation sans limites de la totalité de son environnement: femmes, enfants, peuples non-blancs, animaux, ressources planétaires, voire interplanétaires si la science le permet un jour ? Quel système a produit des théories élaborées—sexisme et racisme—pour justifier son exploitation féroce des femmes et des « races inférieures » ? Qui a échafaudé les thèses philosophiques et dogmes religieux de l’homme (universel masculin) « roi de la création » qui confèrent à celui-ci le droit de soumettre et piller tout ce qu’il considère comme faisant partie de la « Nature » ? Le capitalisme n’a pas inventé ce principe de mise en coupe réglée universelle, il n’a fait qu’en multiplier à l’infini les modalités, il n’est que l’avatar dernier du patriarcat, l’aboutissement ultime de sa logique conquérante et prédatrice. Et les régimes socialistes ne l’ont pas renié : on ne note pas, dans la Chine actuelle (ou même dans la Russie sous Lénine et Staline) une remise en cause du mantra capitaliste de l’accumulation sans limites et du productivisme éffréné ni un respect manifeste de l’environnement, des femmes, des animaux ou des minorités. La lutte anti-patriarcale subsume et contient toutes les autres.

Bien sûr, il n’est pas question de faire du refus total de la mixité une garantie d’« authenticité féministe »: si les groupes non-mixtes sont indispensables, il y a une place dans le féminisme pour les mouvements de masse et les coalitions mixtes—dans la mesure de leur utilité féministe. Qui est essentiellement que, puisqu’il parait que les vrais alliés existent (certaines féministes en ont même rencontré), ils peuvent apporter une contribution spécifique au féminisme par leur point de vue d’insiders sur la domination masculine et le fait qu’ils sont plus à même d’influencer les autres hommes dans le sens d’une prise de conscience du fonctionnement et des conséquences de cette domination. Mais il est non moins important pour les femmes qui s’engagent dans ces mouvements d’être informées des conséquences négatives de la mixité—et de les peser rigoureusement face à ses avantages.
Notes
(1) Françoise Soldani https://revolutionfeministe.wordpress.com/2019/12/08/socialisation-genree-les-differences-entre-les-sexes-sont-elles-naturelles/
(3) Selon les sociologues Christopher P. Karpowitz et Tali Mendelberg, le taux de prise de parole des hommes et des femmes varie selon la proportion respective des deux sexes dans le groupe, mais le taux de parole masculin est en moyenne le double de celui des femmes (Karpowitz, 4).
(4) https://www.neonmag.fr/les-femmes-sont-toujours-plus-interrompues-que-les-hommes-512322.html et Karpowitz, 45.
(5) Karpowitz, 4 et 13.
(6) Margaret Atwood, Karpowitz 43.
(7) https://blogs.mediapart.fr/heloisefacon/blog/090820/prendre-la-parole-prendre-le-pouvoir
(8) Karpowitz, 15.
(9) Karpowitz, 18.
(14) https://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite
(15) https://www.ushistory.org/us/6f.asp
(16) https://antisexisme.net/2016/02/21/impuissance-05/
Bibliographie
Christine Delphy https://lmsi.net/Nos-amis-et-nous et https://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite
Francis Dupui-Déri https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2008-v21-n1-rf2309/018314ar/.
Héloïse Facon, https://blogs.mediapart.fr/heloisefacon/blog/090820/prendre-la-parole-prendre-le-pouvoir
Christopher Karpowitz, Tali Mendelberg, « The Silent Sex, Gender, Deliberation and Institutions », Princeton, Princeton University Press, 2014, édition kindle.
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