INTERVIEW DE PATRIC JEAN
par Francine Sporenda
Patric Jean est philologue de formation (Université libre de Bruxelles ULB), Premier prix au Conservatoire royal de Bruxelles, maîtrise en réalisation cinéma à l’INSAS (Bruxelles). Fondateur de NEMO (en 1993), un journal de rue vendu par des sans-abris en Belgique. Il a réalisé de nombreux films (dont La domination masculine, sorti en 2009) et a publié trois livres Pas client, plaidoyer masculin pour abolir la prostitution, Les hommes veulent-ils l’égalité? et La loi des Pères qui vient de paraître aux éditions du Rocher.
FS : Vous dites que les deux principales stratégies des pro-pédophiles sont le déni (nier les faits) et la légitimation (dire que la victime est consentante), et vous décrivez très bien comment, selon les époques, ces deux stratégies alternent, ou coexistent dans des proportions variables. Vous montrez comment c’est la légitimation qui l’a emporté dans les années 70, et on découvre avec effarement tous les appuis au plus haut niveau—intellectuels, médias, politiques etc.—dont la « cause » pédophile a bénéficié durant cette période. Comment la légitimation de la pédophilie a-t-elle pu devenir aussi frontale durant cette période et considérez-vous que l’affaire Matzneff iillustre parfaitement cette période de légitimation explicite?

PJ : C’est un des exemples saillants de ce qui se passait à l’époque, c’est vraiment une parfaite illustration, d’ailleurs quand on voit tous ces gens qui l’ont soutenu, ses appuis littéraires, etc., on mesure à quel point l’époque baignait dans ces idées. Mais ce que j’ai essayé de montrer, c’est que ce n’était pas seulement le petit milieu littéraire parisien qui était concerné, et qu’il s’agissait d’un phénomène culturel qui a traversé tout l’occident, toutes les classes sociales : ça allait de Charlie Hebdo à l’extrême-droite en passant par tous les milieux, toutes les tendances politiques. A cette période post 68, on sortait d’une époque dure, coercitive du point de vue des mœurs, du point institutionnel, et donc il y avait ce besoin de libération. Et les violeurs d’enfants se sont engouffrés là-dedans en disant : « nous aussi, il faut nous libérer ». Tout ça n’est pas récent : on le retrouve déjà chez certains auteurs classiques, chez Flaubert, Gide etc . qui allaient en Afrique du Nord ou en Asie pour violer des enfants. Tout à coup il y avait cette idée que, puisque les homosexuels étaient réprimés, et vu qu’on avait toujours dit que l’homosexualité était « mal », et que là on se disait, « l’homosexualité, après tout, pourquoi pas ? », on a appliqué le même raisonnement aux pédocriminels : il fallait décriminaliser la pédocriminalité comme il fallait décriminaliser l’homosexualité. Et certains psychologues et psychanalystes se sont mis à proposer de « libérer » également la « sexualité » des enfants, leur désir sexuel, leur plaisir. Des auteurs et autrices comme Dolto ont donc participé à faire émerger l’image de l’enfant sexuellement demandeur.
FS : « L’enfant a droit à une sexualité… »
PJ : Voilà, l’enfant a droit à une sexualité, comme si l’enfant avait un désir sexuel au sens où nous l’entendons pour les adultes. C’est sûr que tous les gens dont le plaisir était de violer des enfants se sont engouffrés là-dedans. Et Simone de Beauvoir a représenté la signature la plus dérangeante quand des pétitions ont été publiées en ce sens sous la plume de Matzneff. Parce qu’elle était plus que quiconque outillée intellectuellement pour comprendre qu’il y avait un problème. Elle a donc également postulé cette « libération » et proposé, avec de très nombreux intellectuels, d’abroger la loi qui interdisait d’avoir des rapports avec des mineurs.

FS : Vous dites que cette légitimation explicite a beaucoup reculé maintenant, mais qu’il y a toujours une légitimation implicite, en particulier dans les décisions récentes de certains magistrats dans des affaires de viols sur mineures. Vous pouvez nous en parler ?
PJ : C’est le fait que la loi française considère implicitement qu’un enfant peut avoir eu volontairement une relation sexuelle avec un adulte puisque le droit, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays (comme la Belgique, l’Espagne, etc.) ne considère pas comme criminel en soi ce que nous appellerions une agression sexuelle sur mineur. D’après la loi française, on peut considérer que ce n’est pas nécessairement une agression, pas nécessairement un viol, et donc si ce n’est pas un viol, cela veut dire par définition qu’il y a eu consentement : l’enfant était d’accord, voire demandeur. Car dans le langage commun, il y a une grande confusion entre consentement et désir : s’il a consenti, c’est qu’il le désire.
FS : Il y a ce problème en France de l’âge minimal de consentement, c’est très confus.
PJ : En fait je dirais que c’est clair, on estime qu’un enfant peut consentir, et que l’adulte doit réprimer ce désir-là parce que sinon, il commet non pas un crime mais un délit. Cela va dans le sens des stéréotypes des petites filles qui peuvent aguicher les hommes, et aussi que l’homme est faible sexuellement, qu’il est tenu par son sexe, et que si son sexe dit « je veux ça », l’homme va suivre, et donc « le pauvre », il tombe dans un piège. Tous ces stéréotypes ne sont pas énoncés comme ça par le législateur, mais d’une certaine manière, c’est cela que ça signifie.
Or il y avait une manière en France d’en sortir très simplement, contrairement à ce qui a été dit par le gouvernement—d’ailleurs des magistrats m’ont confirmé qu’ils l’avaient suggéré au cabinet de Marlène Schiappa. Il s’agit de définir un nouveau crime n’interrogeant plus l’attitude de l’enfant victime : tout acte sexuel avec pénétration sur un enfant de quinze ans serait un crime, partant du principe que la question du consentement n’a pas à être posée à jusqu’à cet âge. Evidemment, la loi pourrait permettre de tenir compte de l’écart d’âge entre les parties pour ne pas condamner un majeur de dix-huit ans qui aurait une histoire d’amour avec un mineur trois ans plus jeune. Politiquement, cela n’a pas été accepté. Pourquoi ? Parce que le stéréotype du possible consentement des enfants reste posé en France.
FS : Vous dites que la société semble s’être nettoyée de sa tolérance culturelle au viol des enfants, d’où la prédominance actuelle de la stratégie du déni. L’apparition du SAP (syndrome d’aliénation parentale) est-elle l’expression d’un changement de stratégie face à ce recul de la stratégie de légitimation ?
PJ : Personnellement, j’ai beaucoup de mal avec cette idée de « stratégie », parce que c’est prêter beaucoup d’intelligence à des gens qui en manquent. Il faut plutôt concevoir les choses en termes d’émergence : cette idée que, quand un enfant dénonce l’agression sexuelle d’un adulte, il ne faut pas l’écouter. Qu’un enfant, quand il parle, il dit n’importe quoi. C’est un stéréotype très ancien. Au 19ème siècle on a « inventé » la pédocriminalité en ajoutant ce crime au code pénal dans les années 1830 en France. Jusqu’alors, il y a des pédophiles invisibles mais il n’y a pas de pédocriminels, parce que la pédocriminalité, c’est la loi qui la définit, c’est un terme juridique. A partir du moment où l’on crée l’idée de pédocriminalité, les personnes visées se comportent comme toute personne que l’on accuse en niant le crime qui leur est reproché. Et à ce moment-là, il y a des valeurs culturelles, un regard culturel sur la sexualité, sur les enfants, sur les adultes et sur les rapports adultes-enfants qui va venir étayer tout ça d’une manière pseudo-scientifique, avec des théories de médecins, de psys etc. On parle d « accusation hétéro-génitale » pour décrire de fausses accusations d’agressions sexuelles de mineurs.

Ce qui se passe avec le Syndrome d’Aliénation Parentale (SAP) et autres théories soeurs, c’est juste la continuité de ces croyances culturelles anciennes, une ré-émergence qui tombe bien. Qui tombe bien, parce que pendant les années 70-80, beaucoup de gens influents trouvaient formidable que l’on ait du sexe avec les enfants. Puis petit à petit, apparaissent des victimes qui ont 30 ou 40 ans, qui commencent à passer à la télévision pour dire qu’elles ont souffert et continuent à souffrir. La société change de ton par rapport à ça. Et donc le déni façon « accusation hétéro génitale » du 19ème revient sous la forme du SAP sous la plume de quelques auteurs américains farfelus come Gardner ou le pasteur Underwager et aujourd’hui van Gijseghem au Canada, Bensoussan en France… Je suis certain que, si l’on cherchait parmi tous les auteurs inconnus qui ont écrit sur le sujet au début des années 80, il y a sans doute beaucoup d’autres Gardner. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, ? Il y en a un qui émerge… Le problème, ce n’est pas Gardner, ce sont les valeurs culturelles qu’il reflète, qui sont très ancrées et qui font son succès immédiat.
FS : Pourquoi Gardner plus que les autres ? Et vous soulignez que ce sont des théories qui n’ont aucune valeur scientifique, rejetées par la communauté psychiatrique, qui ont pourtant été enseignées dans des écoles de la magistrature, qui sont reprises par des magistrats, des travailleurs sociaux, et des avocats de la défense bien sûr. Pourquoi cet engouement ? Parce que, encore récemment, dès que des femmes en cours de séparation accusaient leur ex-conjoint d’inceste, presque toujours le SAP était mentionné…
PJ : C’est parce que cela répond à un stéréotype ancien, et un stéréotype récent. L’ancien, c’est que les femmes sont des louves qui s’approprient leurs petits en les couvant, en les étouffant. Elles sont totalement fusionnelles avec eux, et une fois qu’elles les ont mis bas, elles écartent le mâle. Le deuxième stéréotype, c’est qu’il y aurait l’apparition d’une nouvelle forme de paternité qui n’existait pas jusque-là : tout à coup les hommes se découvriraient parents, tout à coup ils se découvriraient de la tendresse pour les enfants. Là aussi, historiquement, c’est faux car cela toujours existé. La différence, c’est que c’était de l’ordre de l’intime : ça ne se montrait pas. On voit chez Balzac des pères qui font des câlins à leurs enfants, et c’est décrit par l’écrivain comme quelque chose de très banal. En revanche, notamment dans « Le père Goriot », il y a une scène où un père fait des câlins à son enfant, mais quelqu’un arrive, et il arrête immédiatement: un homme ne fait pas un câlin à des enfants en public, ce n’est pas viril. Donc le SAP, c’est que les pères voudraient aussi s’investir auprès de leurs enfants mais que les mères les en écartent et se les aliènent. D’où les « fausses » accusations d’agressions sexuelles ou de violence conjugale.
Du coup, Gardner et les autres théorisent l’idée que les violences sexuelles, en fait, il n’y en a pas et que les dénonciations fallacieuses par défaut sont le symptôme de cette attitude des mères qui veulent écarter les pères. D’ailleurs cela ne se joue pas que dans le cas des violences sexuelles, cela apparaît aussi au Québec, en particulier dans le cadre de violences conjugales comme l’a démontré le sociologue Simon Lapierre. Quand une femme dénonce des violences conjugales au moment d’une séparation, on dit : « elle fait ça pour garder les enfants et écarter le père».
Il faut donc considérer Gardner et les autres comme les parties saillantes d’un mouvement culturel qui les précède depuis longtemps, et par chance pour eux, ce sont eux qui ont été rendus visibles, parce qu’ils sont peut-être plus agités ou chanceux que d’autres, mais sans plus.
FS : Vous signalez que ce SAP est un véritable bouclier pour les pédocriminels et vous mentionnez que les avocats eux-mêmes déconseillent aux femmes séparées ou en cours de divorce de porter plainte si elles constatent que leur enfant a été victime d’agressions sexuelles par le père, parce que, à cause du SAP, elles risquent de se faire enlever l’enfant par une décision de justice et qu’il soit placé, ou même confié au père agresseur. Vous pouvez commenter sur cette énormité judiciaire ?

PJ : Au moment où mon livre est sorti en février, je recevais quotidiennement deux ou trois messages de femmes que je ne connaissais pas, qui me disaient : « je vous ai entendu parler à la télé, c’est mon histoire dont vous parlez », et ensuite elles me racontaient leur histoire sur les réseaux sociaux ou ailleurs. C’est une observation qu’on peut faire : quand une femme porte plainte parce qu’il y a eu des agressions sexuelles sur son enfant de la part du père voire, si ce n’est pas la mère qui signale, parce qu’il y a eu des signalements parce que l’enfant a parlé à un médecin, à une maîtresse d’école ou autre, il y a un risque important que la décision de justice soit prise contre la mère et contre les intérêts de l’enfant. Ce qu’il faut se dire, c’est que les JAF (juges aux affaires familiales) et les juges des enfants sont des juristes et seulement des juristes. Ils n’ont aucune compétence pour auditionner un enfant ou mesurer ce qui se passe dans une famille : ils ne sont pas psychologues, ils ne sont pas pédopsychiatres, alors que de tels actes demandent des compétences très pointues. Néanmoins, ils prennent des décisions qui impactent la vie des gens en se fondant sur un bon sens très peu rationnel. Et comme le poids des stéréotypes pèse sur eux, et sur elles comme sur chacun, ils vont agir en fonction de ces stéréotypes, et non pas selon des méthodes rationnelles et raisonnées. En conséquence de quoi, lorsqu’un signalement est adressé à la justice ou lorsque l’on dénonce des agressions sexuelles commises sur l’enfant par le père, le risque existe réellement qu’une mauvaise décision de justice soit prise et que l’enfant soit confié au père.

FS : Vous avez évolué en infiltré dans les milieux masculinistes au Québec ; pouvez-vous nous parler de cette expérience d’infiltration ? Qu’est-ce qui vous frappé dans ces mouvements?
PJ : A l’époque où je travaillais avec une productrice québécoise, elle me disait : « mais pourquoi tu t’intéresses à ces zozos ? Ils représentent en tout 20 ou 30 mecs dans la société, c’est des extrémistes, c’est une goutte d’eau dans l’océan, c’est rien du tout. » Bien sûr, et heureusement, des hommes qui s’organisent comme eux en mouvements « de pères », il y en a peu. En revanche, ils sont la partie saillante de l’iceberg, ils sont extrêmement révélateurs du reste du corps social. Je compare cela au racisme : d’après les sondages du CNCDH, près de la moitié des Français se définissent comme (un peu) racistes. Si l’on ajoute celles et ceux qui (se) mentent à ce sujet, on obtient une palette qui va de celui qui se dit antiraciste mais qui, quand même, de temps en temps, a des attitudes un peu limites, à celui qui est raciste mais qui en a honte, celui qui est raciste et qui l’assume un peu, celui qui est raciste et l’assume complètement, celui qui milite au Front national, voire dans les mouvements néo-nazis et autres : c’est un continuum. Pour les mouvements masculinistes, le phénomène est comparable: ces hommes des associations « de pères » sont l’équivalent des racistes qui militaient au Front national à l’époque de Le Pen père : racisme mondain, décomplexé mais qui n’est pas tout à fait l’expression des néo-nazis. On observe ici, une misogynie décomplexée car théorisée, d’apparence rationnelle et qui plus est, formulée comme une demande d’égalité…
Quand le film est sorti, on me demandait souvent : « mais il y en a combien, des hommes comme ça ? » J’ai toujours répondu : « des millions ». Parce que si on va dans un PMU à onze heures du matin et qu’on écoute les hommes qui prennent l’apéro et qui parlent de leur femme, ils parlent comme des masculinistes. Ils ne théorisent pas, ils n’ont rien lu, ils n’ont rien écrit, ils n’ont pas de blogs—mais c’est du même tonneau. Même chose dans certains clubs masculins plus bourgeois où l’on protège un entre soi masculin moins vulgaire mais tout aussi misogyne. C’est un phénomène culturel extrêmement profond, extrêmement ancré. Et le mouvement masculiniste présente cet intérêt d’offrir des saillances que l’on peut observer.
Le point commun entre tous les hommes que j’ai rencontrés dans ces associations dites « de pères », c’est que ce sont des gens extrêmement déprimés. Ils ont compris que le monde avait changé, (et la particularité du Québec, c’est que c’est un pays qui n’a pas été détruit par la Deuxième guerre mondiale, les changements sont survenus en dix ans, dans ce qu’on a appelé la « révolution tranquille », donc ça a été un peu on/off), et ce sont des hommes qui refusent de prendre ce tournant historique, parce que tout à coup, on leur supprime leurs privilèges. Ce mouvement est vraiment une défense de privilèges, on n’est absolument que là-dedans. Et ils sont totalement déprimés parce qu’ils ont bien compris que c’était foutu, ces gens n’ont pas du tout l’espoir de renverser la machine, ils n’y croient pas du tout. Du coup, ils sont en colère contre tout. Ils fantasment un passé où il faisait froid en hiver et chaud en été, où les trains arrivaient à l’heure, et où les enfants étaient polis—je caricature à peine. Pour certains d’entre eux, ça va au-delà de ça, ce n’est pas qu’ils sont déprimés, c’est qu’ils sont désespérés—et certaines personnes, quand elles sont désespérées, sont dangereuses—on l’a vu avec les attentats commis par les incels.

Elliot Rodger, figure de proue des incels
Les incels sont des hommes qui sont totalement désespérés, ils n’ont rien compris—ils n’ont pas toujours les moyens intellectuels de comprendre ce qui leur arrive. Et le danger, il est là évidemment. Le massacre de l’Ecole polytechnique à Montréal, c’est ça : un type qui est complètement désespéré, fou de rage qu’on lui retire son trône—donc il faut qu’il se venge. Et parmi les masculinistes que j’ai rencontrés de près, certains m’ont tenu des discours qui m’ont terrorisé. L’un d’entre eux me disait qu’il rêvait de se suicider en tuant plein de monde, en particulier en tuant des juges, sa bête noire. J’ai remarqué chez eux une attitude souvent assez paranoïaque et complotiste. Il faut donc observer ce milieu comme un révélateur, un milieu très restreint quantitativement mais très dangereux, car son fondement stéréotypé a toujours cours. C’est d’ailleurs ce qui rend leur idéologie si facile à vendre. Ce qui explique les pleines pages dans la presse à la gloire de ces hommes et de leurs idées.
FS : Et aussi, comparativement à leur importance numérique, ils tiennent beaucoup de place sur les réseaux sociaux…
PJ : Certains sont des monomaniaques qui passent leur vie derrière un écran. Des monomaniaques, il y en a dans tous les combats politiques. Il est vrai que, même dans des groupes dont je partage les idées, j’observe que certaines personnes sont actives jour et nuit sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas spécifique aux masculinistes mais eux, ils sont particulièrement agressifs. Surtout avec les femmes évidemment.
FS : Vous dites que, dans les associations de pères, il y a des hommes violents et pédocriminels, et que des pédocriminels condamnés pour viol sont soutenus par ces associations. Vous allez jusqu’à dire que « pédophilie et inceste sont, de façon inavouée, au cœur de la pensée masculiniste » et même de la culture patriarcale. Vous liez l’inceste au pouvoir ancestral du père, archaïsme qui hante nos sociétés prétendument d’égalité des sexes. Pouvez-vous commenter?
PJ : Je n’emploierai même pas le mot archaïsme, parce qu’on est toujours au cœur de ce fonctionnement. On évoque souvent le patriarcat comme un mode d’organisation (d’oppression) entre les hommes et les femmes, mais le patriarcat, c’est beaucoup plus complexe que ça, c’est beaucoup plus vaste, c’est un mode d’organisation sociale, et au-delà même de l’organisation sociale, c’est un mode d’organisation psychique concernant la compréhension du monde et de ce qui nous entoure.
C’est le mode d’organisation que nous portons tous et toutes en nous parce que pour l’instant, il n’existe pas (encore) d’autre modèle existant qui nous permette de penser autrement. Le patriarcat, c’est la priorité de celui qui est né avant, c’est la priorité du masculin sur le féminin, et quand on dit priorité du masculin sur le féminin, ce n’est pas seulement les hommes sur les femmes, c’est l’ensemble de nos concepts : c’est-à-dire que nous rangeons conceptuellement l’ensemble du monde, de tout ce que nous voyons en masculin/féminin, avec une hiérarchie entre les deux, avec la verticalité d’une organisation qui est fondée sur le pouvoir, sur l’autorité.

La question du pouvoir, de l’autorité, en particulier en France, nous est toujours présentée comme quelque chose de légitime, de normal et d’indépassable : on nous dit qu’il faut plus d’autorité mais en réalité, c’est le mode d’organisation sociale du patriarcat qu’on n’arrive pas à dépasser et dans lequel le père est central. Il est central pour des raisons évidentes, c’est que la première construction, c’est la famille où une hiérarchie se fonde à partir de celui qui est à la fois masculin et né avant : le père, et le père du père, et le père du père. Et ensuite, à partir du moment où la société se fonde et commence à se construire en dehors de la famille de sang, sur fond d’échange des filles, la construction devient de plus en plus complexe : la sédentarisation, des villes, des Etats, des Etats-nations.
Et au cours de ce processus, on n’a jamais remis en question le père comme position politique : celui qui domine sa famille puis des groupes de plus en plus larges et complexes jusqu’au père de la nation. (Je ne confonds évidemment pas avec l’idée du papa qui est le parent masculin qui éduque, soigne, aime) Le père est une position politique : celui qui a le pouvoir, le pouvoir de décision, et aussi l’obligation de protéger—en tout cas, c’est comme ça que c’est présenté—et surtout la propriété. La propriété du corps des femmes et des enfants, c’est écrit en toutes lettres partout à toutes époques confondues. Aujourd’hui évidemment, on ne le dit plus comme ça, on ne dit plus que l’homme possède le corps de sa femme, mais le viol conjugal n’a été pénalisé en France qu’à la fin du XXe siècle et on voit bien que, dans les stéréotypes, cela continue à survivre.
Evidemment que la question de l’inceste et même de la propriété du corps des enfants en général par les adultes, que la question de l’appropriation sexuelle du corps des enfants par le père (ce n’est pas nécessairement le père direct de l’enfant, mais celui qui incarne la figure du père, qui a la légitimité, qui a le pouvoir, qui a le droit comme le prof, le curé, le moniteur, l’entraîneur sportif), c’est la question du droit, du droit sur l’autre. Françoise Héritier disait : « le seul mammifère qui tue sa propre femelle, c’est l’être humain ». Et ce n’est pas suite à un excès de bestialité—puisque justement, les bêtes ne le font pas, c’est parce qu’il a institué qu’il en avait le droit. La question est celle du droit et donc celle du patriarcat, ce mode d’organisation politique vertical, avec le père qui est tout en haut ; Emmanuel Macron nous le dit tous les jours, qu’il est notre père, et il n’est pas le seul. Des pères, il y en a partout, du haut en bas de la société. Et la remise en question du patriarcat, il faut qu’elle porte évidemment sur le mode d’organisation entre les hommes et les femmes, mais elle ne doit pas s’arrêter là.
Parce qu’il y a deux formes de pensée égalitaire qui s’opposent, il y en a une qui dit qu’il faut de la parité à tous les niveaux, parce que ça serait juste—et c’est vrai. Donc on pourrait appliquer la parité à tous les étages, les entreprises, l’Etat, les institutions, il faudrait qu’il y ait autant de femmes que d’hommes à tous les niveaux. C’est une chose intéressante, mais cela ne remet pas en cause le patriarcat. Parce que quand les lieux de pouvoir sont occupés possiblement par des femmes, à ce moment-là, ces femmes deviennent des hommes: dans l’exercice du pouvoir, ce sont des hommes (comme la pharaonne Hatshepsout qui était considérée comme un pharaon et représentée comme une homme dans la statuaire). Toutes les discussions linguistiques sur le fait qu’il ne faut pas dire « une ministre », « une députée », ce n’est que ça : qu’une femme exerce le pouvoir, finalement on va devoir s’y résoudre, il faudra bien l’accepter, on n’a pas le choix, mais quand elle exerce le pouvoir, c’est un homme, c’est un père. Et c’est ça qu’il faut remettre en question, parce que si on ne le remet pas en question, on n’avance pas. La difficulté est que, ce faisant, on remet en question la fonction même du pouvoir. C’est pour moi souhaitable, mais peu de gens partagent cette idée.
C’est très compliqué, et ce que je dis n’est pas populaire. On fait aux femmes des concessions, petit bout par petit bout, dans la mesure « où elles nous cassent les pieds ». Elles nous « prennent la tête » sur tel thème, bon alors, on va concéder un petit bout, et on verra demain si on ne fait pas machine arrière. Le problème, c’est qu’à ce rythme-là, ça va durer des siècles. C’est pour cela que je crois—et je ne le dis pas dans le livre mais on peut le deviner– que le féminisme radical et l’anarchisme (c’est-à-dire la volonté d’une société sans pouvoir) vont très bien ensemble. Parce que c’est la remise en question du pouvoir en soi, et Françoise Héritier le démontrait formidablement: ce qui définit le pouvoir, c’est le masculin, et ce qui définit le masculin, c’est le pouvoir. Masculin, ça veut dire : celui qui a le pouvoir, celui qui est hiérarchiquement supérieur, ça ne veut rien dire d’autre. Comme par hasard, ce n’est pas ce que l’on a retenu de ses théories…

FS : Ca n’a pas d’autre contenu….
PJ : Il n’y a pas d’autre contenu. Quand on décide que le Covid doit être féminin, ce n’est pas un hasard. On a une pandémie qui nous tombe dessus, et tout à coup, les académiciens qui n’ont jamais rien voulu féminiser, veulent féminiser ce malheur (c’est en plus une erreur linguistique parce qu’alors, il faudrait dire « la week-end », si l’on suit leur raisonnement puisque « end » est « la fin », féminin en français).
Dans ces combats politiques, on a toujours l’impression qu’il y a un bon camp et un mauvais camp, et chacun pense évidemment être dans le bon. Mais c’est beaucoup plus complexe, parce qu’avoir des enfants et essayer de se comporter avec eux en essayant de s’en tenir à quelque chose qui soit cohérent avec ce que je vous dis là, ce n’est pas si simple. Parce qu’on croit qu’avoir un enfant, c’est avoir de l’autorité sur lui pour essayer de lui inculquer les bonnes manières, les bons comportements, mais si on se dit : « il faut arrêter avec l’autorité », on fait comment avec les enfants ? Il faut inventer, il faut être créatif, il faut accepter de se tromper. En parler avec eux.
D’autre part, c’est aussi très complexe quand on vit en couple hétérosexuel, car on vit sur des stéréotypes genrés, tout le temps, femmes comme hommes. Et parfois on peut même nuire à l’autre parce qu’on a voulu aller trop loin dans la remise en question de quelque chose, ce qui provoque un inconfort. Enfin, on ne peut qu’observer que tout ce « bain » culturel patriarcal qui nous constitue toutes et tous justifie culturellement l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Ce qui explique l’aspect massif du phénomène. C’est évidemment très inconfortable de penser une telle chose. Je n’ai pas envie de vivre avec ça, pourtant c’est cela le réel avec lequel je dois me confronter. C’est un système complexe, et il faut l’aborder dans cette complexité-là, sans quoi on prend des mesurettes.
Le gouvernement va faire une commission, et c’est très bien, mettre les problèmes sur la table, en parler, c’est déjà une chose. Ce qu’il faut derrière pour changer les choses est évidemment très global, coûteux et sans doute « radical » aux yeux de certains.
FS : Je disais justement que le féminisme institutionnel, son rôle est de veiller à ce que le féminisme n’aille pas trop loin, du côté du féminisme radical… C’est une espèce de garde-fou.
PJ : Là aussi, c’est complexe. Qui sont les femmes qui ont pu être les premières féministes ? Les femmes de la bourgeoisie, les ouvrières n’en avaient pas la possibilité. Je viens d’un milieu ouvrier, les femmes n’avaient aucune possibilité de revendiquer quoi que ce soit, à aucun niveau. C’est normal qu’émerge là une pensée issue de la bourgeoisie. Dans ma famille, toutes les femmes ont été battues, toutes. Ce qui était problématique, ce n’est pas qu’un homme batte sa femme, c’est qu’il la batte trop fort. Et alors là, on disait : « il exagère ! ». Et quand je parle de battre sa femme trop fort, je parle de laisser sa femme par terre inconsciente.
En tant qu’homme, j’ai la plus grande sympathie pour les féministes les plus radicales, y compris celles qui s’en prennent à moi. Elles ne supportent pas qu’un homme mette son grain de sel dans le truc, et je les comprends. Le livre qui vient de sortir, qui fait scandale, qui défend la misandrie (« Je déteste les hommes » de Pauline Harmange NDLR), ce scandale, moi ça me fait rigoler. J’ai beaucoup de sympathie pour ça, parce que c’est de ça qu’on a besoin aujourd’hui.
FS : Je ne peux pas désavouer les femmes qui sont misandres, généralement elles ont de sérieuses raisons pour ça—comme une longue histoire d’agressions, d’abus, de violences diverses dont, même à l’heure de #metoo, l’ampleur reste sous-estimée…
PJ : Bien sûr. Et donc en tant qu’homme en patriarcat, qu’est-ce qu’on fait ? La première chose à faire, ça serait de se taire, et en même temps, il ne faut surtout pas se taire, parce que si on se tait, on est complice. Je pense que chacun où il est peut faire des choses, et en tant que parent aussi. Être un papa et ne pas être un père, c’est peut-être ça le chemin, une utopie, une tentative…
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