PAR HUSCHKE MAU
Huschke Mau est une survivante d’environ 10 ans de prostitution en Allemagne, où l’industrie du sexe est légalisée. Elle est maintenant une activiste passionnée contre l’institution prostitutionnelle et soutient le modèle nordique. Elle est la fondatrice du Network Ella, une organisation rassemblant des survivantes de la prostitution et elle tient un blog https://huschkemau.de/fr/.
C’est une page du journal qu’elle tenait quand elle ne s’appelait pas encore Huschke, et qu’elle attendait le client dans un bordel sous le nom de Svenja, Charlotte, ou autre.
Les mots de ce journal sont crus—mais si on n’utilise pas ces mots, on cache ce qu’est vraiment la prostitution.
Pourquoi cette dépression hier, ce naufrage total et cette envie de tout lâcher ?

Peut-être que je ne peux plus faire ce travail, peut-être que je ne peux plus supporter l’existence de ce système menteur dans lequel des vieux hommes lubriques baisent des jeunes filles, en fait les brisent si ça leur plait, comme autrefois les filles « souillées » ou « tombées » étaient consignées à la prostitution, (c’était la coutume à l’époque médiévale : une fois qu’une fille est « corrompue », qu’est-ce que ça peut faire qu’elle soit prostituée ?) Donc de nos jours, les filles sont violées par leurs pères, frères, grands-pères et oncles, ce qui les amène logiquement à entrer dans cette branche d’activité où elles sont de nouveau traitées comme des moins que rien, criminalisées, discriminées, et re-victimisées.
Ma misérable condition, je considère que l’Etat allemand est en partie responsable, parce qu’il ne juge pas nécessaire de donner une chance, au moins une deuxième chance, aux enfants « anti-sociaux » abusés et maltraités dont la vie a commencé dans des circonstances désastreuses—circonstances sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. Et c’est de cette condition misérable que certains hommes et le système patriarcal, profitent : mes prostitueurs, mes proxénètes, et l’Etat allemand.
J’ai été utilisée et jetée par la société, comme si c’était ma faute d’avoir été une enfant maltraitée, et maintenant je suis une pariah—n’importe qui peut faire de moi ce qu’il veut, apparemment tout le monde peut me baiser s’ils en ont envie ; en fait plus vraiment n’importe qui, maintenant c’est seulement ceux qui peuvent payer, et ce qu’ils veulent puisqu’ils payent, c’est que j’accepte enfin de mettre tous mes trous à leur disposition.
Et il y a ces messieurs de l’IRS (l’administration fiscale) qui veulent aussi leur part, n’est-ce pas ? En plus de mon proxénète dont j’ai littéralement acheté la maison, la Jeep et la Mercédès classe S en me faisant baiser. Lui aussi peut me baiser quand il veut, ça va sans dire, vu la façon dont il traite mes collègues ses autres prostituées qui ne doivent pas lui dire non, ou sinon…

Et le client aussi est un profiteur, et il en veut toujours plus, mais aussi est-ce qu’il y a quelque chose que l’on ne puisse pas faire à quelqu’un qui suce autant de bites ? A quelqu’un qui, dans la logique des prostitueurs, doit être en chaleur toute la journée, et c’est aussi pour ça qu’elle doit être punie. Vraiment tout ce qu’il lui faut, c’est qu’on s’occupe d’elle, qu’elle soit bien baisée.
C’est ce que nous faisons pour eux, tous les jours, et pourtant ils sont tout le temps en train de se plaindre des putes qui ne sont pas partantes pour tout. Ou bien nous sommes une mauvaise pute (et nous ne gagnons rien), ou ils nous racontent leurs aventures dans les bordels, et toutes ces filles horribles qu’il est impossible de baiser, pas comme nous les bonnes putes qui acceptons tout. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ça nous fait mal.
D’abord, on n’en fait jamais assez. Et ils sont outragés : « quoi, pas de pipe sans préservatif ? Mais c’est un truc standard ! Si on le fait avec un préservatif, je ne sentirai rien du tout. Et ça ne doit pas être agréable pour vous non plus, avec ce latex »–et je pense : quel plaisir je suis censée ressentir en faisant une fellation sans capote ? Est-ce qu’ils pensent vraiment que je préfère avoir du sperme dans la bouche, en plus d’une bite mal lavée ? Je préfère cent fois le caoutchouc!
Et : « tu aimes avaler, hein ? Ca fait partie du plaisir ? » Et « quoi, la sodomie n’est pas incluse ? Pourquoi ? C’est très agréable, et tu n’as sans doute jamais essayé ». Oui, c’est sans doute agréable pour VOUS, et non, je ne veux pas essayer, ça va me faire mal, je fais une taille 34, vous avez pensé à ça ?) Mais non, c’est non. « Alors, si tu refuses la sodomie, est-ce que je peux au moins jouer un peu avec cet endroit ? » Et c’est ce qu’ils font, et ils essaient quand même de vous mettre un doigt dans le cul.
Et la discussion continue : « Quoi, tu n’acceptes pas d’embrasser ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne savais pas ! Et pourquoi ce n’est pas inclus ? Je ne comprends pas. » Exactement, pourquoi deviez-vous avoir droit à chaque centimètre de notre corps, alors que vous avez déjà accès à presque tout de toute façon ? Vous nous avez presque complètement.

« On embrasse quand on baise, c’est normal, et est-ce que je peux aussi te jouir sur le ventre, sur les seins, sur le visage, sur la chatte ? Non ? Pourquoi pas ? Comme ça, tu ne risques pas de tomber enceinte, et je suis en bonne santé, comme tu peux le voir » (ça, ils le disent tous). Et de toute façon « Allons, je peux au moins frotter un peu ma bite sur tes fesses, hein ? Sinon, je ne pourrais pas bander, c’est tellement impersonnel si on ne peut pas faire ça, c’est tellement sans émotion ».
Et c’est comme ça qu’ils dansent allégrement sur nos limites toute la journée, et s’il y a une chose que j’ai apprise quand j’ai du « élargir la gamme de mes services » afin de gagner un peu d’argent et de ne pas mourir de faim : ils n’en ont jamais assez, ils ne sont jamais satisfaits du service. Faire une pipe sans préservatif et avaler, commencer par proposer d’embrasser puis passer au fisting, exiger de vous gicler dans la figure après une sodomie et de vous étrangler. Si vous acceptez, ils vont vouloir vous pisser dans la bouche, que vous leur léchiez l’anus, et vont vous faire presque vomir ou étouffer en vous enfonçant leur bite dans la gorge, style « deep throat ».
En plus de ça, vous pouvez si vous en avez envie, m’enfoncer des godes ou des bites, et l’utilisation de gel lubrifiant, ou humidifier, ou même demander avant, ce n’est même pas nécessaire parce que je suis supposée être excitée toute la journée. La meilleure façon de m’y prendre avec eux, c’est d’essayer de leur faire croire que j’attendais quelqu’un comme lui, et alors ils disent que « j’aime ça », que je suis comme un animal.
Et comme ils pleurnichent ! C’est dur pour eux. D’abord ils doivent passer un temps fou à trouver une fille avec qui ils peuvent s’envoyer en l’air et qui ne soit pas « têtue » (c’est-à-dire qui ose décliner certaines des pratiques sexuelles qu’ils proposent ou qui pose des limites).
Le mieux pour elle, c’est d’être en chaleur tout le temps comme une chienne, mais elle doit être aussi étroite et jolie bien sûr. Sinon, ils ne condescendront pas à la violer, sinon elle n’est pas baisable. Et ceci alors qu’à, l’extérieur, le physique d’ aucun de ces prostitueurs ne justifie un coup d’œil, au bordel, ils se plaignent que mes seins sont trop petits, ou que la couleur de mes cheveux est moche, ou que mes fellations avec préservatifs ne sont pas bien faites, ou n’importe quoi. Parfois, ils me disent que je n’ai pas l’air assez « allemande ».

Mais quand ils « condescendent »–oui, c’est comme ça qu’ils voient les choses—finalement à me baiser, ils veulent la totale, avec la musique et les feux d’artifice. Le client est roi, et est-ce que ça m’arrive souvent de voir des hommes comme lui, qui est une bête de sexe, qui s’occupe de moi comme il faut, qui me baise vraiment bien ? Et là, je dois écouter des trucs comme « je suis vraiment un bon coup, hein ? C’est moi qui devrais être payé, là ! » Ou « Allons, je suis plutôt pas mal, alors on peut le faire pour 80 seulement, ok ? »
Mais ce qui est le plus dégradant, c’est de faire semblant d’avoir un orgasme pour les satisfaire. Des sales putes, c’est ce que nous sommes, c’est tout ce que nous méritons, donc tout le monde peut nous mettre sa bite, et tout le monde fait de l’argent avec nous. C’est le summum du capitalisme, je crois.
En ensuite, une fois qu’ils ont joui, ils veulent partir en vitesse, mais ils ne peuvent s’empêcher de pleurnicher une dernière fois : « Ce n’est pas facile pour nous de gérer ce conflit, mais qu’est-ce que je peux faire ? Ma femme n’est pas d’accord pour faire ça ! » Un court moment d’apitoiement sur lui-même, un bref remord qui sonne faux, une petite tape sur les fesses, et « à bientôt ».
Un grand spectacle et un film épique. C’est le prix qu’ils paient pour leur droit à l’institution prostitutionnelle et—ça doit être dit haut et fort—ils aiment payer pour ça, parce que toute façon, c’est une somme pitoyable La seule chose plus pitoyable, c’est nous les putes.

Ca suffit comme ça. Je ne peux plus faire un client de plus aujourd’hui, ça me ferait trop mal. Me forcer à faire ça, m’ouvrir à ça, c’est mortel. Je me sens libérée par cette décision d’une certaine façon, mais la peur du lundi est toujours là, où il faudra que je ne sois plus aussi vulnérable, que j’oublie que je sais que c’est de la violence, si je ne veux pas qu’on assassine de nouveau mon âme.
25 janvier 2005.
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