INTERVIEW DE LAURA RAPP
Par Francine Sporenda
Ancienne victime de violences conjugales et rescapée d’une tentative d’homicide par son ex conjoint, Laura Rapp a décidé de faire de ses blessures une force en écrivant son livre « Tweeter ou mourir » qui vient de paraître aux éditions Michalon, où elle raconte ses années de combat face à un système favorable aux hommes violents.
Son livre est surtout un appel à mieux protéger les victimes de violences intrafamiliales.
FS : Votre conjoint, après des violences répétées, a finalement tenté de vous étrangler en présence de votre fille. Placé en détention provisoire, il sera finalement libéré avant son procès, les seules mesures de protection étant un contrôle judiciaire avec une interdiction de rentrer en contact avec vous et votre fille– mais pas de bracelets, pas de téléphone grand danger ni d’interdiction de se rendre dans votre département, ce qui vous a fait vivre dans une terreur permanente. Vous soulignez qu’on encourage les femmes battues à déposer plainte mais s’il y a dépôt de plainte sans que soient mises en place des mesures de protection de la victime, celle-ci est encore plus en danger. Est-ce que les mesures mises en œuvre après un dépôt de plainte sont adéquates ? Que pensez-vous de l’efficacité du téléphone grand danger, des bracelets, des mesures du Grenelle etc.et de leur mise en application ?
LR : Quand une femme est véritablement en danger de mort–je parle face à un homme qui est très dangereux–la mesure qui la protège le mieux, c’est la détention provisoire ; on ne va pas se mentir : c’est la seule mesure qui protège totalement la victime mais on sait que c’est l’exception, il n’y a pas beaucoup d’hommes violents qui sont placés en détention provisoire. Après, il y a les mesures d’urgence : l’ordonnance de protection qui existe depuis 2010, et la loi d’Aurélien Pradié a permis de réduire le délai maximal de six jours à compter de la fixation de la date d’audience pour que le juge aux affaires familiales délivre cette ordonnance, et si c’est court pour les avocats et la justice, face à un homme qui est armé, moi ça me parait long. Il y a également le bracelet anti-rapprochement, c’est pareil, cela prend du temps à mettre en place. Il y a eu une tentative de féminicide il y a quelques mois à Clermont-Ferrand, le juge aux affaires familiales avait demandé le bracelet anti-rapprochement mais le temps que ça se mette en place, l’homme a de nouveau tiré sur son ex-compagne.

FS : Mais surtout, pour le bracelet anti-rapprochement, j’ai appris avec stupéfaction il y a quelque temps qu’il faut l’accord de l’homme violent.
LR : Oui, il faut l’accord de la victime et l’accord de l’auteur des violences, et en plus, ça prend du temps, et pendant ce temps-là, l’homme est en liberté, et c’est un gros problème. Moi aujourd’hui, je suis sceptique : même l’ordonnance de protection, c’est 6 jours, face à un homme dangereux, on pisse dans un violon–c’est un bout de papier qui pose une interdiction d’entrer en contact. Chaque semaine, j’ai des victimes qui me disent que ces hommes ne respectent pas ces interdictions, et il y a un manque de coordination entre les différents services. Quand il y a une interdiction d’entrer en contact et si l’homme se pointe en bas de chez la victime, la contacte au téléphone et sur les réseaux sociaux, face à toutes ces infractions, il y a un manque de réactivité, la justice ne réagit pas toujours. Il y a un manque de moyens humains et financiers dans le suivi de ces affaires, en particulier quand une victime arrive dans un commissariat–bien qu’il y ait des policiers qui fassent assez bien leur travail–la justice doit suivre derrière sinon cela ne sert à rien de déposer plainte.
FS : D’après ce que vous dites dans votre livre, il semblerait que le problème vienne surtout de la justice. Parce que, avec vous, la police a été à peu près correcte.
LR : Globalement, oui. On peut me dire : quand il y a eu des interventions de la police, je n’ai pas toujours déposé plainte, et si je l’avais fait, ils auraient pu l’arrêter mais c’est très compliqué : il y a la peur, la honte, la culpabilité. Même si depuis il y a eu davantage de formation, on ne va pas dire que tout est parfait, et il y a eu un peu d’amélioration au niveau des dépôts de plainte mais le problème, c’est qu’est-ce qui se passe après une garde à vue ? Si déjà Monsieur va en garde à vue, qu’est-ce qu’on fait de la victime qui est en danger quand la garde à vue est terminée ? Il faudrait une coordination police/justice/associations (des gens très formés), et mettre en œuvre un protocole qui se déclenche rapidement, afin qu’on ne dise pas aux victimes « retournez chez vous ». J’ai milité pour le bracelet anti-rapprochement avec Aurélien Pradié suite à mon tweet, je trouve que c’est mieux que rien du tout, même si c’est stressant pour la victime, j’ai vu qu’il y avait des problèmes pour la mise en place, et les échecs sont rejetés sur les juges mais les juges, ils appliquent la loi, et ce n’est pas si facile que ça à faire appliquer, le bracelet. Qu’est-ce qui se passe si un juge veut le mettre en place et que l’auteur des violences ne veut pas ?
FS : Je comprends mal pourquoi il faut l’accord de l’auteur. Ca revient un peu à dire : « ok, si on met un criminel en prison, il faut qu’on obtienne son accord ». Pourquoi faut-il obtenir l’accord du criminel pour une mesure prise par la justice à son endroit ?
LR : Vu que ça relève du civil, les juges aux affaires familiales ne sont pas habitués à prendre des mesures d’urgence qui relèvent peut-être du pénal, et ça va peut-être contre les droits des auteurs de violences… La justice protège leurs droits, vous connaissez la présomption d’innocence… Le problème, il est là : une mesure imposée avant le jugement, c’est toujours compliqué, mais le bracelet anti-rapprochement, pour un homme dangereux, s’il n’est pas mis en détention provisoire, c’est mieux qu’une ordonnance de protection. Je pense que le téléphone grave danger est aussi un outil qui peut être efficace–mais je ne l’ai pas eu.

FS : Oui, vous en avez demandé un, mais vous ne l’avez jamais eu ?
LR : J’en ai demandé un, mais on ne m’a pas rappelée, un autre des dysfonctionnements du système, l’association en charge des demandes pour ces téléphones n’a même pas été plaider ma cause auprès du procureur. Des dysfonctionnements comme ça, il y en a à tous les niveaux, et je pense que tous les acteurs doivent se remettre en question et essayer de s’améliorer, comme nous le faisons toutes dans notre travail quotidien. Dans le domaine des violences conjugales, chez les acteurs, il y a une difficulté à se remettre en question, il y a un manque de coordination, et en plus ça dépend toujours du département où vous êtes, il y a des départements qui ont une meilleure réponse que d’autres.
J’estime que quand un homme violent est relâché en attente de procès, la base, c’est d’attribuer à la victime un téléphone grave danger tout de suite. Et je constate que, dans mon cas ou celui d’autres victimes, ces mesures ne sont prises que bien après que l’auteur des violences soit relâché. Le minimum, c’est que, si un juge relâche un auteur avant son procès, la victime soit prévenue avant et qu’un téléphone grave danger soit délivré au plus tard le jour où il est relâché, pas après. Et il y a une autre mesure qui existe depuis quelque temps mais qui coûte de l’argent, c’est le bracelet électronique avec assignation à résidence. La victime n’a pas besoin d’en porter un donc ça ne l’effraie pas. C’est mieux pour la victime parce que, dans le cas du bracelet anti-rapprochement, les deux bracelets de l’auteur et de la victime sont connectés. On me dit que ça coûte de l’argent, les bracelets anti-rapprochement, mais on les utilise pour les dealers. Qu’est ce qui est le plus dangereux, un homme qui vend du shit, ou un homme violent qui menace de tuer sa femme ? C’est le deux poids deux mesures, il y a une hiérarchisation de la dangerosité de ces différents criminels qui est aberrante.
FS : J’ai lu que le bracelet anti-rapprochement, ça pouvait être stressant pour la victime, parce que c’est elle qui est connectée au bracelet du violent et c’est elle est qui alertée, contrairement au bracelet électronique, et ça peut être très stressant d’entendre ces bips quand l’homme se rapproche.
LR : Et il y a un autre problème : comment faire quand il y a un bracelet anti-rapprochement et que la victime a des enfants avec l’auteur de ces violences ? Ou qu’il y a des ordonnances de protection ? Parce qu’il y a dans la justice des gens qui pensent encore qu’un homme violent peut être un bon père. J’ai vu ça avec des victimes qui ont une ordonnance de protection, donc interdiction pour le conjoint d’entrer en contact, mais l’homme a un droit de garde : comment vous remettez vos enfants quand il y a une mesure d’interdiction d’entrer en contact pour un homme qui est dangereux ?
FS : C’est ce qui vous est arrivé à vous ? C’est le comble de l’absurdité.
LR : Moi, c’était des visites médiatisées, c’était un peu moins compliqué mais inadmissible étant donné l’état psychologique de ma fille. Le plus grave, c’est dans le cas de droit d’hébergement classique, on marche sur la tête. On a une situation d’interdiction d’entrer en contact dans un contexte de coparentalité, c’est-à-dire une situation où l’autorité parentale n’est même pas suspendue, donc on dit aux victimes : « ok, vous avez une ordonnance de protection mais faites des efforts » parce que vous êtes obligées de communiquer un minimum avec l’auteur des violences quand vous devez lui laisser vos enfants. Vous devez demander à vos parents, à vos proches de se charger de la remise des enfants. Ca, on n’en parle pas, et ça me choque que des enfants de 4 ans soient déposés devant un commissariat pour des passages de bras, et les juges laissent faire. Je comprends que c’est pour des raisons de sécurité, mais vous comprenez le choc psychologique : « je retrouve papa devant le commissariat » ? Et les visites médiatisées, il y a parfois des listes d’attente de 6 mois, et ce sont les victimes qui doivent se débrouiller pour trouver des solutions alternatives. Et ce sont parfois des avocats qui disent : on va faire ça devant un commissariat. Il y a un manque de coordination, un manque de volonté…
FS : Il y a même un manque de bon sens : remettre des enfants à un homme violent qui a interdiction de vous approcher ???
LR : Vous avez raison, il y a un manque de bon sens total dans la protection des victimes de violences conjugales.

FS : Dans votre livre, vous décrivez bien le cycle des violences : tension qui monte, explosion de violence, excuses, promesses de ne pas recommencer, cadeaux et vacances de rêve, pardon, et retour à la case départ. Votre réaction initiale a été « je dois l’aider, je dois lui pardonner ». Dans nos sociétés, les femmes sont socialisées à excuser les hommes, à les aider et les soigner même quand ils sont violents, à jouer les infirmières. Etes-vous consciente d’avoir subi ce genre de conditionnement, et considérez-vous que ce conditionnement à pardonner et à soigner met les femmes en danger ?
LR : Je l’ai fait au début, et c’est comme si on avait–presque toutes les femmes–le syndrome de l’infirmière. Je suis quelqu’un qui a beaucoup d’empathie, je suis généreuse, et quelque part, vous vous dites que vous allez rester pour le sauver. Et ils arrivent aussi à inverser la culpabilité, et moi, j’ai mis du temps à mettre le mot « violences conjugales » sur son comportement. Au début, je voulais le sauver et il m’a fallu du temps pour comprendre que la vie que je devais sauver, c’était la mienne et celle de mon enfant.
FS : Ce qui est très intéressant, c’est que vous dites que, pendant longtemps, vous n’avez pas déposé de plainte parce que vous ne vous considériez pas comme une femme battue… Pouvez-vous expliquer ce déni?
LR : Parce que, quelque part, j’aimais cet homme-là. Il y avait aussi des bons moments, et aussi à d’autres moments, quand vous voyez qu’il disjoncte, vous vous demandez si ce n’est pas vous qui êtes folle. C’est tellement invraisemblable qu’il se comporte comme ça, et après il y a une forme d’amnésie : dès qu’il y a de bons moments, vous mettez les mauvais moments dans un côté de votre cerveau, vous oubliez, et après le cycle repart.
FS : Vous espérez aussi qu’il va changer ?
LR : Oui, j’espérais qu’il allait changer. Et il me disait après : « regarde, tu l’as cherché, c’est de ta faute » et je me disais « oui, c’est peut-être de ma faute ». Il me dénigrait, il me disait : « tu n’es pas mature, tu es trop ci, pas assez ça ». Et il y a la honte, la culpabilité. Qu’est-ce que vous allez dire à vos collègues quand il vous a tapé sur la gueule ? Et à l’époque, on ne parlait pas des violences conjugales comme aujourd’hui. C’était un sujet qui était encore un peu tabou, et il y a les clichés : « si elle reste, c’est peut-être qu’elle aime ça ; pourquoi elle ne part pas ? » Le regard de la société sur les femmes battues est encore très pesant. Depuis quelque temps, on en parle beaucoup plus, mais jusqu’en 2019, c’était banalisé dans l’espace médiatique. Moi à l’école, je n’ai pas souvenir qu’on en ait parlé. Je n’ai pas souvenir d’un cours sur les violences, et pourtant j’ai bac plus 5. Même à la fac, même en école de commerce, je n’ai pas souvenir d’avoir été sensibilisée sur le sujet. En fait, dans ma tête, je pensais que ça n’arrivait qu’aux autres. Quand on voit l’histoire de Jacqueline Sauvage, on ne pense pas que ça touche tout le monde, toutes les classes sociales, que ça peut être n’importe qui en fait. Et il y a cette histoire de honte aussi ; j’avais tellement honte. Et j’avais peur qu’on ne me croie pas. Je me disais tout le temps : « si tu parles, personne ne va te croire, on va me faire passer pour une folle, pour une hystérique, et à force, c’est ça qu’on croira ».
FS : Parmi les mauvais traitements réservés aux victimes de violences conjugales par la justice, il y a cette question qu’on vous a posée X fois : « pourquoi n’êtes-vous pas partie ? » Pourquoi est-ce si difficile de partir (vous parlez d’un « lavage de cerveau », d’une emprise.)
LR : Déjà, il faut aller par étapes. Moi au départ, la violence, je ne la voyais pas, et tant que vous ne mettez pas des mots sur ces violences, rien n’est possible, on ne peut pas partir. J’étais dans état de choc, de sidération, je ne voulais pas voir ces violences, ou je ne le pouvais pas : les violences psychologiques, c’est subtil, c’est difficile à repérer, c’est insidieux. Quand les violences se sont accentuées, je suis partie une première fois, puis je suis revenue avec lui quand il m’a fait sa grande déclaration d’amour « je vais changer ». Et après, je suis tombée enceinte. Et au départ, c’était idyllique mais après 5 mois de grossesse, les coups ont repris, et là, je me sentais comme prisonnière : vous avez un conjoint et un enfant, on est une famille, vous ne pouvez pas partir. Il y avait ce lien, c’était comme si j’étais sa propriété, et la honte, la culpabilité pèsent d’un poids terrible. Et quand j’ai eu le déclic après la troisième intervention de police, là je me suis dit : « je pars mais tant que je ne serai pas rouée de coups, la justice ne va pas me protéger, elle ne va pas me croire». J’avais peur pour moi, j’avais peur pour ma fille, et la peur me bloquait. J’avais peur de lui, parce qu’il me disait : « je vais te tuer, je vais me débarrasser de toi si tu parles etc. » Et quand je le voyais lui, quand je me voyais moi, je me suis dit personne ne va me croire. Et il me disait : « mon père était policier, je connais très bien la justice, tu n’as aucune chance… »

FS : Il n’avait pas tort en disant ça…
LR : Oui, il me disait : « je peux me débarrasser de toi, j’irai en détention, mais pas longtemps, je dirai que c’est de ta faute aux policiers, etc. » Vu son profil, vu qu’il présente bien, c’était plausible. Parce que plus ces hommes présentent bien, plus ils sont intelligents, plus ils manipulent les policiers et les juges.
FS : Votre ex n’était pas un inconnu pour la justice : il y avait 4 condamnations sur son casier et une plainte pour violences conjugales de son ex. On vient de voir le cas de Chahinez, qui avait déposé plusieurs plaintes et dont l’assassin avait 7 condamnations à son actif, dont une peine de prison de plusieurs mois dont il a fait moins de la moitié grâce à une libération anticipée. Peut-on parler de laxisme judiciaire à propos de ces récidivistes des violences conjugales ?
LR : Pour mon ex-conjoint, son ex-compagne avait retiré sa plainte pour violences conjugales et il n’y avait pas eu de poursuites, comme souvent quand les plaintes sont retirées. C’est vrai que, quand on voit le profil de ces hommes, si certains n’ont pas de casiers judiciaires, dans le cas où ils en ont un, on constate que ça va crescendo : au début, on peut dire de leurs comportements « c’est pas grave » mais les violences deviennent de plus en plus graves au fil des condamnations. Et à chaque fois, on n’arrive pas à détecter la dangerosité, quelque part il y a un laxisme de la justice ; dans le cas de Chahinez, c’est quand même flagrant, elle a eu le larynx écrasé, on était dans une tentative de meurtre, ça ne relevait pas du correctionnel et ça aurait dû aller aux assises. Alors forcément, la peine n’était pas très élevée par rapport aux faits, et en plus l’auteur est ressorti avant la date prévue grâce à une remise de peine. D’une part, la justice a du mal à détecter la dangerosité de ces hommes, et d’autre part les peines ne sont pas assez lourdes : pour moi, c’est l’impunité qui fait qu’il y a un taux de récidive important. Les hommes violents, avec les simples rappels à la loi et les remises de peine et les sursis dont ils bénéficient, c’est carrément un permis de tuer leurs compagnes qu’on leur donne.
FS : La juge d’instruction qui s’est occupée de votre affaire a systématiquement minimisé la gravité des comportements de votre ex qui a essayé de vous étrangler, allant jusqu’à affirmer absurdement « on ne peut pas mourir par strangulation » ! Vous dites que la justice « s’acharne sur les victimes » : interrogatoires répétés où l’on doit répéter x fois la même chose, confrontations traumatisantes avec l’ex violent, etc. Pouvez-vous nous parler de cet acharnement ?
LR : Ce n’est pas juste le comportement des juges, c’est tout le système qui est en faveur des criminels. Je prends mon cas, j’arrive pour déposer plainte dans un état catastrophique–à l’époque, il n’y avait pas possibilité de déposer plainte à l’hôpital. Ensuite on vous dit que vous devez aller aux UMJ le lendemain, et là il y a un examen physique qui est pénible, ensuite il y a un examen psychologique, et dans mon état traumatisé, je n’arrivais même pas à parler, il fallait que je prenne sur moi pour arriver à m’exprimer. Et le lendemain–donc tout ça en 48 heures–il y a la confrontation avec celui qui a essayé de me tuer juste 24 heures avant, psychologiquement, c’est très dur. Ensuite il y a une instruction criminelle qui se déclenche, vous avez plusieurs auditions. Pour la première audition, j’ai eu une juge d’instruction qui a été plutôt correcte, mais c’est très lourd, c’est des heures d’interrogatoire, et toujours les « pourquoi », les « pourquoi vous n’êtes pas partie là ? ».
Je comprends pourquoi ils font ça, mais pour la victime, c’est très lourd psychologiquement. Je me souviens, lors d’une audition avec le juge, on m’a demandé : « mais vous saviez qu’il avait des problèmes d’alcool, pourquoi vous n’avez pas essayé de lui faire faire une cure de désintoxication, de le soigner ? » Quelque part, ces questions-là, ça revient à me culpabiliser. Combien de fois j’ai dit à mon ex-conjoint d’arrêter de boire, d’aller voir un psychologue. A chaque fois, il m’envoyait balader, et c’était moi la folle hystérique qui le harcelait. Et après, je découvre qu’il y a eu des demandes de mise en liberté faites par son avocat, et ça me stresse. La demande de mise en liberté peut être refusée par le juge d’instruction ; dans ce cas il peut faire appel de cette décision, et là vous avez le droit de prendre un avocat qui plaidera auprès du juge pourquoi il ne doit pas sortir. Après il y a la confrontation, il y a les expertises psychologiques. Ca ne s’arrête jamais.
Quand, comme moi, vous avez un enfant, c’est pire : les enfants aux yeux de la justice, c’est des fantômes, ils n’existent pas. J’ai dû me battre pour que ma fille soit portée partie civile, tout le monde s’en foutait, alors qu’elle était victime, parce qu’un enfant qui est témoin de violences conjugales est aussi une victime. Elle était tout autant victime que moi. Et les demandes de mise en liberté, ça m’a choquée, il y en a eu une en décembre 2018, elle a été refusée, mais un mois et demi après, il est quand même relâché. Et on ne m’a même pas prévenue, même pas un coup de téléphone à l’avocat : « dans 24 heures, Monsieur va sortir ».
Le téléphone grave danger, à l’époque, il fallait passer par une association, je me suis débrouillée toute seule en faisant des recherches. Et pour le contrôle judiciaire, on vous assure qu’à la moindre infraction, cet homme sera renvoyé en détention provisoire, et vous vous rendez compte finalement que non, ce n’est pas le cas : il donne une adresse en dehors de l’Ile de France où il est censé résider suite à son contrôle judiciaire, et finalement il n’y réside pas. En fait les adresses de personnes sous contrôle judiciaire ne sont même pas vérifiées. On voit que c’est un système qui s’acharne sur les victimes : on vous dit de déposer plainte, moi j’étais confiante et je me disais « j’ai failli mourir mais ça y est, on va me protéger » mais dix mois après, vous vous rendez compte que vous êtes abandonnée. On vous dit que si vous êtes en danger, vous pouvez trouver de l’aide partout, en particulier auprès de la justice mais quand une juge ne répond pas face à 3 mois d’infractions répétées de votre ex, je ne comprends pas. Par peur de mourir et pour protéger ma fille, j’ai twitté le 14 mai, une semaine après il est retourné en détention provisoire, mais quelques semaines après, quand la juge d’instruction a requalifié les faits de tentative de meurtre en violences aggravées, j’ai eu l’impression qu’elle me tuait une deuxième fois. Selon elle, les mains de l’agresseur ne seraient pas énormes, donc je ne pourrais pas mourir par strangulation !! Ce que j’ai pensé, c’est que l’auteur des violences ne rend de compte à personne. S’il essaie de me tuer, c’est requalifié. Il est incarcéré, et à peine quelques semaines après, il y a une nouvelle demande de mise en liberté en demandant un bracelet électronique chez sa nouvelle compagne qui habite à 20 minutes de chez moi ; quand je vois ça, je me dis qu’il y a vraiment un acharnement contre les victimes.

Et face à ça, mes avocates font appel, le parquet fait appel mais tout ça coûte de l’argent, c’est mes parents qui ont payé. Si je n’avais pas d’argent, je n’aurais même pas pu prendre des avocates pour faire appel. Donc on a tout un système. On a une tentative de meurtre, et puis tout d’un coup, sans qu’on sache pourquoi, il y a de nouvelles instructions qui arrivent et on le relâche. Ils ont beaucoup de dossiers, alors on requalifie les faits et ça passe en correctionnelle, ça désencombre le système. Ce système donne à l’auteur une toute-puissance, il a multiplié les demandes de remises de liberté, et même si en appel, à Versailles, on m’a donné raison, c’est épuisant. Pendant les mois qui ont précédé mon procès en assises, j’ai dû faire face à plusieurs demandes de mise en liberté ; c’est quoi, ce système où toutes les deux semaines, un auteur de violences peut faire une demande de mise en liberté ? A chaque fois les magistrats disent non mais vous, au bout d’un an, vous devez payer un avocat qui va monopoliser sa journée sur ces affaires et vous êtes épuisée psychologiquement, financièrement, physiquement : tout est fait pour que vous retiriez votre plainte. Et les assises, c’est un autre monde. Je ne regrette pas d’avoir déposé plainte parce que ça m’a permis de protéger ma fille mais si j’avais su ce qui m’attendait, franchement je serais partie avec elle, je ne sais pas où mais je serais partie. Aux assises, j’ai été traitée comme une criminelle, si j’avais tué, j’aurais été traitée pareil. C’est extrêmement violent, vous et vos proches, vous êtes traités comme de la m..de.
FS : Vous soulignez dans le livre que le fait de s’engager dans la machine à broyer les victimes qu’est la justice, c’est non seulement épuisant psychologiquement mais financièrement : vous avez dû payer 55 000 Euros de frais d’avocat, et d’une façon générale cela entraîne le surendettement et la paupérisation des victimes. On pourrait avoir l’impression que c’est fait exprès, pour les décourager. Qu’en pensez-vous ?
LR : Bien évidemment. Aujourd’hui, il y a une justice à deux vitesses, si vous êtes victime de violences conjugales et si vous n’avez pas d’argent, un procès, c’est très compliqué. On vous dit qu’il y a l’aide juridictionnelle mais dans les dossiers comme le mien, il y en a beaucoup qui ne nous prennent pas, il y a tellement de procédures judiciaires qu’au bout d’un moment, il faut rémunérer l’avocat. Et quand vous avez un enfant, vous êtes obligée de lancer des procédures au civil, au JAF. Donc oui, tout est fait pour décourager les victimes et tout est fait pour que l’homme violent gagne au final. Et il n’y a pas que les frais d’avocat, il y a tous les frais annexes à côté.
FS : Quels frais annexes ?
LR : Par exemple, il y a les frais d’huissier, et quand vous allez au tribunal, il y a les pleins d’essence, les taxis, les déjeuners sur place etc. Quand le procès a eu lieu à Nanterre, j’ai dû payer des frais d’hôtel. Et j’ai eu le pédopsychiatre à payer parce que ma fille est traumatisée, plus tous les frais médicaux. Et quand vous vous retrouvez seule, vous vous retrouvez seule à payer votre loyer, vos factures, seule avec un enfant, vous n’avez pas d’aide, vous n’avez rien. Quand on vous dit de déposer plainte, on ne vous dit pas tout ce qui vous attend, et quand vous avez un enfant, vous êtes particulièrement coincée. Les victimes le disent toutes : elles sont paupérisées, et au bout d’un an de procédure, vous entraînez forcément votre famille avec vous en enfer. Mes parents, ce sont des victimes collatérales, ils sont épuisés parce que ça ne s’arrête jamais.
FS : Vous dites que « les défaillances du système judiciaire profitent aux auteurs et enfoncent les victimes ». Pensez-vous que le système judiciaire comporte de multiples biais en faveur des auteurs masculins ? Comme la présomption d’innocence par exemple (qui favorise les hommes puisque ce sont eux qui commettent la quasi-totalité des crimes sexuels, alors que leurs victimes sont essentiellement féminines), et le fait que vous citez que les auteurs bénéficient d’accompagnement et de soins, mais pas les victimes?
LR : Vous avez tout à fait raison, et nous les victimes, par contrecoup, on a souvent la présomption de mensonge qui pèse sur nous. Je suis victime d’une tentative de meurtre, et on m’impose des expertises ? Je veux bien qu’il y ait des femmes qui mentent mais c’est minime, et ça se voit assez facilement. Mais nous, dans les violences conjugales, on fait toujours face à la présomption de mensonge : la femme qui est menteuse, hystérique, jalouse, qui veut se venger, qui veut lui enlever son enfant. C’est tous ces préjugés qui pèsent sur nous. Et ce deux poids deux mesures, il existe aussi au niveau des frais d’avocat : j’ai l’impression que les auteurs de violences conjugales, eux, se paupérisent moins que les victimes, ils ne payent pas du tout les mêmes frais d’avocat que nous.

FS : Il est-ce qu’il n’y a pas aussi un harcèlement spécifique des victimes au niveau des expertises ? Les auteurs ne sont pas soumis à autant d’expertises que la victime, non ?
LR : Dans mon cas, c’était une instruction criminelle, il a donc été soumis à une expertise psychologique et psychiatrique mais ces expertises ne sont pas poussées. Pour détecter un manipulateur, ce n’est pas en une heure de temps à la queue leu leu que vous pouvez le faire. Ces hommes sont intelligents, ils arrivent à manipuler des policiers, des magistrats et des experts. Les expertises, c’est très léger, il y a une petite expertise en garde à vue qui dure 30/45 minutes, comment pouvez-vous faire une expertise en 30 minutes ? Comment peut-on détecter la dangerosité d’un individu en si peu de temps ? Il y a des avocats qui le disent, elles ne sont pas assez poussées. Et quand on voit le nombre de récidives, alors qu’il y a eu des expertises avant, ça montre bien qu’il y a un problème. On s‘occupe de la formation des policiers et des magistrats, mais il n’y a rien sur la formation des experts. Quand on dit que mon ex-conjoint, ce n’est pas un manipulateur, alors c’est quoi ? Cet homme ment tout le temps, quand il était avec moi, il me trompait tout le temps. Ce n’est pas un crime mais ça suggère qu’il est capable de manipuler. Il est sorti de détention, il a donné une fausse adresse à la juge d’instruction. Il a menti à la juge sur son lieu de résidence, il faut être un sacré manipulateur pour oser faire cela. Quand on voit le dossier, on voit bien qu’à chaque audition il y a des versions différentes. On se demande si les experts lisent le dossier. On a une tendance à tout mettre sur le dos de l’alcool mais le problème, ce n’est pas l’alcool mais les démons qu’il a en lui ! Et puis il présente bien donc il est difficile de croire qu’il puisse être violent sans alcool. Tout mettre sur l’alcool, c’est insupportable à entendre. Ces hommes ne sont pas considérés dangereux pour la société, c’est bien ça le problème, mais ce sont des dangers pour toute la société et pas uniquement pour leur ex-compagne.
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