INTERVIEW DE NICOLE ROELENS

Par Francine Sporenda

Nicole Roelens est psychologue clinicienne du travail de formation, analyse la colonisation des femmes dans plusieurs livres, dont le dernier ,« La démarche autogérée de décolonisation »,  vient de paraître aux éditions L’Harmattan.

FS : Vous appelez à la décolonisation de l’humanité femelle et vous dites que la première phase de cette décolonisation est la désaliénation. C’est-à-dire que nous devons d’abord cesser de coopérer à notre asservissement?  Peut-on dire stricto sensu que les femmes coopèrent à leur asservissement, dans la mesure où une partie importante n’en sont même pas conscientes, vu que cet asservissement est naturalisé par l’idéologie dominante (c’est-à-dire vécu par elles comme « naturel ») ?,

NR : Justement se désaliéner c’est remédier à notre « coopération » passive et inconsciente qui fait partie du piège de l’aliénation. Il nous faut sortir de ce piège pour récupérer notre capacité de décision et d’action. J’ai intitulé cette première phase de la décolonisation: « Se désaliéner en dévoilant la distorsion sexiste des rapports d’interdépendance ». On ne peut pas comprendre l’aliénation si on ne comprend pas que le réel des rapports humains c’est l’interdépendance (interdépendance érotique mais aussi procréative, existentielle, socioéconomique, cognitive, spirituelle) et que ces rapports d’interdépendance génèrent inévitablement des conflits dans la recherche de la satisfaction des besoins des attentes et des désirs qui dépend en grande partie des autres.  Au lieu d’accepter cette interdépendance humaine et de gérer sa conflictualité par la négociation, la tentation colonisatrice c’est de  procéder à une distorsion violente de ces rapports fondamentaux pour en faire des rapports d’asservissement d’un côté et d’hégémonie de l’autre. Cependant les stratégies d’asservissement ne fonctionnent que si elles sont dissimulées par une redéfinition coloniale de la réalité qui correspond à ce que Hannah Arendt appelle une « réalité menteuse ». Les femmes y sont enfermées parce que cette falsification du réel présente leur asservissement comme un destin naturel. A l’intérieur de cette redéfinition coloniale de la réalité, elles n’ont pas d’espace symbolique pour exister. Du point de vue psychique, l’aliénation retire aux êtres le droit d’exister, elle les coince dans un positionnement pathogène au sein d’une trame de relations biaisées.

Le travail intime et collectif de désaliénation consiste à dévoiler les distorsions sexistes des rapports d’interdépendance, à réévaluer la réalité des échanges, à refuser le mensonge vécu au quotidien sur les contributions respectives et à se dégager des interactions biaisées.

Dans ce livre, je fais des propositions détaillées pour mener à bien ce travail qui consiste à lever l’occultation des conflits de l’interdépendance dans tous les registres de la coexistence, à refuser la définition biaisée de la réalité et  à se dégager des positionnements pathogènes aussi bien sur le plan érotique que procréatif, existentiel, socio-économique, cognitif ou spirituel. Le travail de  désaliénation aboutit à poser dans l’espace public la nécessité de négocier, de manière civilisée, la résolution de ces conflits. Cette mise à plat permet de retrouver son libre arbitre au sein des relations d’interdépendance. C’est le grand défi d’humanisation des rapports humains que les femmes doivent relever.

FS : Pour nous désaliéner, nous devons, écrivez-vous, cesser de quêter l’approbation et la reconnaissance des mâles. Mais dans une société où les positions de pouvoir sont encore largement monopolisées par eux, ne pas rechercher leur reconnaissance et leur soutien revient à saboter toute possibilité de carrière, et même tout simplement de travail (le harcèlement sexuel au travail permet de faire le tri entre les femmes soumises au pouvoir masculin, qui gardent leur emploi, et celles qui se révoltent, qui le perdent). Comment résolvez-vous cette contradiction ?

NR : Ce n’est pas une contradiction c’est une attitude de dignité indispensable à notre décolonisation. Quêter l’approbation et la reconnaissance des mâles c’est leur donner du pouvoir et de l’emprise sur notre vie. Nous avons besoin de pratiquer entre femmes la reconnaissance mutuelle, et ce que j’ai appelé dans ma thèse, l’habilitation intersubjective à l’existence sociale. Il faut replacer cette question comme l’un des aspects de la deuxième étape de la décolonisation qui s’intitule : Apprendre à stopper les mécanismes de recolonisation perpétuelle,

Pour faire cet apprentissage, il faut repérer les 4 opérations constantes de recolonisation.

 -L’annexion des corps et des existences femelles,

-Le pillage des puissances et du travail des femmes,

-L’humiliation et la culpabilisation qui empêchent notre révolte,

-L’assujettissement qui fait que nous n’existons qu’à l’ombre du « maître ».

Je fais des propositions concrètes pour nous désassujettir, pour résister à l’humiliation, pour contrer les stratégies de pillage et surtout les annexions profondes qui s’inscrivent dans les corps.

Bien sûr qu’il y a un prix à cette démarche de décolonisation en particulier parce que cela risque de déclencher un surcroît de violence colonisatrice, mais nous payons encore un tribut beaucoup plus grand encore quand nous nous résignons à l’asservissement. Je souligne d’ailleurs que la perception de notre force personnelle et collective est un levier majeur de cet apprentissage.

D’ailleurs cela provoque un autre apprentissage essentiel, celui d’’organiser nous-mêmes la légitime défense collective de notre intégrité physique et psychique. C’est la troisième étape de la démarche autogérée de décolonisation. Une légitime défense collective qui ne tombe pas dans le piège de rajouter de la violence à la violence.

FS : Vous parlez d’apprentissage de la frustration, lié à une démarche de « décentration ». Cet apprentissage de la décentration (être capable de prendre en considérations l’altérité d’autrui, ses besoins et ses sentiments) est fondamental à la socialisation des femmes, tandis qu’il est étranger à celle des hommes. Si cet apprentissage est à faire par les hommes, est-ce qu’il ne faut pas, pour nous désaliéner, travailler par contre, à nous libérer, dans une certaine mesure, de ce conditionnement à « être pour les autres », de cette obligation d’altruisme internalisée qui chez certaines devient pathologique et autodestructrice?

NR : L’égocentrisme cognitif et affectif est infantile. Le développement des enfants est parallèle au processus de décentration, mais il y a dans le psychisme humain mille ruses pour ne pas reconnaître l’égal droit de l’autre à exister. Les adultes peuvent s’associer dans des formes d’égocentrismes collectifs pour dénier à d’autres le droit d’exister. Le phallocentrisme est l’égocentrisme collectif le plus massif. Il n’y a pas eu, pour le moment de gynocentrisme collectif pour lui faire face et je ne le souhaite pas, car le contraire d’une erreur n’est pas nécessairement une bonne solution.  Il est vrai que les femmes font une expérience majeure de décentration quand elles sont charnellement habitées par un nouvel être humain en instance d’exister. Elles sont alors percutées par le réel de notre condition d’être vivant mortel, sexué mâle ou femelle et interdépendant, dont la vie commence à l’intérieur du ventre de sa mère, qui a quelques décennies à vivre et qui peut transmettre la vie.

Cette décentration propre à l’enfantement bouscule l’ego. Elle lève le déni qui recouvre habituellement notre condition humaine. C’est une plus-value intellectuelle et affective pour apprendre à vivre mais, dans le système de colonisation sexiste, cette décentration est surexploitée par l’égocentrisme collectif des mâles qui instaure ce que j’appelle la maternité sacrificielle grâce à quoi ils exigent des femmes qu’elles sacrifient leur existence personnelle et sociale. Cette maternité sacrificielle est un poison pour nous, pour nos enfants qui apprennent à obtenir satisfaction par l’asservissement de celle à qui ils doivent la vie et pour toute la société. Bien sûr que nous devons nous opposer à cette stratégie d’asservissement, en défendant notre droit imprescriptible d’exister. Dans mon livre, cela fait l’objet de la quatrième étape de la démarche de décolonisation, celui du soulèvement des mères contre l’asservissement de leur puissance d’enfantement.

FS : Nous aimons ceux qui nous colonisent et devenons ainsi des « auxiliaires passives de notre propre oppression », écrivez-vous. L’amour joue-t-il un rôle essentiel dans l’aliénation féminine ?

NR : Bien sûr que l’amour des hommes de nos vies : frères, pères, copains, fils, amants, maris, pères de nos enfants, nous porte à l’indulgence à l’égard de leurs comportements de colonisateur ou simplement de colons qui profitent sans trop le savoir du machisme régnant. Nous sommes indulgentes parce que nous voyons bien qu’ils sont souvent inconscients d’être des bénéficiaires du sexisme. Même si leur amour pour les femmes de leur vie en est gravement entaché, il demeure malgré tout  de l’amour et du désir de communion en deçà des rapports de force.

Je pense néanmoins que cette indulgence des femmes est une erreur. Je pense qu’il est indispensable de regarder en face la vérité des relations, et de réagir à leurs stratégies d’annexion et à leur recours aux violences explicites ou implicites. Je pense en particulier à l’annexion précoce de la libido des filles dans l’inceste où il capital que les femmes adultes soient lucides aussi douloureuse que soit cette lucidité. C’est indispensable si nous voulons sauvegarder ce lien humain fondamental qu’est l’affection et en particulier la relation amoureuse qui participe grandement à la joie de vivre. Ce sont des paradoxes liés à la situation coloniale que nous devons apprendre à affronter. Je parle ici en tant qu’hétérosexuelle, mais c’est vrai aussi dans les autres registres de la vie commune.

FS : Vous dites que « plus on dépend d’autrui, plus on a tendance à en prendre le contrôle, à l’asservir et à l’aliéner ». Les féministes savent que, derrière les fières proclamations d’indépendance masculine, se cache en fait une dépendance aux femmes bien plus fondamentale que celle des femmes aux hommes, qui est essentiellement économique, et délibérément et artificiellement manufacturée par eux. Pouvez-vous nous parler de cette dépendance masculine ?

NR : Vous avez raison les hommes dépendent beaucoup plus des femmes que l’inverse parce qu’ils s’incarnent initialement dans le ventre, dans le corps charnel et émotionnel d’une femme, ils s’incarnent à l’intérieur de son histoire de vie. Les hommes restent toute leur vie des enfantés, alors que les femmes, qui sont aussi enfantées par une femme, peuvent passer à l’autre pôle de ce processus d’incarnation, celui de l’enfantante. La colonisation des femelles est un déni de la dette vitale de chaque humain, chaque humaine vis-à-vis de celle qui l’a enfanté. Le patriarcat est fondé sur ce déni et, en ce sens, le patriarcat est un infantilisme sociétal. J’argumente ce diagnostic qui change le regard sur le pouvoir du patriarcat.

FS : Vous parlez de l’addiction de l’humanité mâle à « l’ivresse de la toute-puissance technologique ». C’est un des fondements des analyses écoféministes : l’extractivisme et le productivisme qui détruisent l’écosystème sont intrinsèquement liés à la technologie, qui est elle-même une composante essentielle de l’identité masculine. Vos commentaires ?

NR : Je suis profondément écoféministe, j’ai mené, au long de ma vie, maints combats contre cette ivresse phallocratique de la toute-puissance technologique, en particulier contre le nucléaire qu’on nous refile à nouveau aujourd’hui comme La solution à la crise climatique. Cette ivresse de la toute-puissance s’est immiscée de plus en plus dans la manipulation du vivant. J’ai montré dans le tome 4 comment les bastions de l’hégémonie de l’humanité mâle s’étaient déportés de la sphère institutionnelle à la sphère technologique, comment ils instaurent aujourd’hui une technodictature hostile au vivant et comment cela nous entraîne dans une spirale autodestructrice.  J’aborderai dans «  La réinvention écoféministe de la société », qui sera mon prochain livre, la décolonisation organisationnelle de l’humanité femelle nécessaire pour stopper la spirale d’autodestruction et de destruction de notre écosystème. Cette décolonisation organisationnelle une question de survie. Elle est parallèle à une décolonisation politique, une décolonisation cognitive et une décolonisation spirituelle. Vaste chantier !

FS : Vous rappelez l’interdépendance fondamentale des êtres humains sexués, et vous dites qu’un des objectifs fondamentaux de la décolonisation, c’est de « faire passer ces rapports humains fondamentaux du stade de rapports de force au stade de rapports de coopération ». Mais comment atteindre cet objectif sans la participation des dominants, qui est par définition pratiquement impossible à obtenir ? Plus généralement, comment devons-nous situer les hommes par rapport au féminisme, et êtes-vous d’accord avec ces féministes libérales qui affirment que le mouvement doit travailler avec eux, car « rien ne se fera sans eux » ?

NR : Pour passer à la coopération, il faut rendre cette coopération indispensable et incontournable dans la coexistence entre les deux moitiés sexuées de l’humanité. Par exemple dans les interactions érotiques, il faut stopper le jeu amoureux dès qu’il devient une relation d’emprise qui a pour but d’assurer le seul orgasme de l’homme. La découverte et l’apprentissage par les hommes de ce que peut être la volupté partagée est un puissant vecteur de coopération érotique. Les femmes sont fortes, il faut qu’elles se donnent le droit de l’être. Sur le plan existentiel c’est pareil, le vampirisme de l’homme qui demande sans arrêt à sa compagne de le faire exister sans se préoccuper, en retour, de lui fournir des occasions de se sentir elle-même exister ne mène qu’à l’échec et à la désolation. L’asservissement d’autrui est commode mais c’est une impasse existentielle. Je pourrais continuer à donner des exemples dans tous les autres domaines.

Rendre la coopération incontournable ne veut pas dire qu’il faille demander aux hommes de nous décoloniser. Aucun peuple n’a jamais été décolonisé par ses colonisateurs. Les femmes doivent garder la maîtrise des révolutions qu’elles entreprennent. Certes, il y a des hommes et sans doute de plus en plus, qui comprennent que la vie serait meilleure sans l’asservissement de l’humanité femelle. Ceux-là peuvent l’exprimer et le démontrer, comme le font nombre d’Iraniens en ce moment qui ne supportent plus le système d’oppression des femmes et l’autre face de cette oppression qu’est la dictature des mollahs. Ils viennent soutenir la révolution lancée par les femmes. C’est une immense espérance. Les femmes n’ont pas attendus que les hommes soient d’accord pour brûler leur voile. Elles l’on fait.

FS : Dans de nombreux pays, et pas seulement occidentaux (Japon, Corée du Sud où le nombre d’enfants par femme est maintenant de 0,8), on constate un désintérêt croissant des femmes envers le mariage et la maternité : le nombre des personnes, femmes et hommes, qui se veulent childfree augmente régulièrement et dans des proportions importantes

Que pensez-vous de ce recul assez général des femmes devant la maternité ?

NR : Je pense qu’il est logique vu que la colonisation sexiste a effectué un sidérant retournement de la puissance d’enfantement en asservissement des mères. Les femmes d’aujourd’hui sont allées à l’école, elles veulent exister socialement, elles n’acceptent plus ce que j’appelle la maternité sacrificielle. D’autre part,  je pense que ce recul est une forme de régulation spontanée de la démographie. Enfin Je pense que le consentement intérieur à l’enfantement est absolument indispensable, que ce consentement n’est pas général, ni automatique et que la liberté des femmes à ce propos doit être totalement défendue.

Cela ne m’empêche pas de penser que la participation intime des femelles au processus d’incarnation des nouveaux humains est quelque chose de fabuleux. Je l’ai vécu et cela m’a fait grandir. J’y ai acquis ce que j’appelle la sapience femelle (science et sagesse de l’existence). Il faut que la société reconsidère complètement le rapport à la mère, qu’elle reconnaisse leur puissance instituante, qu’elle redonne toute son ampleur symbolique à la relation humaine fondamentale qu’est la relation réciproque de l’enfantante et de l’enfanté-e. Il faut que la société se restructure pour donner place aux nouveaux humains et qu’elle exerce ses responsabilités intergénérationnelles y compris dans la préservation d’un monde habitable. Je pense que même si de nombreuses jeunes femmes refusent d’être mères,  elles doivent se relier à leur lignée maternelle, faire connaissance avec leur mère et lutter contre le matricide symbolique qui fonde le patriarcat. Je pense aussi que nous pouvons vivre pleinement, librement et joyeusement la relation réciproque de l’enfantante et de l’enfanté-e.

FS : On constate aussi une augmentation constante du nombre des mamans solos, qui sont pour 44% en situation de pauvreté. Autrement dit, les hommes qui autrefois laissaient toute la responsabilité du soin des enfants aux mères, assumaient au moins leur entretien financier. Ce n’est plus le cas actuellement, et des féministes voient dans ce désengagement paternel une nouvelle forme d’exploitation des femmes. Votre impression ?

NR : Bien sûr, le désengagement y compris matériel des pères, après les séparations du couple parental  atteint des sommets. La charge de mener des nouveaux humains vers l’âge adulte repose de plus en plus sur les mères. Ce travail immense est considéré en plus comme subalterne, non productif. Il y a actuellement une paupérisation des enfants de ces mères isolées qui travaillent pour survivre, dans des emplois sous-payés et qui ne peuvent pas faire garder leurs enfants. Il n’est pas étonnant que ces jeunes présentent des carences éducatives énormes. C’est une question sociétale majeure. Nous devons remédier à l’invisibilité sociale du travail maternel et au manque de considération pour ces mères. Je partage l’idée que les femmes qui s’occupent des enfants doivent pouvoir vivre. La question de la rémunération du travail dit  « domestique » a été posée, notamment par le mouvement féministe italien, elle a été repoussée en France. Au-delà de cette question, je pense qu’il faut  réorganiser les structures familiales et sociales de base et les modes d’habitat pour alléger la charge des mères, stabiliser les familles autour des filiations maternelles et éviter leur précarisation lors des séparations conjugales. Enfin il faut rappeler que la socialisation des enfants fait partie des responsabilités collectives de chaque génération et tisser la trame relationnelle et institutionnelle qui soutient cette socialisation mais aussi l’apprentissage du maternage et du paternage.

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