INTERVIEW DE CHELSEA GEDDES

Par Francine Sporenda

Ce texte est la transcription éditée d’un interview de Chelsea Geddes sur le fonctionnement du système néo-zélandais de décriminalisation de la prostitution (quelquefois nommé « sexwork decrim »). L’interview était conduit par Jacci Stoyle lors d’un meeting informel du groupe transpartisan sur l’exploitation commerciale du sexe qui s’est tenu au Parlement d’Ecosse le 19 Octobre 2022, qui a été suivi d’une session de questions. C’était un meeting informel parce que le Parlement d’Ecosse n’était pas en session durant cette période. Le texte original de cet interview est ici https://nordicmodelnow.org/2022/11/17/on-decrim-chelsea-geddes-on-new-zealands-decriminalised-prostitution-system/

Jacci Stoyle : Chelsea Geddes est une survivante de la prostitution avec 20 ans d’expérience dans le système totalement décriminalisé du commerce du sexe en Nouvelle-Zélande. Elle a réussi à s’en échapper il y a un an après une longue lutte, elle aime passionnément écrire et milite depuis longtemps contre l’industrie du sexe.

Chelsea, nous sommes heureuses que vous soyez avec nous ce soir. Je sais que vous voulez nous parler du modèle de l’industrie du sexe néo-zélandais, qui est totalement décriminalisé. J’ai écouté votre intervention à la conférence « Students for Sale » et j’ai été très touchée par ce que vous avez dit sur votre entrée en prostitution. Je pense que ça serait utile de communiquer ces informations à notre public, parce que la prostitution est régulièrement présentée comme un choix. Je voudrais que celles et ceux qui nous écoutent sachent quels étaient les choix que vous aviez à ce moment.

Chelsea Geddes : Quand j’avais 14 ans, presque 15, j’ai été chassée de chez moi. La vie à la maison était très violente mais ce qui a provoqué mon expulsion, c’est que je sortais en douce de chez moi pour voir des ami.es. Je n’étais pas autorisée à sortir de la maison, sauf pour aller à l’école ou à l’église.

Mes parents m’ont accusée de toutes sortes de choses et m’ont amenée à l’hôpital où ils ont exigé qu’on me fasse un test de virginité, que l’hôpital a refusé. J’ai alors été jetée dehors, avec une lettre d’interdiction de remettre les pieds chez mes parents pendant 2 ans. Je ne savais pas que cette lettre n’avait aucune valeur légale parce que je n’avais que 14 ans. Ca avait l’air officiel et j’ai cru que c’était valide. Donc je me suis installée chez un pédophile—parce qui d’autre voudrait recueillir et héberger une fille de 14 ans ?

Jacci: Et les choses ont dégénéré à partir de là, n’est-ce pas ?

Chelsea : Oui.

Jacci : Le système de décriminalisation totale qui a été adopté en 2003 en Nouvelle-Zélande est considéré par de nombreuses personnes en Grande-Bretagne comme le meilleur. Pourriez-vous nous donner un bref aperçu de son fonctionnement ?

Chelsea : La décriminalisation totale décriminalise les personnes qui pratiquent la prostitution, et décriminalise aussi les acheteurs et les proxénètes, et tous ceux qui profitent du système. Ce n’est pas un système régulé comme la légalisation, c’est plus une approche de « laisser faire ». C’est facile d’obtenir une licence pour ouvrir un bordel, il suffit de remplir un bref formulaire. C’est aussi simple que ça !

Jacci : Une des choses que l’on entend à propos du modèle néo-zélandais, c’est qu’il reconnait les personnes prostituées comme des travailleuses, ce qui signifie qu’elles sont couvertes par les lois qui régissent le travail et ont les mêmes droits et les mêmes protections que les personnes travaillant dans d’autres secteurs. Qu’est-ce que vous dites à ce sujet ? Comment ça marche concrètement ?

Chelsea : Ce que ça signifie en réalité, c’est que les femmes en prostitution ont un deuxième proxénète : l’administration des impôts, qui veut prendre sa part des profits que réalisent les proxénètes en vendant des personnes pour un usage sexuel. Dans les bordels, nous ne sommes pas couvertes par les lois du travail parce que nous tombons malencontreusement dans la catégorie des « entrepreneurs indépendants » et pas dans la catégorie des employé.es. Ce n’est pas clair à qui il revient de payer les cotisations sociales, aux prostituées ou aux proxénètes. A cause de ça, nous n’avons pas accès aux protections offertes par un emploi normal, comme les arrêts-maladie, le salaire minimum, les congés maternité, la couverture en cas d’accident et d’urgence, les pensions de retraites et la protection contre le harcèlement au travail. Nous n’avons droit à rien de tout ça.

Jacci : Quand nous avons bavardé ensemble avant cet interview, je disais que c’est un peu comme les gens qui travaillent dans la vente, qui sont supposés être des auto-entrepreneurs, mais en fait, ils ne sont pas libres de travailler pour d’autres compagnies, ils ne bénéficient pas de la même liberté que les auto-entrepreneurs mais les employeurs ne leur donnent pas les protections légales dont bénéficient leurs employé.es—les retraites, les arrêts-maladie, etc.

Chelsea : Dans le manuel du New Zealand Prostitutes Collective (NZPC), il y a une liste de spécifications qui vous permet de déterminer si vous êtes un auto-entrepreneur ou un.e employée. Je l’ai utilisée et il en est ressorti que j’étais une employée. Mais j’étais une employée sans aucun des droits dont bénéficient les employé.es !  Dans cette situation, il faudrait aller en justice pour que le problème soit résolu, et je ne connais pas beaucoup de prostituées qui voudraient traîner devant un tribunal un proxénète millionnaire. Je n’ai jamais fait ça et je ne connais personne qui l’ait fait.

Jacci : Une autre des choses que l’on entend à propos du modèle néo-zélandais est que c’est la meilleure approche pour protéger la sécurité et la santé des personnes qui vendent du sexe. Est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?

Chelsea : Non. Absolument pas. Il n’y a aucune sécurité dans la prostitution, et spécialement pas quand les acheteurs de sexe et les proxénètes sont décriminalisés, ce qui fait que vous ne pouvez pas porter plainte car la police ne fera rien du tout. La prostitution implique, en plus de l’accès sexuel, la vente de droits humains censés être inaliénables—le droit de ne pas subir des actes de violence et de torture, de ne pas être harcelée sexuellement, agressée et violée, le droit de libre expression et le droit à des conditions de travail justes et décentes. Tout ça, les personnes prostituées ne l’ont pas, et il n’y aucune forme de dissuasion protégeant ces personnes des pratiques violentes des clients car aucune des personnes impliquées n’intéresse les services chargés d’appliquer les lois. Ici, la police ne poursuit personne, pour quelque type d’implication dans la prostitution que ce soit.

Jacci :  Nous parlions hier des différents niveaux d’intervention de la loi : si vous êtes insultée ou agressée au travail ou dans un magasin, ou si vous marchez dans la rue et que quelqu’un vous attaque, et si vous allez à la police, ils reconnaîtront que c’est illégal. Mais si vous « travaillez » dans un bordel, la police dit que ça fait partie du travail.

Chelsea : Quand je suis allée à la police, ils m’ont mise dehors. Voilà un exemple que j’ai utilisé dans mon discours :  j’ai été braquée et frappée par une grosse brute qui harcelait une autre fille, je suis intervenue pour la défendre et il m’a mise KO. Je suis allée au commissariat à côté, et ils m’ont jetée dehors ; ils m’ont juste dit de fouiller dans les poubelles pour retrouver mon sac à main que le type m’avait arraché. C’est tout ce qu’ils m’ont dit.

Jacci : Je trouve ça totalement scandaleux, qu’ils n’appliquent pas la loi si ça se passe dans un bordel. En poursuivant là-dessus, on dit souvent que la décriminalisation totale facilite la négociation des prostituées avec les clients pour qu’ils utilisent un préservatif et permet de refuser les clients déplaisants ou certaines pratiques sexuelles ?

Chelsea : J’ai été très choquée quand j’ai lu cette question, parce que comment la décriminalisation totale peut-elle faciliter que l’on pose des limites aux clients ? C’est concrètement impossible. Si les acheteurs de sexe étaient criminalisés, je pourrais appeler la police s’ils franchissaient mes limites. La menace de pouvoir faire ça serait dissuasive pour éviter leurs pires comportements. Mais avec la décriminalisation, il n’y a absolument rien que je puisse faire. Les hommes sont plus grands et plus forts que moi et pour pouvoir le faire, il faudrait que je me bagarre avec eux et que je sois la plus forte. C’est illégal de ne pas mettre de préservatif dans la prostitution en Nouvelle-Zélande, et je crois qu’il y a une amende pouvant aller jusqu’à 2 000 dollars, mais c’est une pénalité qui est appliquée également à la prostituée et au client, comme si le port du préservatif était également leur décision. Alors que nous savons que ce sont les acheteurs de sexe qui insistent pour en pas en porter et obligent la femme prostituée à l’accepter, ou exercent une contrainte sur elles en leur offrant plus d’argent quand elles sont dans une situation désespérée. Vous n’allez pas appeler la police et vous donner à vous-même une amende de 2 000 dollars pour vous plaindre d’un client qui a refusé de mettre un préservatif—vous gérez la situation vous-même.

Jacci : Absolument. Apparemment, c’est écrit dans la loi que les « travailleuses du sexe » ont le droit de refuser un client pour n’importe quelle raison n’importe quand. Comment ça marche concrètement ?

Chelsea : D’abord, ça ne marche que si vous n’avez pas besoin d’argent. La plupart des femmes en prostitution en Nouvelle-Zélande ont besoin de l’argent de chaque client : ça paye si mal qu’on est sous pression pour ne pas dire non. Pour celles qui sont en position d’être un peu plus difficiles si elles gagnent un peu d’argent, ça ne marche pas dans un bordel parce que le manager vous oblige à accepter des passes que vous ne voulez pas faire, et souvent il prend des clients pour vous sans même vous en aviser, a fortiori sans même demander si vous êtes d’accord. C’est seulement si vous  « travaillez » à votre compte et que vous êtes en situation de gagner assez d’argent pour pouvoir dire non que vous pourriez refuser des clients. Mais vous devrez aussi gérer la réaction de ces hommes quand vous leur dites non. Les hommes qui achètent des femmes n’acceptent pas qu’on leur dise non, et ça peut être une situation très violente à gérer seule.

Jacci : Je sais que vous avez rencontré de grandes difficultés quand vous avez voulu sortir de la prostitution. Est-ce que le système néo-zélandais rend ça particulièrement difficile ?

Chelsea : Il n’y a pas d’organismes ou de services pour aider les femmes à sortir de la prostitution dans un système de décriminalisation. Puisque la prostitution est vue comme un travail légitime, on ne considère pas que l’on ait besoin d’aide pour en sortir. L’attitude culturelle qui considère que la prostitution est empouvoirante pour les femmes signifie que les femmes qui veulent en sortir sont blâmées pour s’être désempouvoirées, comme si elles avaient échoué dans leur travail ou si elles étaient des malades mentales si elles considèrent que ce n’est pas empouvoirant. Il n’y a pas d’argent public ni privé pour financer des services de sortie en Nouvelle-Zélande, donc les femmes sont piégées.

Jacci : Tout le message au sujet de la décriminalisation du travail du sexe est que c’est un job comme un autre, alors pourquoi auriez-vous besoin de services pour en sortir ? Ce n’est pas vu comme quelque chose que les gens veulent quitter, ça n’a pas de sens. La décriminalisation nie le fait que vous avez besoin d’aide pour en sortir, ce qui est encore plus désempouvoirant.

Les gens ici disent qu’on ne peut pas vous priver des prestations sociales si vous refusez de travailler ou si vous continuez à travailler dans un bordel. Quelle a été votre expérience personnelle à ce sujet, étant donné que vous avez trouvé si difficile de sortir de la prostitution ? Est-ce que j’ai raison de penser qu’obtenir ces prestations sociales n’est pas si facile que ça en a l’air ?

Chelsea : N’importe qui peut obtenir des prestations sociales si vous êtes en recherche d’emploi en Nouvelle-Zélande, il vous suffit de prouver que vous recherchez activement du travail. J’ai été bénéficiaire de ces prestations tout au long de ma vie mais ce n’est que la moitié du salaire minimum, qui est déjà plus bas que le salaire nécessaire pour vivre, et ce n’est pas quelque chose sur quoi  vous pouvez vivre à long terme, sans prendre en compte les causes sous-jacentes de votre chômage.

On a vraiment besoin d’un programme d’aides sociales qui aide les gens à progresser vers une meilleure situation, plutôt que de les laisser stagner dans une situation invivable ou beaucoup se tourneront vers le crime, comme vendre de la drogue pour avoir l’argent dont ils ont besoin, ou vers la prostitution. Il y a des raisons pour lesquelles ils ne trouvent pas de travail,  pourquoi ils n’ont pas fini leur scolarité, ou tout autre problème, et on les ignore et on les laisse survivre sur ces prestations.

Jacci : Une autre justification pour le modèle néo-zélandais, c’est qu’il rendrait illégal le trafic prostitutionnel des femmes. C’est également vrai en Allemagne, mais c’est une accusation très difficile à prouver devant un tribunal, et donc en pratique, il y a très peu de condamnations en comparaison du nombre estimé de femmes qui en sont victimes. Comment ça se passe en Nouvelle-Zélande comparé à l’Allemagne ?

Chelsea : Je ne pense pas que nous fassions mieux. Personne ne demande jamais à une prostituée si elle est là par choix, ils nous disent juste que c’est comme ça. Je ne pense pas qu’il y ait des enquêtes sur la prostitution en Nouvelle-Zélande parce que, comme elle a été décriminalisée, les autorités s’en lavent les mains.  L’Allemagne a davantage de femmes prostituées étrangères parce que c’est un plus grand pays, qui a plusieurs frontières avec d’autres pays, tandis que la Nouvelle-Zélande est une petite île au bout du monde, complètement isolée, et donc ce pays trafique essentiellement ses propres citoyennes dans la prostitution. En situation de décriminalisation, de nombreuses femmes trafiquées ne sont même pas conscientes qu’elles le sont parce que c’est traité comme un job normal, et on leur répète sans arrêt que c’est un job normal. Moi-même, je ne réalisais pas que je correspondais à la définition et aux critères d’une victime de trafic selon le Protocole de Palerme. On m’a dit toute ma vie que c’était ma faute et mon choix, et je n’avais pas la moindre idée que j’avais été trafiquée. Personne ne s’intéresse le moins du monde à ça.

Jacci : Nous savons que Amnesty International, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le Royal College of Nursing (RCN) et de nombreux syndicats soutiennent officiellement la décriminalisation totale telle qu’appliquée en Nouvelle-Zélande. Que leur diriez-vous ?

Chelsea : Qu’ils devraient écouter les survivantes et les féministes radicales, qui ont essayé de leur parler (et je pense en particulier à Amnesty International) au lieu d’appliquer leur programme, qui a été rédigé par un proxénète, Douglas Fox. C’était vraiment un coup tordu, et je pense que la raison pour laquelle sa parole a prévalu dans l’organisation, c’est parce que, en tant que propriétaire d’une agence d’escorts, il est soi-disant un «travailleur du sexe « : cette expression est un terme « ramasse-tout » qui inclut toutes sortes de personnes et entretient une totale confusion. Je pense qu’il faudrait lancer une enquête pour corruption au sujet d’Amnesty International. Je ne connais pas bien les autres organismes qui ont la même position mais je pense qu’ils ont simplement suivi Amnesty là-dessus.

Jacci : Y-a-t-il autre chose que vous voudriez ajouter avant que nous passions aux questions ?

Chelsea : Qu’il y a une idée répandue comme quoi si vous avez un groupe de personnes qui sont complètement séparées du reste de la société, vous pouvez les traiter comme vous voulez, ça n’affectera pas les autres personnes. Des hommes vont voir des prostituées ou des actrices porno et les paient pour performer des actes qu’ils savent que leurs femmes ou leurs petites amies n’accepteraient pas, et les gens pensent qu’il est normal que cette catégorie de femmes subisse ces abus. J’ai vu des articles dans des journaux où des personnages officiels suggéraient qu’on devrait fournir  des prostituées aux délinquants sexuels afin qu’ils cessent de commettre des crimes sur d’autres personnes. C’est impossible de traiter ainsi une catégorie de femmes et de penser que ça ne rejaillira pas sur vous. Ces actes de dégradation sont vus par les hommes qui regardent du porno, et ces hommes qui viennent nous voir ont aussi des femmes et des petites amies sur lesquelles ils mettent la pression pour qu’elles acceptent leurs fantasmes pornographiques. Je pense que ça affecte toutes les femmes, et si ça n’affecte pas certaines femmes spécifiquement, cela affectera leurs filles qui grandissent dans cette culture porno.

Jacci : C’est absolument horrible, et merci d’avoir éclairé pour nous le soi-disant merveilleux modèle néo-zélandais. Peut-être  pouvons-nous lancer les questions.

Diane Martin : Merci beaucoup Chelsea. C’est tellement important pour nous d’entendre la voix des personnes qui sont le plus affectées par cette oppression et cette violence qu’est la prostitution, spécialement parce que tout ce que nous entendons habituellement sur le modèle néo-zélandais, c’est qu’il est socialement progressif, et votre voix, et celles d’autres survivantes sont essentielles pour que nous soyons informées en détail sur lui et puissions ainsi le démanteler. J’ai pris beaucoup de notes et vous avez dit plein de choses que nous pouvons ajouter à notre arsenal de démystification de la prostitution.

En tant que personne qui a fondé et géré pendant des années un service d’aide aux personnes prostituées voulant sortir de la prostitution de rue à Londres, je suis passionnée par les questions de sortie, et c’est très frustrant de penser que vous n’avez pas eu l’aide dont vous auriez eu besoin pour sortir de la prostitution. Comme cela pourra prendre un moment avant que nous puissions changer la loi, comment pouvons-nous faire avancer cette situation en attendant ? J’ai rencontré des féministes néo-zélandaises formidables qui sont actives dans le domaine des violences conjugales et des violences sexuelles. Pensez-vous qu’il y a moyen de faire la liaison avec ces organisations qui sont très centrées sur les femmes et ont une analyse féministe de la prostitution ?

Chelsea : Je ne sais pas comment cela pourrait marcher en Nouvelle-Zélande parce que toutes les organisations pour les droits des femmes suivent la position légale du pays sur la question. La prostitution n’y est pas considérée comme une violence envers les femmes. J’ai rencontré des femmes qui travaillent dans des refuges pour femmes battues qui sont d’accord avec moi sur la prostitution mais ça ne fait pas partie de leurs responsabilités et elles ne peuvent pas se ranger officiellement sur ma position. C’est leur opinion personnelle, et elles doivent la garder pour elles, parce que la position officielle de la Nouvelle-Zélande est que c’est une industrie normale.

Diane Martin : Donc elles doivent se ranger sur la position officielle—parce que ça conditionne leur financement ?

Chelsea : Oui.

Diane Martin : C’est terrible, merci beaucoup.

Ann Hayne : L’argument du Royal College of Nursing (RCN) est que la décriminalisation est une réduction des risques et que c’est en accord avec la fonction de soin des infirmières. Vous pouvez commenter?

Chelsea : Je ne comprends vraiment pas comment la décriminalisation peut réduire les risques, sauf dans la mesure où les personnes prostituées ne sont plus criminalisées. Mais avec le modèle nordique, elles ne sont pas non plus criminalisées. Je ne pense pas qu’il y ait une quelconque réduction des risques. Vous pouvez avoir des préservatifs à des prix discount et un service d’échange de seringues, mais on avait déjà ça avant la décriminalisation. Je ne pense pas que cette politique réduise les risques, je pense que ça les augmente, en fait…

Linda Thompson : Merci Chelsea. Une des choses que je trouve vraiment intéressante est qu’il y a eu récemment une recherche qui examinait la structure de l’industrie du sexe en Nouvelle Zélande. Elle a mis en évidence ses liens avec le crime organisé, et que l’idée qui sous-tend l’adoption de cette législation– qu’elle permet aux femmes d’améliorer leur situation, de prendre le contrôle et d’être des femmes d’affaires indépendantes ayant de nombreuses options–ne s’est pas réalisée concrètement. La législation ne l’a pas permis et de plus, l’industrie du sexe est contrôlée essentiellement par des hommes qui sont liés avec le crime organisé. Ce qui est vraiment intéressant, c’est cet interview avec Catherine Healey, du New Zealand Prostitutes Collective (NZPC) et sa réponse que la législation n’a pas été appliquée assez longtemps pour qu’on puisse l’évaluer. C’est très intéressant qu’elle critique le modèle nordique en Suède et affirme que ça ne marche pas, mais qu’elle ne dise pas qu’il faudrait lui laisser plus de temps avant de juger—c’est un double standard. C’était vraiment intéressant parce que c’était la première recherche qui articulait clairement comment l’industrie du sexe opère avec ce modèle de législation, et que ses résultats ne correspondent pas du tout à ce qui avait été annoncé. Est-ce que vous pensez qu’il faudrait mettre ça au premier plan quand nous parlons de l’industrie du sexe ?

Chelsea : La Nouvelle Zélande est un des pays qui a le plus grand nombre de gangs—je n’ai pas le nombre en tête mais nous sommes au top. Les membres de ces gangs gagnent la plus grande partie de leur argent en vendant des métamphétamines, et ils ciblent les femmes en prostitution pour qu’elles achètent ces amphétamines, parce qu’ils achètent aussi ces femmes et au lieu de dépenser leur argent en payant pour violer ces femmes, ils leur prennent ce qu’elles gagnent en leur vendant des drogues. Ils gagnent de l’argent en abusant de ces femmes et en vendant de la drogue qui fait du mal à ces femmes et à l’ensemble de la communauté. Le gouvernement actuel ne lutte pas vraiment contre le crime organisé. Je pense qu’elle (Jacinda Ardern, Première ministre de Nouvelle Zélande NDLR) a financé la mafia Mongrel qui sont connus pour mettre des femmes sur le trottoir et les dresser en leur faisant subir des viols collectifs, parce qu’elle leur a donné de l’argent public pour financer leur propre clinique de détox. Ainsi, l’argent confisqué au crime organisé était rendu au crime organisé. C’est dégoûtant.

Janet Warren : Je voudrais savoir dans quelle mesure c’est difficile pour des filles qui sortent de la prostitution de trouver du travail ? Parce que, dans ce pays, une des choses qu’on vous demande lors d’un entretien d’embauche, c’est ce que vous avez fait avant, et je me demande, puisque la prostitution est décriminalisée, est-ce qu’elle est considérée comme un travail par un employeur ?

Chelsea : La décriminalisation a déstigmatisé les clients et les proxénètes. Les hommes qui managent les bordels sont vus comme des hommes d’affaires légitimes. Par contre, les femmes en prostitution sont toujours stigmatisées—et c’est nécessaire pour qu’on trouve normal qu’ils nous traitent comme ça—nous devons être déshumanisées.  Donc c’est très improbable que vous mettiez sur votre CV que vous avez « travaillé » dans ce bordel pendant 10 ans, que vous étiez prostituée. Ca ne produit pas bonne impression et ça vous ne vous fera pas embaucher dans un environnement de  travail normal. Mais si vous ne le faites pas, ça sera aussi très difficile car il y aura des vides dans votre CV que vous ne pourrez pas expliquer.

Janet Warren : Oui, c’est ce que je voulais dire. Parce que, une fois que vous avez quitté le lycée, vous devez rendre compte de ce que vous avez fait après, et si vous avez été dans la prostitution, vous devrez préciser tout ça, n’est-ce pas ?

Chelsea : Pour sortir, il faut vraiment commencer au bas de l’échelle avec un salaire minimum et espérer que vous puissiez trouver un moyen d’améliorer votre situation, parce qu’aucun employeur correct n’acceptera d’embaucher quelqu’un sans expérience ni qualification. Quand je suis sortie, j’ai travaillé dans une usine et les heures étaient longues. Après ça,  j’ai fait un travail manuel dur—extraction de l’amiante des bâtiments. Ensuite je suis passée à une position administrative dans un bureau. Je n’aurais pas été capable de passer directement de la prostitution à un travail décent. Je suis toujours dans un job mal payé mais j’espère progresser.

Theresa Little : Chelsea, vous dites que les femmes sont déshumanisées et vous parlez de la façon dont la loi maltraite ces femmes. Nous avons vu ça à Londres, avec la façon dont la police traite les prostituées en les rabaissant. En fait, pas juste les femmes qui sont dans la prostitution mais nous toutes. Chacune d’entre nous est diminuée par ça. La police de Londres est proche des criminels et des prostituées, et elle devient désensibilisée. Bien sûr, il y a aussi le machisme, donc nous devons criminaliser les clients et décriminaliser les femmes.

Je travaillerai aussi longtemps que je pourrai pour y arriver, mais je n’ai pas beaucoup de pouvoir ; toutes les personnes qui ont du pouvoir devraient faire la maximum pour changer la loi. Nous allons changer la loi en Ecosse si c’est possible, et si nous pouvons aussi faire du lobbying en Nouvelle-Zélande et faire de la publicité au modèle que j’espère que nous allons avoir en Ecosse, qui est le modèle nordique, ça devrait marcher et aider les femmes comme vous. Mais il faut vraiment criminaliser les hommes et les amener à nous aider. Il y a des hommes  ici aujourd’hui.

Bryan : Le Commissaire de la police métropolitaine dit qu’il est horrifié par les attitudes sexuelles de sa propre police, et que ce n’est pas le cas dans la plupart des régions. C’est seulement dans le cas où il y un niveau de prostitution élevé localement que la police se comporte comme ça et a ces attitudes.

Chelsea : Je suis d’accord. Je pense que la façon dont les femmes sont traitées en prostitution, que ça soit normalisé ou accepté, apprend aux hommes qu’il est acceptable de traiter toutes les femmes comme ça  et qu’il n’y a rien de mal à ça. Les comportements réellement destructeurs envers les femmes et la société prolifèrent quand la prostitution est décriminalisée.

Beatrice Wishart : Chelsea, je voulais juste vous remercier pour avoir partagé votre histoire avec nous. J’ai  beaucoup appris cette nuit et je suis désolée que vous ayez eu l’expérience que vous avez eue. Il faut changer les attitudes. J’ai aussi entendu parler du rapport concernant la police métropolitaine, et c’était juste horrifiant de voir combien elle est mauvaise et combien il nous faut changer les attitudes sociales. Je me demandais,  en ce qui concerne la Nouvelle-Zélande, si ça se perpétue dans les nouvelles générations ? Comment pouvez-vous arrêter la prostitution si  les mêmes attitudes se reproduisent d’année en année, et si pour les nouvelles générations de jeunes hommes qui arrivent, cela semble un comportement acceptable ?

Chelsea : Je ne suis pas sûre de comment on peut arrêter ça. C’est une sorte de situation « l’œuf et la poule ». La Nouvelle Zélande a un des plus forts taux de violences conjugales et de violences familiales dans le monde occidental.  Notre attitude envers les femmes est  dégoûtante et je suis sûre que c’est renforcé par la décriminalisation de la prostitution. En fait, est-ce que nous avons décriminalisé la prostitution parce que nous avions déjà ces attitudes  négatives en ce qui concerne les femmes ? Quoi qu’il en soit… Comment peut-on changer ça ? Il faudrait vraiment que l’on change la façon dont les gens voient les femmes, et d’abord en ayant la loi de notre côté,  que la loi dise clairement que nous sommes humaines, que nous avons le droit de ne pas être  violée parce que le viol ferait partie de notre travail, et que l’application de ce droit devrait être stricte. La Nouvelle Zélande a décidé d’avoir fait quelque chose au sujet de la prostitution et s’en félicité, alors qu’en fait ça n’a pas été le cas. Si d’autres pays avec lesquels nous avons des liens, comme la Grande-Bretagne, mettent en application le bon modèle et qu’ils voient que ça marche, alors la Nouvelle-Zélande sera obligée de dire, « nous devrions nous intéresser à ce qu’ils font ».

Linda Thompson : Chelsea, c’est très intéressant quand vous parlez de la normalisation du message « le travail sexuel est un travail », et ça devient tellement normalisé que les gens pensent qu’aucun autre discours n’est possible. C’est très préoccupant, et j’ai l’impression que ça infuse dans notre compréhension générale des services. J’ai entendu un membre de mon équipe dire à une femme qui lui révélait qu’elle était escort et qu’elle avait besoin d’aide: « Ne vous inquiétez pas, je n’ai aucun problème avec le travail du sexe, je ne porte aucun jugement. En fait je suis moi-même un acheteur de sexe ».

Chelsea : Wow !  J’ai eu moi-même une expérience similaire quand j’ai commencé le counselling. Ils ne m’ont pas dit qu’eux-mêmes payaient pour du sexe mais qu’ils n’avaient aucun problème avec ça. Ce que je voulais, c’était parler à quelqu’un qui comprendrait la violence que j’ai subie, et qui ne me blâmerait pas. Quand j’ai demandé à parler à quelqu’un qui ne me jugerait pas, c’est ce que j’ai eu. Quelqu’un qui pensait que le « travail du sexe » était parfaitement ok, et je crois qu’elle n’a même pas réalisé qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans ce qu’elle a dit. C’était une femme très gentille, et elle faisait probablement ce qu’on lui avait dit de faire pour bien gérer la situation. Alors oui, ça a infiltré toutes sortes de services, c’est sûr.

Anne Hayne : Pensant à la conversation précédente, si c’était vraiment classifié comme un travail, la question qu’on nous pose toujours à nous qui nous occupons  des violences envers les femmes, c’est : « et les hommes ? » Pourquoi les hommes n’envisagent-ils pas la prostitution comme un travail normal qu’ils pourraient faire pour gagner de l’argent, qui n’aurait pas de stigma pour eux, et qu’ils pourraient mettre sur leur CV ? » Parce que, regardons les choses en face, eux aussi ont des orifices qui permettraient à d’autres hommes de faire avec eux ce qu’ils font aux femmes. Le ridicule de présenter la prostitution comme un choix pour les femmes saute aux yeux dès que vous mettez les choses à l’envers et l’appliquez aux hommes.

Chelsea : Les hommes n’accepteraient jamais d’être traités de la façon dont ils traitent les femmes, c’est sûr. Ils n’ont jamais eu à supporter ces exigences, ces pressions, n’ont jamais pris conscience que la situation financière des femmes est pire que la leur, spécialement si elles ont des enfants à nourrir. Les hommes ont de meilleures options. Ils ne sont pas obligés de faire ça et ils ont leur dignité—ils ne sont pas obligés de la compromettre. Ils seraient absolument choqués si on leur disait : « pourquoi  vous ne vous vendez pas vous-même ? » Ils savent bien que ce n’est pas empouvoirant.

Jacci : Pour moi, Chelsea, il me semble que la décriminalisation, c’est un peu comme si on disait : « ok, décriminalisons le vol, alors vous ne pourrez plus vous plaindre si quelqu’un vous vole quelque chose, parce que ce n’est plus un crime—il y a des crimes très réels qui continuent parce qu’ils ne sont pas reconnus comme crimes. C’est presque comme un trafic d’esclaves, mais désormais nous n’allons pas appeler ça trafic d’esclaves, nous l’appellerons choix. Nous allons décriminaliser la prostitution, donc ce ne sera plus un crime.

Frapper quelqu’un, c’est frapper quelqu’un, mais si vous frappez  une femme prostituée, ce n’est plus frapper. La loi qui punit le fait de battre son prochain n’est plus appliquée. C’est une des façons les plus cruelles de traiter les personnes prostituées. Vous auriez été mieux traitée à l’époque victorienne, quand il était reconnu que des femmes étaient pauvres, désespérées et n’avaient pas le choix. Prétendre que c’est un job normal, c’est du gaslighting. Que peuvent penser les gens quand ils ont une femme Premier ministre, qu’elle est considérée comme un bon leader, et qu’il y a cette énorme violence envers les femmes?

Chelsea : Oui, c’est très décevant. Je suis très déçue par Jacinda Ardern. Elle est notre troisième Premier ministre femme. Notre deuxième Première ministre est celle qui a fait passer la décriminalisation. Donc tout ça se passe alors qu’il y a des femmes au pouvoir. Je ne pense pas qu’elle se soucie beaucoup des femmes mais elle se dit quand même féministe. Je suppose que c’est juste une image.

Jacci : On aurait pu penser que les femmes, quand elles arrivent  au pouvoir, se battraient pour l’émancipation des femmes mais apparemment nous sommes revenues au Moyen-Age. Souhaitez-vous ajouter quelque chose Chelsea ?

Chelsea : Non, juste merci de m’avoir écoutée et de diffuser ce que j’ai dit  si vous le pouvez. C’est très important pour moi.

Jacci : Il ne me reste plus qu’à vous remercier. Je sais que vous avez une semaine très occupée, et nous sommes très reconnaissant.es que vous ayez pris le temps de venir ici et de nous expliquer, en tant que témoin de première main, ce qu’est la décriminalisation. Ca a été très éclairant pour moi et vous avez été une invitée absolument formidable. Merci beaucoup, et je vous souhaite le meilleur pour votre vie future.

(traduction Francine Sporenda, avec l’aimable autorisation de Chelsea Geddes et de Nordic Model Now)