INTERVIEW D’ELIANE VIENNOT
Par Francine Sporenda
Éliane Viennot est professeuse émérite de littérature française de la Renaissance à l’université Jean-Monnet-Saint-Étienne et historienne. Elle est notamment l’autrice de « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin », « L’Académie contre la langue française », « Et la modernité fut masculine », « La France, les femmes et le pouvoir », « Marguerite de Valois », « La différence des sexes » (avec N. Mathevon), « L’engagement des hommes pour l’égalité des sexes » (avec F. Rochefort), « Revisiter la querelle des femmes » (avec N. Pellegrin), « L’âge d’or de l’ordre masculin ».

FS : La Révolution française a été la cause d’un recul majeur des droits des femmes : les femmes de pouvoir—reines, régentes, favorites royales, etc.—ont disparu ; les révolutionnaires, dites-vous, « ont seulement libéré une élite masculine ». C’est une longue histoire, mais pouvez-vous résumer les raisons de ce recul ?
EV : Ce n’est pas seulement dans les plus hautes sphères de la société qu’il y a eu recul, et du reste ce recul était déjà bien entamé au moment de la Révolution : aucune reine n’a eu de pouvoir effectif au XIIIe siècle, aucune régente n’a gouverné, seule Pompadour a retrouvé la puissance des anciennes favorites. La réalité, c’est que toutes les femmes ont reculé, pendant que tous les hommes avançaient. Le processus d’élection aux États généraux de 1789, par exemple, montre que beaucoup d’entre elles ont voté au premier niveau : non seulement celles qui en avaient le droit jusqu’alors (les religieuses, les nobles « cheffes de feu »), mais aussi beaucoup de femmes du Tiers État (cheffes de feu aussi, ou parce que leur mari était empêché), parce que la situation était inédite et que plein de gens ne voyaient pas pourquoi il aurait fallu faire autrement. Pour ces dernières, d’ailleurs, cela a duré jusqu’en 1791 au moins. La plupart des hommes du peuple, en revanche, n’avaient jamais eu leur mot à dire sous l’Ancien Régime, et ils ont continué d’être exclus de la décision publique durant deux bonnes années, en raison d’une différence de statut instaurée entre les citoyens « actifs » (les hommes « libres » – non domestiques – relativement riches) et les autres. Mais les assemblées révolutionnaires ont rapidement inversé cette situation. Du côté des femmes, les premières lois électorales (fin 1789) ont établi qu’aucune ne pourrait prendre part aux votes ni être élue, et cette décision a été maintenue par la suite (la population a donc mal suivi ces consignes durant quelque temps). Pour les hommes, c’est le contraire : les modifications apportées au système électoral durant la Révolution ont peu à peu élargi la population masculine admise au vote et à l’élection, de sorte que la « constitution de l’An I » (1793) les y admettait tous. Le principe du vote masculin était acquis, même si sa réalisation est redevenue conditionnelle dans les régimes suivants, avec le rétablissement de barrières financières jusqu’en 1848, où elles ont été abolies définitivement. Parallèlement, c’est le principe de l’exclusion des femmes, quel que soit leur niveau de fortune, qui avait été acté par la Révolution, et il a fallu attendre 1945 pour qu’un nouveau principe soit proclamé, ce que fait solennellement le Préambule de la Constitution de 1946. Quant aux raisons de ce recul global des femmes à partir de 1789, elles résident dans la culture des hommes qui ont pris les décisions, à cette époque et après : une culture façonnée par les Lumières, qui disait que la sphère publique appartient aux hommes et la sphère domestique aux femmes. Qu’ils soient de droite ou de gauche, monarchistes ou républicains, religieux ou laïcs, tous ces hommes avaient été biberonnés par cette idéologie de la « différence incommensurable » des sexes (l’expression de Thomas Laqueur), et c’est elle qu’ils ont mise en musique dans les lois et les constitutions.
FS : Vous écrivez à plusieurs reprises que la France, contrairement à ce que beaucoup pensent, n’a nullement été à l’avant-garde du combat pour les droits des femmes (par exemple, l’un des derniers pays d’Europe à accorder le droit de vote aux femmes, après la Russie, la Turquie, pays de l’Europe de l’Est, etc.). L’explication standard étant celle de l’ «exception française », situation d’harmonie et de galanterie entre les sexes qui rendrait le combat pour les droits des femmes superfétatoire. Vos commentaires sur cet argument de « l’exception française » et sur les raisons de ce retard français ?
EV : Oui, il y a une exception française : c’est le pays des droits de l’homme ! Il suffit de prendre cette expression au sens propre (comme elle doit l’être) pour tout comprendre. À l’époque de la Révolution, il y avait déjà plusieurs siècles que les propagandistes du royaume expliquaient à qui voulait les entendre que la France était le seul pays à n’avoir jamais consenti à la domination des femmes, et que là était sa supériorité. Il suffit de lire Jean Bodin, qui dans ses Six Livres de la République (1576) dresse en raillant la liste des pays qui « tombent en quenouille », et vante l’extraordinaire outil français permettant d’échapper à ce fléau : la loi salique. J’ai consacré des années à étudier la mise en place de cette imposture, et j’ai pu mettre en évidence que là s’origine le discours sur la supériorité française – qui n’a rien à voir avec le bavardage sur la galanterie qu’on entend de nos jours. Ce qui a été écrit, et réécrit, et republié dans des centaines d’ouvrages historiques et politiques entre les années 1460 et le milieu du XIXe siècle, c’est que la France est un pays supérieur aux autres car il n’admet pas la « gynécocratie » (Bodin), le gouvernement des femmes. Bien entendu, tout est faux dans cette histoire : des gouvernements de femmes, il y en avait eu depuis les origines du royaume, et il y en a eu encore bien après l’invention de ce mythe. Mais la répétition de ce discours, par les hommes les plus éduqués, dans les livres les plus sérieux, a engendré l’idée que la présence des femmes au pouvoir est illégale, anormale et dangereuse. Les théoriciens de la loi salique ont en effet dû construire cet argumentaire pour expliquer pourquoi, tout de même, ces femmes avaient existé, pourquoi ces gouvernements avaient eu lieu ! Eh bien c’est simple : elles étaient des usurpatrices, des méchantes, des assassines, des traitresses, etc. La littérature historique française depuis la fin du XVe siècle est remplie de ces récits haineux (et mensongers), qu’on a diffusés jusque dans les années 1960 dans les manuels d’histoire de l’école primaire. J’ai documenté toute cette histoire, il suffit d’en prendre connaissance. Mais si on veut en avoir ne serait-ce qu’un exemple, je conseille la lecture de Les Crimes des reines de France depuis le commencement de la monarchie jusqu’à Marie-Antoinette, de Louis-Marie Prudhomme, paru plusieurs fois entre 1791 et 1793, qui est en accès libre sur Gallica[1]. Il y a donc en réalité une autre exception française, que Prudhomme révèle en creux dans son titre : c’est la réalité du pouvoir des femmes « depuis le commencement de la monarchie ». Et cette réalité n’a rien à voir avec une liste de forfaits : plus de vingt femmes ont gouverné la France (ou des parties de la France, lorsqu’il y avait encore des « sous-royaumes ») plus de deux ans, et plutôt bien en général. Certaines sont resté aux commandes vingt ou trente ans. Certaines ont hérité du royaume de leur père. Qui sait ça, en France, aujourd’hui ? De fait, les partisans de la masculinité du pouvoir ont compris qu’il fallait vider les récits historiques des femmes qui avaient fait l’histoire. Et ils l’ont fait, systématiquement, en gardant juste quatre ou cinq noms de reines qu’ils ont transformées en monstres, pour que les lecteurs – et les lectrices – comprennent bien que la politique et la guerre sont des affaires d’hommes. C’est cette culture-là, cette culture des élites masculines, cette culture bien différente du machisme ordinaire, qui explique les décisions prises à la Révolution, puis toute la suite, qu’on a pris l’habitude d’appeler le « retard français » (le vote décidé après 44 autres pays, les 1 à 5% d’élues au Parlement jusqu’à la fin du XXe siècle, etc.).
L’idée que les Françaises auraient moins exigé l’égalité des droits que leurs voisines parce qu’elles s’entendaient bien avec les hommes est odieuse. La réalité est que certaines ont réclamé l’égalité dès le XVe siècle (Christine de Pizan est la première autrice connue d’un manifeste féministe et sa radicalité est époustouflante), c’est qu’elles sont des centaines à l’avoir réclamée par la suite, c’est que les femmes ont été tuées par milliers à chaque épisode révolutionnaire – alors qu’elles étaient théoriquement considérées comme irresponsables. De fait, cette explication révoltante date de la seconde moitié du XXe siècle, lorsqu’il est devenu patent que les autorités françaises refusaient d’accorder aux femmes les mêmes droits que leurs homologues du monde entier. C’est une manière de mettre sur le dos des femmes une responsabilité qui revient aux élites masculines.
FS : On pourrait croire a priori que les partis et mouvements de gauche, et les syndicats, ont de tout temps été du côté du combat pour les droits des femmes. Il n’en est rien. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, après la Révolution, le camp progressiste a si rarement soutenu les revendications féministes ?
EV : L’explication est simple : la culture de la différence des sexes n’est en rien l’apanage de la droite. Ce sont même plutôt les gens classés comme progressistes qui l’ont élaborée : les philosophes des Lumières. Ils ont modernisé les vieux argumentaires de l’infériorité des femmes, celui du péché d’Ève et du « mâle manqué », en mettant sur le dos de la Nature cette différence – et cette supériorité – qu’ils voulaient conserver. Et en racontant des sornettes sur la bienveillance de cette Nature, qui aurait distribué les rôles égalitairement, la sphère domestique étant aussi importante que la sphère publique. Avec ce détail essentiel : le lot des hommes c’est la guerre, la violence, les difficultés innombrables, tandis que celui des femmes c’est la maison, les enfants, « l’empire de l’amour ». Elles devraient donc être contentes, et celles qui ne le sont pas sont des imbéciles qui n’ont rien compris ! La gauche a globalement hérité de ce discours, avec lequel elle n’a officiellement rompu qu’au début du XXe siècle – avec des difficultés immenses. Car la lutte contre le capitalisme et la lutte contre la domination masculine sont deux programmes très différents, et qui peuvent même être ressentis comme contradictoires si les revendications ne sont pas d’emblée pensées pour les deux sexes – ce qui implique d’écouter les femmes, de penser avec elles. Or depuis quand les écoute-t-on ? Vingt ans ?
FS : Le pouvoir politique féminin, en France, a fait l’objet d’un refus très fort. Que reproche-t-on le plus souvent aux femmes qui justifie leur dangerosité lorsqu’elles sont au pouvoir ?
EV : Comme je l’ai dit plus haut, nous avons hérité de cinq siècles de récits sur la dangerosité, la toxicité, l’anormalité des femmes au pouvoir. Si certaines y parviennent, c’est forcément des êtres diaboliques ! Ces récits étaient dans toutes les têtes il y a encore une cinquantaine d’années : aussi bien les têtes des décideurs cultivés, qui avaient lu Michelet et d’autres Histoires de France, que les têtes des Français·es lambda, qui avaient vu dans leurs manuels de primaire des images de la « méchante Catherine de Médicis » et de l’exécution de la terrible Brunehilde par Clothaire, le fils de la terrible Frédégonde… sans parler des Histoires d’amour de l’Histoire de France, bestseller des années 50 et 60. Il est plus difficile de savoir ce qui irrigue, de nos jours, ce rejet des femmes politiques. Il est clair que beaucoup d’hommes continuent de penser, même s’ils n’ont rien lu, que les femmes sont faites pour « s’occuper des enfants », pour reposer le guerrier, pour orner le paysage ; donc les femmes politiques les agacent, surtout si elles « la ramènent », si elles dénoncent les inégalités qui subsistent. Mais beaucoup de femmes aussi pensent cela, et elles sont sans doute bien plus gravement dérangées par les femmes politiques. Elles savent, elles, que les femmes sont considérées comme des êtres humains de seconde zone, et elles en souffrent – qu’elles l’admettent ou non. Donc celles qui sortent du lot, celles qui marchent sur les plates-bandes des hommes, celles qui s’affirment publiquement et se donnent les moyens de réaliser une carrière autrefois strictement masculine, celles-là sont la preuve vivante que c’est possible, ou du moins que ça devrait l’être, et que certaines femmes sont plus courageuses qu’elles. Comment ne pas les haïr ? Je crois néanmoins que ce rejet spécifique est en train de s’atténuer, peut-être parce l’espèce « femme politique » est de moins en moins rare, et qu’il y en a de toutes sortes, dont certaines sont très éloignées des lieux communs élaborés sur elles. Mais tant que la misogynie triomphera, il y aura rejet de celles qui pourraient agir pour qu’elle disparaisse.
FS : Au 19ème siècle, les textes misogynes continuent à proliférer. En particulier, les « femmes savantes », instruites, les écrivaines (George Sand) etc. sont vilipendées sous le terme collectif de « bas bleus ». Que reproche-t-on aux bas bleus, et pourquoi l’instruction des femmes est-elle désapprouvée ?
EV : Les textes misogynes pullulent dans toutes les périodes où la domination masculine est objectivement en danger, et subjectivement ressentie par ses bénéficiaires comme devant être raffermi. En Occident, on observe plusieurs phases de production massive de textes diffusant la haine des femmes. La première est l’Antiquité tardive, elle est liée au choix des empereurs romains de faire du christianisme la religion de leur État ; or les femmes avaient pris beaucoup d’importance dans cette nouvelle religion, d’abord en raison des enseignements du Christ, fort égalitariste en la matière, ensuite en raison des longues persécutions traversées par cette communauté. Quand il s’agit de se faire dévorer par les lions, on ne conteste pas aux femmes le droit de s’illustrer. En revanche, quand il s’agit de construire un appareil, la concurrence féminine est mal vue. Donc il faut expliquer qu’elles sont mauvaises, perverses, diaboliques, etc. La seconde période est la fin du Moyen-Âge, lorsque les universités ont été créées, et que le savoir patenté par des diplômes est devenu synonyme de pouvoir et de richesse. Là encore, l’intelligence étant bien répartie, la concurrence des femmes risquait non seulement de jeter le doute sur la supériorité des hommes, mais de limiter les bonnes places que visaient les intellectuels chrétiens. Les discours dévalorisants (contre les femmes, contre les juifs) se mirent donc à fleurir, et à pulluler littéralement après l’invention de l’imprimerie.
Toutefois une chose change à cette époque : des lettrés, minoritaires mais parfois très considérés, déclarent leur désaccord avec cette production nauséabonde, rendant nécessaire, pour les autres, de hausser le ton. C’est ce qu’on appelle la Querelle des femmes. Tandis qu’un camp se moque des femmes ou les voue aux gémonies, l’autre réclame leur accès à l’instruction et à toutes les fonctions professionnelles et politiques. Cette Querelle s’est poursuivie durant tout l’Ancien Régime, malgré une certaine baisse pendant les années 1740-1770, c’est-à-dire l’époque où les Lumières dominent, parce que les gens ont mis un certain temps à comprendre que l’idéologie de la différence des sexes ne mettait pas du tout un terme à la domination masculine. Une quatrième période s’est donc ouverte après la Révolution, dans un cadre plus conflictuel que jamais, puisque la France s’affichait désormais comme le pays de la liberté et de l’égalité, alors qu’elle privait de ces deux biens la moitié de sa population. Bien entendu, ce sont toujours les lettrés qui produisent les discours justifiant l’inégalité – qui d’autre ? Mais un autre facteur encore est à prendre en compte, c’est la mise au point des droits d’auteur pendant la Révolution, c’est-à-dire le fait de toucher des revenus à proportion du succès d’un livre, ou selon les termes d’un contrat rendu obligatoire avec la maison d’édition. À partir de ce moment, les écrivaines ont pu vivre de leur plume aussi bien que les écrivains. Or elles étaient très actives dans ce secteur – le seul domaine intellectuel qui ne leur ait jamais été fermé – et elles étaient très bonnes dans la littérature de fiction, la plus demandée par le lectorat. La concurrence s’est donc ouverte toute grande, et les hommes les plus ambitieux ont dû se mettre à écrire des romans, littérature qu’ils méprisaient plutôt, ce qui en a mis en rage plus d’un. La solution qu’ils ont trouvée a été de multiplier les attaques contre les écrivaines, dans des livres, des pièces, des journaux… La guerre initiée dans les années 1830 contre les « bas bleus », jeunes filles prétentieuses et sans talent, vieilles filles frustrées « pissant de la copie », rares écrivaines douées mais devenues « ni homme ni femme », a bien réussi : le pourcentage des livres de fiction écrits par des femmes s’est littéralement effondré en quelques décennies. Et cette guerre a été relancée dans les années 1870, lorsque le monopole masculin sur l’université a cédé, ce qui a été ressenti – avec raison – comme la fin de la belle vie (la première bachelière, Julie-Victoire Daubié, y a mis un terme en 1860, aidée par des hommes évidemment, et aussi l’impératrice Eugénie, qui ont imposé que son diplôme soit validé). Par la suite, la guerre contre les autrices s’est poursuivie de mille et une manières, de la confiscation des prix littéraires par les hommes aux appellations masculines imposées à ces femmes en dépit du fonctionnement de la langue française, en passant par la construction d’une histoire littéraire vide d’écrivaines et la fermeture des portes de l’Académie française jusqu’en 1980.
FS : En France, les femmes de pouvoir (reines, régentes, favorites) se sont vues souvent attaquées sur leur sexualité, faisant l’objet de calomnies et de pamphlets qui les dépeignaient comme des débauchées, prostituées, etc.—vous évoquez dans votre livre la « légende noire » des reines. De telles calomnies sont censées détruire la crédibilité politique de celles qui en sont visées, alors que lorsque de telles accusations visent des hommes politiques, elles conforteraient plutôt leur virilité, donc leur statut de dominant. Vos commentaires ?
EV : Il y a là un mélange de vieilles idées aristotéliciennes (les hommes sont chauds et secs, ils ont une force intérieure qui fait sortir leurs organes sexuels à l’extérieur du corps et leur donne le courage de combattre, etc.), et d’idées plus modernes, venues de la Renaissance, époque où la Querelle a engendré une réflexion particulière sur ce que peuvent/doivent faire les femmes et ce qu’elles ne peuvent/doivent pas faire, pour tout dire sur ce qu’est et n’est pas une femme et donc sur ce qu’est et n’est pas un hommes. Pour ce qui concerne spécifiquement le pouvoir suprême, je pense que la réhabilitation d’Henri IV à partir du règne de son petit-fils Louis XIV, et la construction de son personnage de meilleur des rois malgré ses frasques, a joué un rôle majeur. Ce roi était mort avec une fâcheuse réputation de chaud lapin et de semeur de bâtards, qui avait même failli déclencher une guerre européenne dans ses dernières années, tant il était entiché d’une jeune femme, Charlotte de Montmorency, mariée à un Condé. Ses partisans ont saisi le problème par les cornes : ils ont soutenu qu’il était un grand roi, non pas en dépit de sa sexualité débridée, mais à cause d’elle, ou du moins en liaison avec elle, que les deux allaient nécessairement ensemble. Mais l’œuvre qui a le plus puissamment travaillé à établir cette équivalence entre l’appétit sexuel et la vaillance des hommes est l’épopée de Voltaire, La Henriade (1728), qui a connu un succès difficilement imaginable depuis sa parution jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans un tel système de pensée, la femme gouvernante ou guerrière est forcément une bête sexuelle – et le tout est un monstre. Et si elle ne l’est pas, tant pis : les gens qui font courir ces bruits savent à quel point ils sont destructeurs, à quel point on refuse, dans les sociétés patriarcales, que les femmes soit autre chose que des réceptacles passifs du sperme masculin autorisé. C’est la raison pour laquelle toutes les gouvernantes ont été attaquées sous cet angle, y compris celles dont tout le monde connaissait la vertu irréprochable, comme Jeanne d’Albret (la mère d’Henri IV). De fait, vertueuses ou non, les femmes au pouvoir savaient qu’elles risquaient gros à ne pas être irréprochables, et les recherches sur elles concluent généralement qu’elles s’en sont prudemment tenues à cette ligne de conduite. J’ignore si ce qu’on rapporte sur Catherine de Russie est exact, mais il est possible que cette impératrice ait eu assez de pouvoir pour passer outre. En tout cas le cas est exceptionnel.
FS : Lorsque la guerre en Ukraine a démarré, j’ai vu passer sur les réseaux sociaux des commentaires du type : « cette guerre remet les choses à leur place, les hommes au combat et les femmes avec leurs enfants, à la maison ou en exil pour les protéger ». Cet argument des femmes incapables de combattre a été utilisé traditionnellement pour les exclure du pouvoir politique. Ces hommes ignoraient manifestement qu’en plus du fait qu’actuellement 25% environ des effectifs de l’armée ukrainienne sont féminins, il y a une longue tradition historique de femmes guerrières. Pouvez-vous nous en parler?
FS : La participation des femmes aux armées régulières étatiques est un fait relativement récent, qui s’inscrit dans la suite de l’accès des femmes à la citoyenneté – même si, dans les faits, cette participation se met en place lentement, et généralement avec des restrictions numériques et/ou fonctionnelles (tous les corps ne leur sont pas ouverts). Chaque pays y va de sa petite différence. Auparavant, il y a eu deux périodes : celle où le recrutement des troupes se faisait sur la base du volontariat, et celle où il a eu lieu par l’intermédiaire de la conscription. L’histoire des armées françaises – mais j’imagine que les autres pays ont vu les mêmes phénomènes – montre que, durant la première période, il y avait des femmes combattantes, en nombre toujours très modéré, qui soit ne se cachaient pas (elles avaient été recrutées sur la base de leur compétence), soit étaient travesties en homme (elles s’étaient engagées avec leur mari ou leur frère, ou leur père). Dans la seconde période, celle de la conscription, cette participation était impossible. En France, ce système date de 1798. Cinq ans auparavant, la Convention avait légiféré sur la fin de la présence des combattantes dans les armées – mais en réalité beaucoup sont restées à leur poste jusqu’à leur retraite. Hors des armées régulières, il arrivait souvent aux femmes de prendre les armes, car dans l’ancienne société la violence était courante, il fallait savoir se défendre. Nombre d’entre elles avaient appris le maniement des armes, avec leurs proches, sans parler de la chasse qui n’a jamais été une occupation strictement masculine. Si elles étaient capables, elles s’en servaient à la défense de leurs propriétés ou des villes assiégées, et bien entendu en cas de guerre comme cela s’est vu encore en France entre 1942 et 1945. Les vieilles chroniques sont pleines de ces faits d’armes rapportés par leurs auteurs comme des miracles… Jeanne d’Arc aussi, c’était un miracle, sauf que pendant la guerre de Cent ans, beaucoup de femmes ont dû faire comme elle. Et les armées l’ont suivie… Nous sommes bien niaiseus·es de croire à des miracles !
FS : Les féministes qui, comme vous, plaident pour la démasculinisation du langage se voient taxées de s’investir dans un combat absurde, sur le mode du « occupez-vous plutôt de… (des Afghanes, des Africaines, etc.). Ce combat est présenté comme une dérive du « néo-féminisme » alors que cette revendication est soutenue par des féministes depuis longtemps. Pouvez-vous nous en parler ?
EV : D’abord on pourrait rappeler que les féministes s’occupent de ce qu’elles veulent, quand elles veulent, et qu’elles n’ont pas de leçons à recevoir du moment qu’elles ne nuisent à personne d’autre qu’aux dominants. Ensuite, l’accusation est particulièrement amusante quand on connait le sujet, c’est-à-dire l’énergie et le temps qui ont été investis dans la masculinisation du français. Et qui le sont toujours, si j’en juge par les efforts pathétiques que font aujourd’hui les masculinistes pour installer les mots écrivain et auteur partout où c’est possible, là où l’ensemble de la nation s’est faite à écrivaine et est en train de se faire à autrice – qui sont les féminins naturels de ces mots, comme tout le monde le sent bien. De fait, c’est parce que les adeptes du « masculin qui l’emporte » savent qu’ils (et les pauvres elles qui les suivent) ont tort, que l’argument brandi contre nous est celui du temps perdu : c’est celui qu’on sort quand on n’a plus rien à dire. Cette bataille est, de loin, la plus amusante que j’aie eue à mener dans ma vie de féministe. On ne cesse de rouler nos opposant·es dans la farine, de mettre en évidence leurs méconnaissances, leurs incohérences, leur colère. Et aussi le fait que nous avons la tradition avec nous.
En réalité, celle-ci est de notre côté bien plus souvent que nous ne l’imaginons, parce que l’histoire enseignée est complètement frelatée. Nos mémoires sont vides de femmes, vides des sociétés où elles s’imposaient sans problème. Ou du moins elles l’étaient. Les féministes d’aujourd’hui ont compris cela. Nombre d’entre elles travaillent à ressortir de l’ombre notre matrimoine, toutes ces figures féminines qui avaient été mises à la cave, et qui montrent deux choses tellement agaçantes pour les masculinistes : que des femmes ont toujours créé, pensé, travaillé, combattu, dirigé, excellé, été reconnues en leur temps ; et que leur disparition du paysage relève d’un effort systématique pour effacer leurs traces. À quoi s’ajoute désormais une troisième démonstration : que cet effort a été mené jusque dans la langue, qu’on nous disait parfaite, intouchable, mais qu’ils ont tripatouillée à n’en plus finir pour la rendre moins égalitaire. Le terme de néoféministe lui aussi est bien amusant (surtout pour les femmes de mon âge !). Autrefois, nos adversaires nous traitaient d’ignorantes, de sottes, de mal baisées, de féministes ! La nouvelle injure réside dans le néo ; le reste, le féminisme, est reconnu comme tolérable, accepté. C’est une manière de dire « les anciennes féministes avaient raison de faire ce qu’elles ont fait, les nouvelles délirent ». Quelle défaite pour ce camp ! Cela rend évidemment nécessaire de décrypter les discours de tous ces gens qui font semblant de se revendiquer du féminisme, mais tout de même, quel recul ! Nous n’avons pas travaillé pour rien ! Et les féministes des nouvelles générations non plus ne travaillent pas pour rien : le patriarcat prend eau de toutes parts, jusque dans les pays qui avaient réinstauré la charia pour contenir la liberté des femmes. Elles en viendront à bout !
[1]: « Cet ouvrage, paru anonymement quoiqu’avec la précision « publié par Louis-Marie Prudhomme » dès sa première édition, a été attribué à une femme. Ce qui est un comble, même si cela s’explique dans le contexte de la guerre que les masculinistes mènent aux femmes, et qui a des effets dévastateurs puisque des chercheuses sont tombées dans le panneau. Voir mon article « Retour sur une attribution problématique : Louise de Kéralio et Les Crimes des reines de France », in Huguette Krief, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Michèle Crogiez Labarthe et Edith Flamarion (dir.), Femmes des Lumières, recherches en arborescences. Paris, Garnier, 2018, p. 111-135 — pdf
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