Prostitution : Entendre la voix des survivantes

Interview de Melinda Tankard Reist

Par Francine Sporenda

 

RF_Drapeau_FrancaisTraduction

 

RF_SPORENDA_ITW_Melinda_TankardMelinda Tankard Reist est une autrice, conférencière, commentatrice, blogueuse et avocate des droits des femmes qui vit à Canberra (Australie).  Elle est co-fondatrice de « Collective Shout : For a world free of sexploitation » ; elle a écrit « Getting Real : Challenging the Sexualisation of Girls » (2009) et « Big Porn Inc. : Exposing the Harms of the Global Pornography Industry » (2001, avec Abigail Bray). Elle est l’une des éditrices, avec Caroline Norma, du livre « Prostitution Narratives » qui vient de sortir aux éditions Spinifex.

 

FS : Pourquoi avez-vous décidé de publier ces témoignages de survivantes de la prostitution ?

MTR : Nous avons pensé que le moment était venu d’entende les voix des femmes qui avaient été dans l’industrie du sexe et n’en donnaient pas une image favorable—en fait, ça aurait dû être fait il y a longtemps.

Livre "Prostitution Narratives : Stories of Survival in the Sex Trade" Edité par Melinda Tankard Reist et Caroline Norma
Livre « Prostitution Narratives : Stories of Survival in the Sex Trade »
Edité par Melinda Tankard Reist et Caroline Norma

Nous voulions créer un espace où les survivantes pourraient partager leurs témoignages, tout en révélant la réalité de l’exploitation commerciale du sexe et en rendant visible les souffrances qu’elle leur avait causé.

Dans toute discussion sur l’industrie de la prostitution, c’est essentiellement ceux qui ont intérêt à ce que le système se perpétue que l’on entend. Cette industrie dont les profits se chiffrent en milliards de dollars cherche à convaincre tout le monde que la prostitution est juste un service comme un autre qui permet aux femmes de gagner beaucoup d’argent, de voyager et de jouir d’un train de vie luxueux. Dans cette activité, les femmes sont présentées comme « escorts, hôtesses, strip-teaseuses, danseuses, travailleuses du sexe ». La prostitution est désignée par des euphémismes tels que « rendez-vous rémunéré » et les femmes deviennent des « assistantes sexuelles » et des « entrepreneuses érotiques ». Il n’y a quasiment aucune mention des dommages, des violations, de la souffrance et des ravages causés par la prostitution sur le corps et sur l’esprit, ni des morts, des suicides et des meurtres qui sont fréquents. La réalité des dommages causés par la prostitution doit être niée parce que, si elle était connue, elle interfèrerait avec le business de l’exploitation sexuelle. C’est pourquoi nous avons voulu corriger ce déséquilibre et offrir une plate-forme à d’autres voix pour qu’elles puissent être entendues.

 

 

FS : Si l’on prend en considération l’impact négatif que le fait de pouvoir acheter des femmes comme des marchandises a sur la façon dont les hommes voient les femmes, pensez-vous que l’on puisse être féministe et pro-prostitution ?

MTR : Non. Etre féministe signifie faire progresser le statut des femmes et s’attacher à réduire leur situation d’inégalité dans le monde. La prostitution n’est pas pro-femmes, elle est incompatible avec la dignité et l’humanité des femmes, c’est une industrie construite sur leur dos. Le fait qu’il y ait des millions de femmes exploitées dans cette industrie globalisée n’est pas exactement un indicateur de succès féministe ou de progrès, cela met en évidence que nous avons abandonné ces femmes. Les vingt survivantes qui s’expriment de façon très personnelle dans « Prostitution Narratives » décrivent l’absence de choix qui les a amenées dans cette industrie, leurs vulnérabilités, y compris celles résultant d’agressions sexuelles passées et présentes, la pauvreté et le fait d’être économiquement défavorisées, la marginalisation. Elles ont été victimes de prédateurs de l’industrie du sexe qui ont utilisé avec elles des tactiques prédatrices de recrutement. Le « choix » n’était le plus souvent que l’acceptation de la seule option disponible.

Comme Annabelle écrit dans le livre :

« Dire qu’une femme entre dans l’industrie du sexe par choix est un mensonge. Pour faire un choix, vous devez avoir les faits sur ce que vous choisissez. Je crois que toutes les femmes prostituées sont maintenues en captivité, pas juste physiquement comme dans le cas des femmes trafiquées, mais par les mensonges de l’industrie du sexe. L’industrie sait que, une fois que vous êtes tombée dans le piège, c’est dur d’en sortir. Je ne crois pas que n’importe quelle femme choisirait de s’infliger émotionnellement, physiquement et spirituellement le niveau de trauma que m’a infligé cette industrie ».

Jade a été prostituée en Nouvelle-Zélande. Elle décrit qu’elle voulait s’en sortir mais n’avait aucune aide :

« Après cinq ans, je voulais quitter l’industrie du sexe. Deux fois, j’ai essayé de suivre une formation. Je voulais travailler avec les jeunes, être travailleuse sociale.  Mais il m’était impossible d’étudier tout en me prostituant et en me droguant. Aucune des associations censées défendre les « travailleuses du sexe » ne m’a proposé une aide pour m’en sortir. Ils fournissaient des avocats, des services de santé, du lubrifiant, des préservatifs et des digues dentaires, mais rien pour en sortir ».

Comme une autre survivante le souligne :

« Sans des programmes d’aide pour en sortir, sans une aide psychologique à long terme, sans un endroit sûr où vivre, sans un travail ou une formation en vue d’un travail, sans donner aux femmes prostituées le moyen de garder leurs enfants—nous les forçons à rester dans l’industrie du sexe »

Toute personne qui lit les récits des violences extrêmes subies par ces femmes qui ont témoigné ne pourra plus jamais associer féminisme et industrie du sexe. Ce n’est pas être pro-femme que de soutenir l’industrie du sexe, qui dispose d’un énorme pouvoir et de masses d’argent, alors qu’il n’y a presque aucune aide financière publique (en tout cas ici en Australie) pour soutenir les femmes qui veulent quitter l’industrie. Une femme qui a travaillé pour la plus grande organisation d’aide aux « travailleuses du sexe » en Australie devait répondre aux nombreuses femmes qui l’appelaient pour demander qu’on les aide à en sortir que ce n’était pas le rôle de l’organisation—elle pouvait aider les femmes à y rester, mais pas à en sortir.

Le but d’une société sans prostitution tel qu’il a été exprimé par votre Assemblée nationale française, c’est le démantèlement du système prostitutionnel—et c’est la seule position féministe authentique.

 

 

FS : Tanja Rahm, une des survivantes qui témoigne dans le livre, dit que « si ça avait été un crime d’acheter des femmes pour son plaisir, j’aurais su que ce que faisaient ces hommes était mal. » Pourquoi est-ce si important pour les jeunes filles que des lois criminalisant l’achat de sexe soient passées ?

MTR : Tanja le dit très bien, nous devons l’écouter attentivement. Une société qui applique des lois inspirées par le modèle nordique (qui criminalise l’achat de sexe, et non la personne prostituée) envoie un message fort :  que cette activité n’est pas un travail légitime, que les hommes qui pensent qu’ils ont le droit d’acheter des femmes et des filles ne seront pas validés par la société. Une des grandes forces du modèle nordique, c’est qu’il ne dit pas seulement « c’est mal », il comporte des provisions financières et des compensations concrètes pour permettre aux femmes de se refaire une nouvelle vie une fois sorties de l’industrie. Le message que cela fait passer vers les femmes et les filles, c’est que ce n’est pas acceptable d’être ainsi exploitées, vous valez mieux que ça, et nous vous donnerons ce dont vous avez besoin pour accéder à une nouvelle vie.

Les femmes qui sont dans l’industrie du sexe ont aussi plus de pouvoir quand les clients risquent une pénalisation. Lorsque les femmes prostituées sont protégées de toute sanction légale, mais pas leurs clients ou leurs proxénètes, elles sont dans une position plus favorable pour demander l’aide de la police, et pour requérir une aide publique si elles le désirent. Tant que la prostitution sera vue comme un travail ordinaire, ces services d’aide publique ne peuvent pas être créés parce qu’ils ne paraissent pas nécessaires.

La loi récemment passée en France prévoit aussi des programmes pour éduquer les jeunes et leur faire prendre conscience que la prostitution est une marchandisation du corps constituant une forme de violence envers les femmes ». En association avec d’autres mesures, cela permettra d’envoyer un message encore plus fort aux victimes de la prostitution, à celles qui risquent d’y entrer, aux clients et à l’ensemble de la société : la prostitution est une violation des droits humains insupportable.

 

 

FS : Jacqueline Lynne dit que lorsqu’elle travaillait pour un centre d’accueil pour les femmes prostituées au Canada, la plupart des femmes qui passaient dans ce centre étaient d’origine autochtone. En Europe, la plupart des femmes prostituées viennent du Nigeria, d’autres pays africains, de la Chine etc. Y-a-t’il un lien fondamental entre racisme et prostitution, et comment le racisme est-il une dimension essentielle de la pornographie ?

MTR : Ici en Australie, la co-éditrice du livre, Caroline Norma, a écrit des pages très fortes sur « l’asiatisation » de la prostitution et sur l’expansion des bordels n’employant que des femmes asiatiques. http://melindatankardreist.com/2015/09/their-passports-are-taken-they-are-told-they-are-here-to-undertake-sexual-services-and-they-will-not-be-paid-how-long-can-the-sex-industry-deny-trafficking/.

RF_SPORENDA_ITW_Melinda_Tankard_3Nos journaux sont pleins d’annonces érotisant les femmes asiatiques, décrites comme jeunes, petites, fraîches, dociles, désireuses d’offrir à un homme tout ce qu’il désire. Elles savent se tenir à leur place–pas comme les femmes occidentales, c’est ce qui est impliqué. L’érotisation des femmes asiatiques combinée avec le recyclage des stéréotypes sur leur désir de faire plaisir et leur corps de nymphettes met en évidence la façon dont l’industrie du sexe utilise la « race » pour en tirer profit. Et bien sûr, les stéréotypes racistes sont aussi très présents dans le marketing des femmes d’autres origines ethniques. La « racialisation » des corps est particulièrement apparente dans la pornographie, où on voit un mépris pour les personnes de couleur. Les femmes noires sont d’insatiables « putes de ghettos », qui méritent ce qui leur arrive parce qu’elles parlent trop. Elles sont populaires dans le porno gonzo (NDLT porno extrême), c’est sur elles que sont pratiqués les actes sexuels les plus hardcore. Les latinos sont des traînées, etc. Alors que les opinions racistes explicites ne sont plus tolérées dans la société, elles sont toujours en vigueur et courantes dans l’industrie du sexe.

 

 

FS : « Tout homme qui va dans un bordel n’a aucun respect pour les femmes » affirme aussi Jacqueline Lynne dans « Prostitution Narratives ». Est-ce que vous êtes d’accord avec cette affirmation, et pourquoi ?

MTR : De nouveau, c’est important d’écouter les femmes qui sont sur le terrain et qui connaissent à fond le comportement des hommes.  Si je suis d’accord avec ce que dit Jacqueline Lynne, c’est parce que je crois que ce que les contributrices du livre ont écrit témoigne de leur expérience vécue.

 

 

FS : Caitlin Roper observe que nous assistons à un accroissement du « male entitlement » due au néo-libéralisme et à l’influence de l’industrie du sexe ? C’est aussi votre avis ?

MTR : Bien sûr. Le néo-libéralisme a tiré profit de la prolifération et de la globalisation de la prostitution et de la pornographie parce que les gouvernements soutiennent généralement ce qui est profitable—et dont ils tirent des revenus par les impôts et par d’autres taxes—et ils ont donc adopté une attitude de « laisser faire » vis-à-vis de l’industrie du sexe, contribuant ainsi la domination de l’idéologie du marché.

RF_SPORENDA_ITW_Melinda_Tankard_4Les garçons sont élevés dans l’idée que les femmes existent pour leur usage et leur plaisir. Ils apprennent de bonne heure, par la culture pop, par les médias, par la musique, par les jeux vidéo violents et hypersexualisés, qu’ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. L’industrie du sexe a envahi la culture dominante, et les garçons imbibent ce message depuis le jour de leur naissance. La violence envers les femmes la plus hardcore est érotisée et accessible en un clic, et des garçons de 9/10 ans sont exposés au message que la violence est sexy.

Dans un article qui est devenu le texte le plus lu sur le site de la chaîne de télévision ABC, « Religion et éthique », j’ai exposé les comportements et les attitudes sexuelles que les filles devaient subir de la part des garçons http://www.abc.net.au/religion/articles/2016/03/07/4420147.htm. L’industrie du sexe—et ses manifestations multiples dans la culture -met en danger toutes les femmes et toutes les filles, partout.

Traduction  Version anglaise :

« Anyone reading the accounts of brutal violence suffered by our contributors should hesitate to ever associate true feminism with the sex industry again »

http://melindatankardreist.com/2016/07/anyone-reading-the-accounts-of-brutal-violence-suffered-by-our-contributors-should-hesitate-to-ever-associate-true-feminism-with-the-sex-industry-again-mtr-interviewed-by-francine-s/

 

 

 

Accueil : https://revolutionfeministe.wordpress.com