INTERVIEW DE BETTINA ZOURLI

Par Francine Sporenda

Bettina Zourli a 29 ans, elle se définit comme une femme blanche cisgenre et féministe. Elle se consacre à la déconstruction au quotidien de nombre d’injonctions sociales sur les réseaux sociaux et notamment sur son compte Instagram @jeneveuxpasdenfant. Elle a publié un premier essai en mai 2019 aux éditions Spinelle, intitulé « Childfree, je ne veux pas d’enfant », dans le but de banaliser le désir de ne pas être parent. 

FS : Les femmes qui déclarent publiquement leur décision de ne pas avoir d’enfants se voient confrontées à des réactions paternalistes: « tu changeras d’avis », « tu n’as pas rencontré la bonne personne », « les femmes sont faites pour être mères », que vous trouvez violentes. Ce sont habituellement des mères qui réagissent le plus agressivement et négativement aux childfree. Pourquoi ?

BZ : On commence à comprendre, enfin, que nous avons le choix. Celui d’être mère ou de ne pas l’être. Et plus on l’affirme, plus on se rend compte que beaucoup de personnes, surtout beaucoup de femmes, n’ont pas réellement eu ce choix. Cela est flagrant dans le livre « Le regret d’être mère » d’Orna Donath, où des dizaines de femmes expliquent tout simplement qu’elles ne savaient pas que c’était possible de refuser la maternité.

Je ne dis pas que toutes les mères le regrettent, fort heureusement, mais je pense qu’il y a parfois de la jalousie. Il y a aussi, selon moi beaucoup d’incompréhension, car l’amour parental est une chose si forte lorsque la parentalité est vécue positivement que beaucoup de personnes n’entendent pas le fait qu’on puisse se priver d’autant d’amour. Mais je suis une personne comblée, je ne me prive de rien !

FS : Les femmes childfree sont aussi typiquement taxées d’égoïsme. Vous considérez que la décision d’avoir un enfant, surtout dans le contexte actuel de crise écologique, peut aussi être égoïste. Pourquoi ?

BZ : Je pense qu’avoir un enfant n’est généralement pas le fruit d’une réflexion raisonnée, c’est le résultat d’une envie viscérale, personnelle. C’est un choix égoïste dans le sens où la personne qui vient au monde n’a rien demandé; on influe donc sur la vie d’autrui. Dans le cas inverse, le fait de refuser la parentalité est un choix personnel qui ne regarde personne d’autre que nous-mêmes, étant donné qu’il n’implique personne d’autre. On a décidé d’écouter pleinement notre envie de ne pas être parent. Forcément, on a plus de temps pour soi et parfois moins de contraintes, mais cela ne fait pas de nous des personnes égoïstes pour autant, il me semble. Dans les deux cas, je suis pour respecter les choix d’autrui sans jugement.

FS : Vous dites que beaucoup de personnes qui décident d’avoir des enfants ne réfléchissent pas à leurs motivations pour en avoir, et que souvent, le désir de se conformer aux normes sociales joue un rôle majeur dans cette décision. D’où le regret tardif de certaines mères qui se rendent compte que la maternité ne correspond pas du tout à ce que la société leur a vendu. Vos commentaires sur les mères qui regrettent?

BZ : Je n’avais pas anticipé la question en parlant du livre d’Orna Donath plus haut. Concernant le regret d’être mère, je pense que cela n’a rien d’étonnant dans une société qui nous explique depuis des siècles que la maternité est le Saint-Graal, la condition sine qua non pour être une VRAIE femme ou pour mener une vie heureuse et épanouie. Cela n’a rien de plus faux : certain.es ont envie d’enfant, d’autres non, et c’est très bien ainsi.

FS : La maternité représente aussi un gros risque financier pour les femmes : refusées aux entretiens d’embauche, peu de promotion, salaire de 10% inférieur à celui des childfree, risque d’abandon sans soutien financier du père. Rien de tel pour les pères. Comment expliquez-vous que la majorité des femmes acceptent de prendre de tels risques ?

BZ : Parce que cela a toujours été ainsi. La société normée nous a assigné des rôles prédéfinis en fonction de notre sexe attribués à la naissance, et comme tout le monde a toujours fait comme ça, il est difficile de s’en défaire. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je ne serai pas mère : étant une féministe activiste, je ne tolère pas ces inégalités dont la cause est que nous avons eu le malheur de naître avec un utérus.

FS : Vous dites qu’être mère, c’est offrir les 20 prochaines années de sa vie à un autre être que soi.  Vous mentionnez qu’il a été évalué qu’être mère représente 98 h de travail hebdomadaire non rémunéré. Dans le cas des mères solos, l’abandon des mères par la société est particulièrement choquant. Comment expliquez-vous cette contradiction entre la promotion et la glamourisation de la maternité par le discours dominant, et la réalité de l’abandon social des mères ?

BZ : Selon moi, le patriarcat a un grand rôle à jouer là-dedans. Jusqu’au 18ème siècle, comme l’explique notamment Elisabeth Badinter dans « L’Amour en plus », l’enfant n’avait pas autant d’importance dans la famille, il naissait déjà adulte, on ne prenait pas vraiment soin de lui. Il a fallu créer un statut valorisant, celui de femme au foyer, pour que les mères commencent à allaiter massivement leurs enfants et gardent la maison.

Dans le même temps, on a toujours dénigré ce qui était féminin, et là, je pense que c’est la religion qui a là son rôle à jouer. Les figures féminines, à commencer par Lilith ou Eve, sont souvent liées au mal et au diable. La masculinité s’est au fur et à mesure construite en dénigrant le féminin : un homme ne peut pas pleurer, “c’est un truc de gonzesse”, il ne peut pas exprimer ses sentiments sous peine d’être insulté de “tarlouze”. Il est grand temps de se rendre compte que la masculinité toxique est partout et qu’elle est une conséquence du patriarcat, au même titre que le sexisme, la misogynie et les inégalités.

FS : La maternité soumet le corps des femmes à rude épreuve : risque de mort, douleur de l’accouchement, césarienne, episiotomie, maladies chroniques, corps épaissi et abimé. Beaucoup d’hommes ne supportent pas que leur compagne n’ait plus un corps de jeune fille, et « vont voir ailleurs ». En ce qui concerne les violences « conjugales », il a été noté par des chercheurs que c’est souvent lorsque leur compagne est enceinte que les hommes commencent à la frapper. Vos commentaires sur cette vulnérabilisation des femmes par la maternité ?

BZ : Dès lors que la femme est enceinte, son corps devient une propriété publique. Ah, mais non, attendez, c’est déjà le cas bien avant. Généralement, dès l’adolescence, nos corps de femmes ne nous appartiennent pas, à cause du harcèlement de rue, à cause des magazines qui nous bourrent le crâne de modèles inatteignables.

D’une part, concernant votre commentaire sur le fait que les hommes trompent plus souvent après un ou plusieurs enfants, il vient très probablement du fait qu’on ne montre absolument jamais de VRAIS corps de femmes, que ce soit avant, mais surtout après la grossesse : tout comme on montre aux hommes que les règles sont bleues, on leur montre des femmes qui redeviennent pimpantes le lendemain de l’accouchement. On ne leur explique jamais que la sexualité pourra évoluer (surtout par accouchement par voie basse, et encore pire s’il y a eu une épisiotomie), que le rythme conjugal va évoluer. La femme devient mère, également aux yeux du conjoint, d’où le fait que les écarts se creusent en ce qui concerne les tâches ménagères avec l’arrivée du premier enfant.

Concernant les violences conjugales, je n’avais aucune idée qu’il y a une corrélation entre la grossesse et son augmentation, je vais donc me renseigner car je n’ai pas encore d’avis là-dessus.

FS : Des femmes disent à des childfree : « tu ne sers à rien, ta vie n’a aucun sens si tu n’as pas d’enfant ». Et même « tu devrais te suicider car ta vie ne sert à rien ». Ces femmes semblent avoir internalisé qu’une femme ne vaut rien si elle n’est pas au service des autres (enfants en particulier) et que la seule façon de donner un sens à sa vie pour une femme, c’est de vivre pour les autres. Voyez-vous de la misogynie internalisée dans cette attitude ?

BZ : Pas forcément de la misogynie intériorisée, mais encore une fois, plutôt le fait que la famille, c’est sacré, et que ça l’a toujours été. On n’a jamais remis en question le choix de faire ou non des enfants, même dans les années 60-70 avec l’accès à l’IVG et la contraception : on a le droit de choisir QUAND, mais pas de choisir SI.

Bien que le fait d’être childfree ne soit en rien nouveau, c’est le fait de revendiquer le droit de disposer de son corps, le droit de ne pas dépendre d’un foyer, d’un mari, d’un enfant, ou que sais-je, qui est encore plus fort qu’avant et plus revendiqué. On pourrait comparer la période à celles des sorcières, et ce n’est pas pour rien que le slogan “Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler” ressort en ce moment !

FS : Votre opinion n’est pas bien sûr d’interdire le droit à la maternité, mais qu’il devrait y avoir davantage d’éducation des femmes sur ce sujet, pour que les responsabilités et les conséquences négatives de cette décision soient mieux comprise avant qu’elle soit prise. Vos commentaires ?

BZ : Effectivement, je ne suis pas contre la parentalité et la maternité, je suis pour la responsabilisation de celle-ci. L’acte de faire un enfant – quand on n’a aucune problématique médicale ou de fertilité – est certainement l’acte le plus simple et satisfaisant entre êtres humains. Mais j’ai l’impression qu’on n’appuie pas assez sur ce que cela engendre réellement. Sur le fait que c’est une responsabilité à vie; qu’un enfant ne nous appartient pas mais qu’on doit le soutenir, lui donner les clés en toute bienveillance et lui ouvrir l’esprit. Je pense aussi que les années d’omerta sur la réalité de l’accouchement, du post-partum, n’ont pas aidé, et que les mouvements de libération de la parole à ce sujet sont les bienvenus, et qu’ils permettent peu à peu d’offrir aux femmes et aux hommes une vraie phase de réflexion sur leur envie d’enfant.