INTERVIEW DE CHRISTINE CERRADA

Par Francine Sporenda

 

 

Christine Cerrada est avocate au barreau de Paris. Elle est l’avocat référent de l’association L’Enfance au cœur et est l’autrice de « Placements abusifs d’enfants, une justice sous influence » (Michalon, 2023).

FS : Vous écrivez dans votre livre que la protection de l’enfance est dysfonctionnelle à tous les niveaux : service sociaux, services contrôlant ces services, justice, experts. On a une structure qui produit 40% des SDF, qui coûte 8 milliards d’Euros par an à l’Etat, milliards dont vivent grassement des associations privées. Vous dites pourtant que 50% des placements d’enfants pourraient être évités. C’est un scandale majeur qui évoque celui, récemment soulevé, des EHPADs. Pourquoi cette comparaison avec les EHPADs est-elle justifiée ?

CC : Cette comparaison est justifiée car la confiance que font les « utilisateurs » de ces deux services (l’un, celui de la protection de l’enfance est socio-judiciaire, l’autre est un service social) est mal placée. En effet le citoyen part du principe que la société va forcément prendre soin des plus vulnérables et il se trompe, en minimisant ou en oubliant les intérêts financiers qui existent dans toute prise en charge. Ces deux collectivités, les EPHAD et les Foyers ont un autre point commun, celui d’être peu inspectés ! On dit que les Foyers sont inspectés … tous les 25 ans ! Le code de procédure civile indique que le juge des enfants peut se rendre dans un Foyer pour voir comment le mineur est pris en charge, je prends tous les paris qu’aucun juge ne l’a fait ne serait-ce qu’une seule fois dans sa vie. Enfin, ajoutons que si dans les EHPADs on vote peu, les enfants ne votent pas du tout, leurs voix ne pèsent pas lourd et les portes des structures où ils vivent sont bien fermées. Il faut ajouter que la comparaison s’arrête là puisque les personnes âgées ne sont pas en EHPAD par décision judiciaire, à l’inverse des enfants. Mais pour ces derniers, c’est une circonstance aggravante puisque les gens pensent que les juges ne se trompent jamais et que si les enfants sont en Foyer c’est forcément justifié ! C’est ce continent inconnu du grand public, celui des placements abusifs sur décision judiciaire, que j’ai dénoncé dans mon ouvrage.

FS : Pouvez-vous nous parler du SAP (syndrome d’aliénation parentale), de Gardner, et du rôle qu’il continue à jouer, quoique reconnu comme sans aucune validité scientifique, dans les expertises aboutissant à des placements d’enfants parfaitement injustifiés ?

CC : Le SAP est une construction sexiste et stupide mise au point par Gardner, un psychiatre fou et tordu, qui finira par se suicider après avoir commis des actes graves : il a théorisé que les enfants qui ne veulent plus voir leur père sont forcément les marionnettes de leur mère qui les instrumentalise par vengeance. C’est stupide car sans nuance et sans caractère scientifique, ce qui vient enfin d’être dénoncé, et la référence au SAP est enfin en légère perte de vitesse. Pourquoi est-ce sexiste ? Car dire qu’une femme séparée n’a d’autre objectif que de se venger de l’homme qu’elle a quitté en utilisant les enfants est vraiment une caricature très rarement exacte – alors que Gardner le présente comme une explication à tout, globale et générale. Mon ouvrage fait le point sur le SAP, son histoire et l’imposture qu’il constitue. Malheureusement, alors qu’en 2018 la ministre Laurence Rossignol a conseillé que le SAP ne soit plus une référence judiciaire sérieuse, les juges et les services sociaux n’ont fait que changer de nom pour la même notion, en l’appelant l’emprise maternelle. On est donc de retour à la case départ, et le sexisme continue. Le progrès est donc mince, cependant tout progrès est bon à prendre et le fait de ne plus voir le SAP écrit comme un critère constant de placement d’enfants, est un petit mieux.

FS : Ce qui semble jouer le plus grand rôle dans ces dysfonctionnements est sans doute ce que vous dénoncez ainsi dans votre livre : « la prévalence des acteurs privés » qui introduit dans la protection de l’enfance « une logique financière incompatible avec la recherche de l’intérêt de l’enfant ». Pouvez-vous nous parler du conflit d’intérêt majeur qui donne à ces acteurs privés la responsabilité d’établir des diagnostics et de faire des recommandations sur la situation d’enfants qu’ils sont ensuite payés pour prendre en charge ?

CC : La manne de plus de huit milliards d’Euros annuels consacrés à la protection de l’enfance est à la charge principale des Conseils départementaux. On pourrait donc me dire « mais si ça coûte, comment ça peut rapporter ? » La clé, c’est que cela ne rapporte pas à ceux auxquels cela coûte, tout simplement ! L’argent du Conseil départemental est utilisé par des associations privées de très grande taille, qui le gèrent en exerçant les mesures d’investigation et de placement des enfants (ainsi que d’AEMO) et l’intérêt de ces structures est de fonctionner et d’avoir les dotations. Donc … En outre dans certains départements, il y a des conflits d’intérêt, les structures qui préconisent au juge des mesures sont celles qui vont les exercer ! C’est ahurissant. Pour moi, la démocratie ne règne pas en protection de l’enfance, les parents ont affaire à plus fort qu’eux et le système est opaque.

FS : Vous racontez dans votre livre des histoires effrayantes dans lesquelles des mères, à partir d’un incident anodin, d’une simple accusation d’être « fusionnelles », de trop aimer leurs enfants, se retrouvent désenfantées, leurs enfants placés sans aucune raison valable pendant des années,  gravement traumatisés, pris.es dans la machine à broyer de la justice et de l’ASE. Pouvez-vous vous parler de ce qui peut déclencher cette machine à broyer ?

CC : J’ai tenu dans mon livre à « raconter » dix dossiers, pour les faire vivre aux lecteurs et précisément voir comment s’allume le feu socio-judiciaire ; les exemples sont parlant, puisqu’il s’allume pour très peu de choses bien souvent. On m’a dit que l’identification aux mamans était telle que des lecteurs tournaient les pages pour savoir comment cela allait finir et n’en revenaient pas du déroulement absurde qu’ils lisaient et encore moins du dénouement. J’ai insisté pour expliquer que cela pouvait « tomber » sur n’importe qui, et que contrairement à des préjugés tenaces, le placement abusif d’enfant n’est pas le fait de familles cas sociaux ou d’un type de familles déterminé. Il y a bien sûr malheureusement un certain acharnement sur les mamans-solos, il faut le dire et c’est facile à vérifier.

Puisque nous parlons des femmes qui paient un immense tribut à ce système dysfonctionnel, on doit mentionner un typique début de l’engrenage socio-judiciaire du placement abusif : la vengeance de l’ex-compagnon. Il va se venger dans ce que la femme a le plus cher dans sa vie, ses enfants. Les lui enlever, soit pour les prendre soit pour demander leur placement, c’est sans conteste un plan répandu et qui malheureusement marche très bien. Les services sociaux sont très sensibles à la détresse de ce pauvre papa qui se pose en victime d’une maman machiavélique qui le coupe de ses enfants, ou bien ils sont sensibles à ce que dit ce compagnon de son ex-compagne « complètement folle et dangereuse pour les enfants ». Il va écrire à un juge pour enfants, ou bien téléphoner au 119, ou bien il va faire de la séparation un conflit conjugal d’une telle ampleur que fatalement le système socio-judiciaire va se mettre en marche, à la charge de la femme, comme le plus souvent. S’il existe quelques cas de femmes qui instrumentalisent en effet leurs enfants contre leur père, elles sont une infime minorité, devant une large majorité de pères vengeurs et sans pitié. De même que l’inceste est généralement paternel ! Au-delà de ces cas de figure, un enfant peut attirer l’attention de l’école ou d’un centre de santé pour des vétilles remédiables, mais ces acteurs institutionnels vont déclencher l’artillerie socio-judiciaire, quelquefois sans le savoir vraiment, par une information préoccupante de « confort » ou un signalement … et ça commence ! Enfin l’appel anonyme au 119 entraîne une évaluation automatique, c’est dire des dérapages possibles avec les mêmes résultats que ceux que je décris, malheureusement.

FS : Vous dites que les juges suivent toujours les recommandations des rapports sociaux, « devenus tout-puissants », alors que les personnes écrivant ces rapports sont très mal formées et se lancent dans des interprétations hasardeuses des situations familiales dont elles doivent rendre compte, inspirées par des théories non-scientifiques, comme la psychanalyse, très improbables comme le syndrome de Münchausen ou carrément frauduleuses comme le SAP.  Pouvez-vous nous parler du problème des interprétations délirantes faites par des personnes des service sociaux non formées qui « fabriquent des défaillances parentales » pour ensuite préconiser ces placements abusifs ?

CC : Il y a une toute puissance des rapports sociaux, du fait qu’ils sont entérinés 9 fois sur 10. Cette toute puissance est corrélée à un abus de pouvoir, à un goût pour faire la pluie et le beau temps dans une famille. Quand on ajoute les questions de rentabilité, on a cerné le problème … Les interprétations délirantes que je dénonce sont le besoin de faire entrer les gens dans des cases (exemples : mère fusionnelle, enfant en faux self, non individualisé par rapport à sa mère) et avec un bac + 3 les assistantes sociales ne sont pas qualifiées pour ce genre de « diagnostic », pourtant elles le portent allègrement ! Quant aux psychologues qui interviennent dans les mesures, ils ne sont pas neutres puisqu’ils travaillent pour la structure, de ce fait le conflit d’intérêt est patent, il faut rendre des rapports, il faut trouver des problèmes, il faut justifier les mesures … et son job.

 FS : Les enfants autistes sont particulièrement susceptibles de faire l’objet de placements abusifs (7 fois plus que les autres enfants). Pouvez-vous nous en parler ?

CC : C’est certainement le comble du dysfonctionnement puisque l’autisme et ses comportements particuliers sont mis sur le compte des défaillances parentales, de la mauvaise éducation. Quel manque de compétences, de connaissances des intervenants socio-judiciaires ! A telle enseigne qu’Adrien Taquet a été obligé de prendre une mesurette (car il aurait pu faire tellement mieux !) à savoir que lorsque l’autisme ou d’un trouble neuro-développemental est allégué par des parents, les intervenants sociaux et les magistrats doivent désigner un médecin spécialiste choisi dans un annuaire afin de faire un diagnostic (s’il n’a pas déjà été fait, évidemment). Sinon comme je l’explique, les particularités de l’enfant souffrant d’un autisme, d’un TSA, d’un TDAH ou d’un dys seront mises au passif des parents et justifieront un placement. Le placement abusif est déjà dramatique pour un enfant qui va bien, imaginez les ravages sur un enfant ayant un de ces troubles. Ce sont des catastrophes en chaîne. L’incompétence des intervenants est souvent crasse sur ces troubles, les associations spécialisées sont témoins et saisies de drames d’enfants détruits et de familles déchirées par la souffrance d’une intervention socio-judiciaire aberrante et tragique.

FS : Vous évoquez la minimisation systématique par les services sociaux des violences conjugales subies par les mères, considérées comme de simples « conflits conjugaux ». Et vous rappelez que lorsque les mères signalent que leur enfant est victime d’inceste, elles ne sont pas crues et se le voient habituellement retiré, voire confié au parent incestueux. Bien que les juges soient souvent des femmes, il semble qu’il y ait une profonde imprégnation misogyne et maternophobe dans la justice et l’ASE. Pouvez-vous nous en parler ?

CC : Le sexisme me paraît évident puisque le système socio-judiciaire continue à penser qu’une femme séparée n’a d’autre envie que de se venger de son ex quitte à tout perdre, à savoir son enfant, ses finances, et même sa liberté. En effet une femme qui ne présente pas son enfant à l’hébergement de son ex parce que l’enfant a dénoncé l’inceste, se met hors la loi et elle peut être condamnée à de la prison, assez souvent ferme. Cette femme perd tout pour protéger son enfant, et du fait de la présomption d’innocence et du sexisme que je dénonce, voilà que le système croit qu’elle a pris tous ces risques uniquement par vengeance sentimentale ! C’est hallucinant de mépris pour la femme et pour la parole de l’enfant. Ce qui est encore plus incroyable est la féminisation pourtant majoritaire tant de la magistrature que du système social, on pourrait croire que la sororité, ou du moins un peu de finesse psychologique devrait prévaloir … eh bien pas du tout. Je pense que le lien mère/enfant, par sa force et sa spécificité, dérange. Les hommes, en particulier, conseillés par une association bien connue (et le phénomène des pères montés dans des grues et criant à leur souffrance immense), veulent atteindre la femme qui les a quittés en la faisant souffrir le plus possible – c’est à dire en lui prenant l’enfant. Ils y réussissent bien souvent. Je vois des femmes dans une souffrance extrême. Les notions de contrôle coercitif sont totalement inconnues du système socio-judiciaire, de même que la violence conjugale est appelée « conflit » ! C’est le moyen-âge de la psychologie socio-judiciaire.

FS : Vous parlez dans votre livre de « maltraitance institutionnelle », de « maltraitance d’Etat ». Non seulement les enfants sont traumatisés d’avoir été retirés de force à leur mère et qu’on leur interdise presque totalement de communiquer avec elle, mais l’ASE est elle-même maltraitante : la sécurité des enfants n’y est pas assurée (réseaux de prostitution), leur scolarité est perturbée, etc. Pouvez-vous nous parler de la façon dont la justice et l’ASE ruinent la vie et l’avenir des enfants ?

CC : Un enfant placé à tort perd toute confiance dans l’adulte et spécifiquement dans le parent qui était là pour le protéger et qui pourtant n’a rien pu faire contre le placement. Cette disqualification de l’image du parent est catastrophique et les enfants ne peuvent pas se construire normalement avec une telle image, leur sentiment de sécurité est pour toujours anéanti, des psys intelligents parlent de choc post traumatique. En outre sur les conditions matérielles qui sont de mise pendant la durée dudit placement, il y a tant à dire ! Des parents que les enfants voient si peu et de façon médiatisée c’est à dire en présence d’un tiers, sans aucune intimité, la scolarité chaotique (ils sont souvent changés d’école), sur le plan de la santé les suivis sont indigents … 40 % des SDF sont passés par l’ASE, l’ASE ne produit pas des ingénieurs etc.  Après un placement abusif l’enfant est en vrac, et sa famille aussi.

FS : Vous dites que ces instances de la protection de l’enfance agissent fréquemment en violation du droit et que ces « enlèvements » d’enfants « interrogent sur la réalité de la démocratie ». Pouvez-vous nous donner des exemples de ces violations du droit et de la démocratie?

CC : Les placements d’enfants se font dans des conditions judiciaires qui interpellent : juge unique, audiences rapides, absence de greffiers, rapports sociaux pourtant déterminants remis à la dernière minute – les parents peuvent à peine les voir avant l’audience. Les dires des parents, leurs preuves sont souvent balayées au profit des rapports sociaux, ils font figure d’accusés. C’est le pot de terre contre le pot de fer. Souvent les parents perdent leur équilibre psy tellement le placement est violent, et les intervenants sociaux pointent du doigt leur souffrance ou leur désaccord avec la mesure qui les rend parfois frontaux ou désespérés pour dire « vous voyez bien qu’on a bien fait de placer leurs enfants, ces parents (ou cette mère) sont agités, dans la contestation, anxiogènes pour l’enfant etc. ». Mes clients me disent qu’avant que cela leur arrive ils ne savaient pas que cela fonctionnait ainsi et que depuis ils ont l’impression de vivre un cauchemar. Ce mot revient tout le temps. Dépossédés de leurs enfants, ils découvrent une nouvelle dimension, une mainmise sur ce qu’ils ont de plus précieux, par un système assez opaque et très puissant, contre lequel aucune stratégie n’est garantie d’être un succès : faire le mouton obéissant ou protester ? Rien ne marche à coup sûr. L’avocat a un rôle déterminant pour faire valoir les droits, savoir comment affiner la conduite de la mesure, être la voix de ces parents qui émotionnellement ne peuvent pas se défendre seuls tellement ils se sentent écrasés. L’avocat est aussi un psy, tant de clients me disent « sans vous je ne pourrais pas tenir » et mes confrères l’entendent aussi. La Justice ne devrait pas être cette épreuve terrible imposée aux parents, les parents en assistance éducative (drôle d’expression d’ailleurs !) ont moins de droits que des délinquants dont les droits sont protégés par le code pénal.